Calmann-Lévy (p. 141-158).


XVII


« UN FRÈRE EST UN AMI DONNÉ PAR LA NATURE »


Ma tante Chausson habitait Angers où elle était née et s’était mariée. Devenue veuve, elle gérait avec une sévère économie son modique avoir et faisait un petit vin mousseux dont elle se montrait fière et avare. Quand elle venait à Paris, ce que l’on regardait alors comme un grand voyage, elle descendait chez mes parents. La nouvelle de son arrivée était accueillie sans joie par ma mère et par la vieille Mélanie, qui redoutait l’humeur acariâtre de la provinciale. Mon père disait d’elle :

— Il est étrange que ma sœur Renée, veuve après huit ans de mariage, réalise le type de la vieille fille dans sa funeste perfection.

Ma tante Chausson, de beaucoup l’aînée de son frère, maigre et jaune, de mise étriquée et démodée, paraissait plus vieille qu’elle n’était, et je la croyais chargée d’ans, sans l’en vénérer davantage ; j’en fais l’aveu qui me coûte peu. Le respect de la vieillesse n’est point naturel aux enfants : il leur vient de l’éducation et n’est jamais profond en eux. Je n’aimais pas ma tante Chausson ; mais, n’ayant aucune envie de l’aimer, je me sentais très à l’aise avec elle. Sa venue me causait une vive joie, parce qu’elle apportait des changements dans la maison et que tout changement m’était délicieux. On roulait mon lit dans le petit cabinet des roses, et j’exultais.

Au troisième séjour qu’elle fît dans notre maison depuis ma naissance, elle m’observa avec plus d’attention que par le passé et cet examen ne me fut pas favorable. Elle me trouvait des défauts nombreux et contraires : une turbulence importune, qu’elle reprochait à ma mère de ne pas réprimer sévèrement, une tranquillité qui n’était point de mon âge et ne lui disait rien de bon, une paresse invincible, une activité effrénée, une intelligence attardée, un esprit trop précoce. À ces qualités mauvaises et diverses, elle assignait une origine commune. Selon ma tante, tout le mal (et il était grand) venait de ce que j’étais un fils unique.

Quand ma chère maman s’inquiétait de me voir languissant et pâle :

— Il ne peut pas être gai et bien portant, lui disait ma tante, il n’a pas d’enfant avec qui jouer : il n’a pas de frère.

Si je ne savais pas ma table de multiplication, si je renversais mon encrier sur ma blouse de velours bleu, si je mangeais avec excès des pistoles et des pommes tapées, si je me refusais obstinément à réciter à madame Gaumont Les Animaux malades de la peste, si je me faisais en tombant une bosse au front, si Sultan Mahmoud me griffait, si je pleurais mon canari trouvé un matin dans sa cage immobile, les yeux clos, les pattes en l’air, s’il pleuvait, s’il ventait, c’était que je n’avais pas de frère. Un soir, à table, je m’avisai de mettre à la dérobée une pincée de poivre sur la part de tarte à la crème réservée à la vieille Mélanie qui raffolait de sucreries. Ma chère maman me prit sur le fait et me reprocha cette action qu’elle estimait de nature à ne faire honneur ni à mon esprit ni à mon cœur. Ma tante Chausson, qui renchérissait sur ce jugement et voyait dans cette espièglerie la preuve d’une dépravation profonde, m’en excusa sur ce que je n’avais ni frère ni sœur.

— Il vit seul. La solitude est mauvaise ; elle développe chez cet enfant les instincts pervers dont il porte en lui les germes, Il est insupportable. Non content de vouloir empoisonner cette vieille servante dans un gâteau, il me souffle dans le cou et me cache mes bésicles. Si j’habitais longtemps chez vous, ma chère Antoinette, il me ferait tourner en bourrique.

