Calmann-Lévy (p. 159-162).


XVIII

LA MÈRE COCHELET


Un matin que j’avais accompagné la vieille Mélanie dans sa mansarde, j’examinai avec plus d’attention que de coutume la couverture en toile de Jouy qu’elle étendait sur le lit et qui représentait, ne l’ai-je point dit ? le couronnement d’une rosière. La scène était imprimée en rouge et plusieurs fois répétée. Elle me semblait gracieuse, parlait à mon imagination et excitait ma curiosité. Mélanie me reprocha de m’amuser à des niaiseries.

— Qu’est-ce que tu peux trouver de beau à cette vieillerie, Pierrot ? Elle est toute reprisée. Défunte madame Sainte-Lucie, chez qui j’étais en service, avait sur son lit de mort cette couverture toute propre, qui me revint quand les messieurs de Sainte-Lucie partagèrent entre les femmes de service la garde-robe de leur mère.

Cependant, je m’écriais et j’interrogeais sans discontinuer.

— Qui est cette jolie demoiselle qu’un seigneur couronne de roses ? Pourquoi ces tambours, ces trompettes ? ces jeunes filles en cortège, ces paysans qui joignent les mains ?

— Où vois-tu tout cela, mon petit monsieur ? Ce n’est pas possible qu’il se trouve en cette place tout ce que tu dis. Il faut que je mette mes bésicles pour le voir.

Elle s’aperçut que je n’inventais rien.

— C’est ma foi vrai ! Il y a là, en peinture, des jeunes filles, des seigneurs, des villageois. Que sais-je encore ? Eh ! bien, depuis cinquante ans que cette couverture est sur mon lit, je ne m’étais pas avisée de cela. On m’aurait demandé seulement sa couleur que je n’aurais pas su la dire. Et pourtant, je l’ai reprisée bien souvent.

Comme je sortais de la chambre avec Mélanie, j’entendis un bruit de béquilles et de pas qui résonnait dans la sombre profondeur du corridor et s’approchait lentement. Je m’arrêtai et fus saisi d’épouvante en voyant peu à peu sortir de l’ombre une affreuse vieille, pliée en deux, le dos à la place de la tête et portant sur la poitrine un visage terreux, l’œil droit bouché par une loupe énorme. Je saisis le tablier de Mélanie. Quand l’apparition fut passée, ma bonne me dit que c’était la mère Cochelet. Mélanie n’en pouvait rien dire, ne causant jamais avec elle, non plus qu’avec personne, assertion que répétait souvent ma vieille amie, et qu’il ne fallait pas prendre au sens précis et littéral, mais comme un témoignage qu’elle se rendait elle-même de sa discrétion. La mère Cochelet habitait, au bout du corridor, un taudis infect. Pourtant, on ne la croyait pas dans le besoin, car elle avait trois chats à qui elle donnait chaque matin pour deux sous de mou. M. Bellaguet s’était offert plusieurs fois à la placer dans une maison de vieillards, mais elle s’y était refusée avec tant de force qu’il avait dû y renoncer.

— Elle est fière, ajouta Mélanie.

Puis baissant la voix :

— Elle est pour le roi (Mélanie prononçait roué). Et l’on dit qu’elle a, dans sa soupente, où tout est en pourriture, une magnifique courtepointe brodée de fleurs de lis.

C’est tout ce que j’appris de la mère Cochelet. Mais à quelque temps de là, comme nous nous promenions aux Tuileries, ma bonne Mélanie et moi, nous rencontrâmes la vieille femme qui, sur un banc, offrait une prise de tabac à un invalide. Elle portait un mauvais chapeau de paille noire par-dessus son bonnet tuyauté, à la mode de 1820, et s’enveloppait d’un châle jaune à palmes tout taché. Son menton appuyé sur sa béquille branlait, et la loupe qui lui bouchait l’œil tremblait.

L’invalide avait le nez et le menton en patte de homard. Ils causaient ensemble.

— Allons ailleurs, me dit Mélanie.

Et elle se leva. Mais, curieux d’entendre ce que disait la mère Cochelet, je m’approchai du banc où elle était assise.

Elle ne parlait pas, elle chantait. Elle chantait ou plutôt elle fredonnait :


Que ne suis-je la fougère ?…