Comme je me sentais innocent de toute tentative d’empoisonnement et que je ne me faisais aucun scrupule de faire tourner ma tante Chausson en bourrique, ces accusations me touchèrent peu. Loin de croire la vieille dame sur parole j’étais disposé à prendre le contre-pied de ses opinions et il suffisait qu’elle souhaitât que j’eusse un frère ou une sœur pour que je ne le souhaitasse pas. Aussi bien, je me passais aisément d’un compagnon de jeux. Sans trouver les heures aussi courtes qu’elles me semblent aujourd’hui, je m’ennuyais rarement, pour la raison que, dès lors, j’avais une vie intérieure très active, que je sentais et ressentais fortement les choses et absorbais tout ce qui, dans le monde extérieur, correspondait à ma faible intelligence. Je savais d’ailleurs que les frères viennent ordinairement tout menus, ne sachant point marcher, incapables de toute conversation et n’offrant aucune espèce d’utilité. Je n’étais pas sûr, quand le mien aurait grandi, d’en être aimé, ni de l’aimer. L’exemple auguste et familier de Caïn et d’Abel ne me rassurait pas. Il est vrai que je voyais de mes fenêtres les deux potirons jumeaux, Alfred et Clément Caumont, potironner côte à côte dans une paix profonde. Mais je voyais souvent dans la cour Jean, l’apprenti couvreur, battre comme plâtre son frère Alphonse qui lui tirait la langue et lui faisait des pieds de nez. De sorte qu’il me semblait difficile de s’instruire sur l’exemple. Enfin, mon état d’enfant unique offrait à mon avis de précieux avantages : ceux, entre autres, de n’être jamais contrarié, de ne partager avec personne l’amour de mes parents et de sauvegarder ce goût, ce besoin de m’entretenir avec moi-même, que j’eus dès ma plus tendre enfance. En même temps, je souhaitais un petit frère pour l’aimer. Car mon âme était pleine d’incertitudes et de contrariétés.

Un jour, je demandai à ma chère maman de me dire en confidence si elle ne pensait pas à me donner un petit frère. Elle me répondit en riant que non, qu’elle craindrait trop qu’il fût aussi mauvais garçon que moi. Cette réponse ne me parut pas sérieuse. Ma tante Chausson retourna à Angers et je ne songeai plus à ce qui m’avait tant occupé durant son séjour parmi nous.

Mais quelques jours après son départ, quelques jours ou quelques mois (car ce qui me donne le plus de peine en ces récits, c’est la chronologie), un matin, mon parrain, M. Danquin, vint déjeuner à la maison. Le jour était radieux. Les moineaux piaillaient sur les toits. J’éprouvai subitement une irrésistible envie d’accomplir une action étonnante, et, autant que possible, merveilleuse, qui rompît la monotonie des choses. Mes moyens pour concevoir et exécuter une telle entreprise étaient très restreints. Pensant découvrir des ressources dans la cuisine, j’y pénétrai et la trouvai flambante, odorante et déserte. Au moment de servir, Mélanie, selon sa coutume constante, était allée chercher chez l’épicier ou le fruitier quelque herbe, quelque graine, quelque condiment oublié. Sur le fourneau, un civet de lièvre chantait dans la casserole. À cette vue, une inspiration soudaine s’empara de mes esprits. Pour y obéir, je retirai le civet du feu et l’allai cacher dans l’armoire aux balais. Cette opération s’effectua heureusement, à cela près que j’eus quatre doigts de la main droite, le coude gauche et les deux genoux brûlés, le visage échaudé, mon tablier, mes bas et mes souliers gâtés et que la sauce fut aux trois quarts renversée sur le carreau avec nombre de lardons et de petits oignons. Incontinent, je courus chercher l’arche de Noé que j’avais reçue pour mes étrennes et je versai tous les animaux qu’elle renfermait dans une belle casserole de cuivre que je mis sur le fourneau à la place du civet de lièvre. Cette fricassée, dans mon esprit, rappelait, avec avantage, ce que j’avais ouï dire et vu sur une image coloriée du festin de Gargantua. Car, si le géant piquait avec sa fourchette à deux dents des bœufs entiers, je faisais un plat de tous les animaux de la création depuis l’éléphant et la girafe jusqu’au papillon et à la sauterelle. Je jouissais par avance de l’émerveillement de Mélanie, quand cette simple créature, croyant trouver le lièvre, qu’elle avait apprêté, découvrirait en son lieu, le lion et la lionne, l’âne et l’ânesse, l’éléphant et sa compagne, enfin toutes les bêtes échappées du déluge, sans compter Noé et sa famille que j’avais fricassés avec elles par mégarde. Mais l’événement trompa mes prévisions. Une puanteur insupportable qui venait de la cuisine ne tarda pas à se répandre dans tout l’appartement, imprévue de moi et surprenante pour tout autre. Ma mère, suffoquée, courut à la cuisine pour en chercher la cause et trouva la vieille Mélanie qui, tout essoufflée et son panier encore au bras, tirait du feu la casserole où fumaient horriblement les restes noircis des animaux de l’arche.

— Ma « castrole » ! ma belle « castrole » ! s’écria Mélanie avec l’accent du désespoir.

Venu jouir du succès de mon invention, je me sentis accablé de honte et de regrets. Et c’est d’une voix mal assurée qu’à la demande de Mélanie, je révélai qu’on trouverait le civet dans l’armoire aux balais.

On ne me fit pas de reproches. Mon père, plus pâle que de coutume, affectait de ne pas me voir. Ma mère, les joues ardentes, m’observant à la dérobée, épiait sur mon visage le crime ou la folie. C’est mon parrain dont l’aspect était le plus déplorable. Les coins de sa bouche, si joliment encadrée d’ordinaire par des joues rondes et un menton gras, tombaient tristement. Et, derrière ses lunettes d’or, ses yeux, naguère vifs, ne brillaient plus.

Quand Mélanie servit le civet, elle avait les yeux rouges et des larmes coulaient sur ses joues. Je n’y pus tenir, et, me levant de table, je me jetai sur ma vieille amie, l’embrassai de toutes mes forces et fondis en larmes.

Elle tira de la poche de son tablier son mouchoir à carreaux, m’essuya doucement les yeux de sa main noueuse qui sentait le persil, et me dit avec des sanglots :

— Ne pleurez pas, monsieur Pierre, ne pleurez pas.

Mon parrain se tournant vers ma mère :

— Pierrot n’a pas mauvais cœur, dit-il ; mais c’est un enfant unique. Il est seul ; il ne sait que faire. Mettez-le en pension : il sera soumis à une discipline salutaire et pourra jouer avec ses petits camarades.

En entendant ces paroles, je me rappelai le conseil donné à maman par ma tante Chausson et je désirai un frère pour n’être pas mis en pension et aussi pour l’aimer et en être aimé.

Je savais qu’un frère était donné par la nature, et, sans connaître les conditions dans lesquelles ce don était fait aux familles aimées du ciel, j’étais certain que rien, pour le produire, ne peut suppléer à cette force qui fait germer les plantes et fleurir la vie sur la terre. J’avais un obscur et profond sentiment de cette puissance mystérieuse qui me nourrissait, après m’avoir mis au monde ; et je distinguais parfaitement les travaux de cette Cybèle que j’adorais sans la nommer, des ouvrages les plus merveilleux des hommes. J’aurais cru très facilement qu’un magicien est capable de fabriquer un homme qui se meut, qui parle, qui mange, mais je n’aurais jamais admis que cet homme fût de la même substance qu’un homme naturel. Bref, je renonçai à l’idée d’avoir jamais un frère selon la chair et je résolus de demander à l’adoption ce que la nature me refusait.


Sans doute, je ne savais pas que l’empereur Adrien en adoptant Antonin le Pieux, Antonin en adoptant Marc-Aurèle avaient donné quarante-deux ans de félicité à l’univers. Je ne m’en doutais pas ; mais l’adoption me semblait une pratique excellente. Je ne l’envisageais pas dans des conditions strictement juridiques, car du droit j’ignorais tout. Toutefois, je la concevais environnée de quelque solennité, ce qui n’était pas pour me déplaire, et je pensais vaguement que mes parents mettraient leurs vêtements de cérémonie pour adopter l’enfant que je leur présenterais. La difficulté était de le trouver. D’étroites limites fermaient le champ de mes recherches. Je voyais peu de monde, et dans les familles que je fréquentais, on n’eût point cédé un fils sans une raison puissante, comme celle, par exemple, qui obligea la mère de Moïse à exposer son petit enfant sur le Nil. Certes madame Caumont n’eût jamais consenti à se séparer de l’un de ses potirons. Je pensai qu’il serait moins difficile d’obtenir un petit pauvre, et j’en touchai un mot à mon ami Morin, qui se gratta l’oreille et me répondit qu’il était fort chanceux de mettre un enfant trouvé dans une famille, que d’ailleurs mes parents ne pouvaient pas adopter un enfant puisqu’ils en avaient déjà un. Cette raison, dont je méconnaissais la valeur juridique, ne me frappa point, et je continuai à chercher un frère adoptif dans mes promenades au Luxembourg, aux Tuileries et au Jardin des Plantes, avec ma bonne Mélanie. Malgré la défense de la pauvre vieille, je m’accointais avec les petits garçons que nous rencontrions. Timide et gauche, de chétive apparence, je recevais d’eux le plus souvent le mépris et l’injure. Ou, si je trouvais d’aventure un enfant aussi timide que moi, nous nous séparions muets, la tête basse et le cœur gros, sans avoir su témoigner l’un à l’autre la tendresse que nous éprouvions. J’ai acquis, en ce temps, la certitude que, sans être excellent, je vaux mieux que la plupart des autres hommes.

À quelque temps de là, un jour d’automne, me trouvant seul dans le salon, je vis sortir de la cheminée un petit Savoyard noir comme un diable ; cette apparition me divertit sans trop m’effrayer.

Les petits Savoyards qui, comme celui-là, ramonaient les cheminées, n’étaient pas rares à Paris. Dans les vieilles maisons, telles que la nôtre, les tuyaux de cheminées pratiquées en l’épaisseur des murs, étaient assez gros pour qu’un enfant pût s’y introduire. De petits Savoyards, le plus souvent, faisaient ce travail. On disait qu’ils avaient appris de leur marmottes à grimper ; mais ils s’aidaient d’une corde à nœuds. Celui-ci, tout barbouillé de suie, coiffé jusqu’aux oreilles d’un petit bonnet à la phrygienne noir comme lui, montrait, en souriant, des dents d’une blancheur éclatante et des lèvres rouges, qu’il léchait pour les nettoyer. Il portait sur son épaule des cordes et une truelle, et était tout menu dans sa veste et ses culottes courtes. Je le trouvai gentil et lui demandai son nom. Il me répondit d’une voix nasillarde et très douce qu’il se nommait Adéodat, natif de Gervex, près de Bonneville.

Je m’approchai de lui et, dans un mouvement de sympathie, je lui dis :

— Voulez-vous être mon frère ?

Il roula à travers son masque d’arlequin des prunelles étonnées, ouvrit la bouche jusqu’aux oreilles et me fit signe de la tête qu’oui.

Alors, saisi d’une sorte de délire fraternel, je l’avertis de m’attendre un moment, et courus dans la cuisine. Ayant fouillé le garde-manger, l’armoire et le buffet, je trouvai un fromage dont je m’emparai. C’était un de ces fromages de Neufchâtel, qui, en forme de ce bouchon de bois qu’on met à la bonde des tonneaux, en ont pris le nom de bondon. Il se trouvait à point, de petites taches rouges parsemaient sa peau bleuâtre et veloutée. Je l’apportai à mon frère qui n’avait pas plus bougé de place qu’une horloge et roulait des prunelles étonnées. Il ne refusa point, tira son couteau de sa poche et se mit à creuser le bondon et à porter à la pointe de la lame de gros morceaux dans sa bouche. Il mâchait avec une lenteur qui lui devait être habituelle, gravement, d’une âme recueillie et sans perdre une seconde pour souffler ou respirer. Ma mère survint. Il ne restait guère alors du bondon que la peau. Je crus devoir m’expliquer :

— Maman, c’est mon frère : je l’ai adopté.

— C’est très bien, fit ma mère en souriant. Mais il va s’étouffer. Donne-lui à boire.

Mélanie, que je trouvai à propos dans la cuisine, apporta un verre d’eau rougie à mon frère qui le but d’un trait, s’essuya la bouche sur sa manche et soupira d’aise.

Ma mère l’interrogea sur son pays, sa famille, son état, et, sans doute, il répondit convenablement, car, lorsqu’il fut parti, ma chère maman me dit :

— Il est très gentil, ton frère !

Elle décida qu’on demanderait à son patron, qui demeurait rue des Boulangers, de nous l’envoyer un dimanche.

Je dois en convenir, Adéodat, débarbouillé et dans ses beaux habits, me plut moins qu’avec son bonnet noir et son masque de suie. Il déjeuna dans la cuisine où nous allâmes le voir ma mère et moi, un peu gênés de notre curiosité. La vieille Mélanie nous faisait signe de ne pas trop l’approcher, de peur de la vermine. Il se montra bien poli, mais il refusa absolument de manger avant d’avoir remis sur sa tête son chapeau qu’on lui avait retiré. Ces façons nous parurent un peu rustiques. À y mieux regarder, elles étaient fort nobles, au contraire. Au XVIIe siècle un homme de qualité ne se serait pas mis à table tête nue. Et il était bienséant qu’il portât son chapeau sur sa tête pendant le repas, puisque la civilité l’obligeait à le tirer à tout moment, quand il recevait quelque bon office de son voisin ou qu’il faisait agréer ses services par sa voisine. Dans son nouveau Traité de la Civilité qui se pratique en France, publié en 1702, à Paris, M. de Courtin dit expressément, à l’article de la table : « Que si la personne de qualité vous porte la santé de quelqu’un ou même boit à la vôtre, il faut se tenir découvert, s’inclinant un peu sur la table jusqu’à ce qu’elle ait bu… Quand elle vous parle, il faut aussi se découvrir pour luy répondre et prendre garde de n’avoir pas la bouche pleine. Il faut observer la même civilité toutes les fois qu’elle vous parlera jusqu’à ce qu’elle vous l’ait défendu, après quoy il faut demeurer couvert, de peur de la fatiguer par trop de cérémonie. » Adéodat garda son chapeau pendant le repas comme un vieux gentilhomme de la cour de Louis XIV, mais, à vrai dire, il salua moins. Il mettait la chair sur son pain et portait les morceaux à sa bouche avec son couteau ; et il était très grave. Après déjeuner, à la demande de ma mère, il nous chanta, d’une voix presque imperceptible, une chanson de son pays :


Escouto, Jeannetto,
Veux-tu dbiaux habits ?
La ridetto.


Il répondit brièvement, avec beaucoup de sens, aux questions de ma chère maman. Nous apprîmes qu’il travaillait l’hiver à Paris, et, vers le printemps, retournait à pied dans son pays. Sa mère, trop pauvre pour acheter une vache, se louait dans les fromageries. Il travaillait avec elle ou cueillait dans la montagne, pour les confituriers de la ville, des maurels : c’est le nom qu’il donnait aux baies du myrtil. Ils vivaient de galette et n’en avaient pas leur saoul.

Je résolus de faire des économies pour acheter une vache à la mère d’Adéodat, mais ne tardai pas à oublier cette résolution. Le petit ramoneur partit pour son pays au printemps. Ma chère maman envoya des vêtements de laine et un peu d’argent à sa mère. Et, l’ayant trouvé sérieux et intelligent, elle écrivit au maître d’école du village qu’il lui apprît à lire, à écrire et à compter, qu’elle se chargeait des frais de son instruction. Adéodat lui écrivit en lettres moulées ses remerciements.

Je demandai plusieurs fois des nouvelles de mon frère, j’en demandai encore à l’entrée de l’hiver.

— Ton frère est resté dans son pays, me répondit maman, qui craignait de m’affliger en m’en disant davantage.

Mon frère Adéodat ne devait plus revenir. Il dormait dans le petit cimetière de son village. Ma mère avait reçu du maître d’école de Gervex une lettre qu’elle ne m’avait pas montrée. Cette lettre lui annonçait que le petit Adéodat était mort d’une méningite sans s’en apercevoir, étonné seulement de sentir sa tête si pesante. Quelques heures avant sa mort, il avait parlé de la bonne dame Nozière et chanté sa chanson :


Escouto, Jeannetto…