Éditions Prima (Collection gauloise ; no 57p. 34-40).

ix

Ancillaria


La grande et la petite histoire sont pleines de situations semblables à celle que se voyait révéler James-Athanase Sirup, couché sous le lit dans une chambre occupée par deux amants. Mais autre chose, c’est de considérer une telle aventure comme une simple donnée pour Histoires gauloises ; autre chose, c’est de se trouver effectivement allongé à terre et, sans agréments, entre le sommier et le parquet. Cet espace, un rien bas de plafond, et permettant juste de s’y tenir bien étiré, ne saurait passer pour aussi agréable à habiter qu’un petit hôtel rue de la Faisanderie. Aussi, le pauvre Sirup finissait-il par s’y trouver mal à l’aise. Pour comble de disgrâce, le couple heureux, locataire de cet habitat, excité sans doute par le passage de la police, s’avisa de renouveler des jeux agréables, sans doute, mais attentatoires aux justes pudeurs. Et Sirup sentait sur son dos comme un tremblement de terre qui le faisait pester contre l’impudicité de notre triste époque…

Tout de même, il advient que les plus grands divertissements finissent. D’abord parce que la vigueur indispensable, en amour surtout, finit par faire défaut…

Après avoir joué un quart d’heure encore à la main chaude, à devine ce que je tiens et au trou-madame, les amants songèrent qu’il faisait beau dehors et que Paris est une grande ville où il est plaisant de courir. Ils commencèrent donc de se vêtir. Sirup, allégé d’un double faix dont les entrechats (si j’ose dire ?) cubiles lui avaient meurtri le râble, vit, sinon totalement, du moins par fragments bien choisis, ses hôtes endosser des frusques élégantes. Deux jambes de femme, visibles jusqu’aux jarrets, et d’une grâce aussi svelte qu’aguichante, retinrent un moment son attention. Il les vit se couvrir de soie rose, s’orner de chaussures fines et miroitantes. Enfin, il put deviner que le couple s’allait rendre en quelque autre lieu. De fait, après quelques petits baisers superficiels, les gens heureux sortirent, et Sirup se trouva seul…

L’infortuné allait quitter son incommode posture, lorsque le bruit de la porte ouverte le terrifia. Il se tassa à nouveau et attendit.

Ce n’était rien plus qu’une femme de chambre venant donner à la literie un peu d’ordre et à la chambre un peu d’air.

Il y eut encore dix minutes sans gaieté pour Athanase, mais il comprit enfin que le lit était refait. Les serviettes se trouvaient changées et les sièges remis en place correcte. Cette fois, il se croyait assuré d’une prochaine solitude bien propre à préparer sa fuite et son retour dans la société.

Mais, par les sept enfers et les septante-neuf vices inscrits au codex de la luxure ! Par Belzébuth, sainte Chaterine de Sienne et tous les gazomètres parisiens, l’idée n’est-elle pas venue à la femme de chambre de regarder sous le lit ! Quelle maudite lubie l’inspira ?

Et elle voit Sirup, qui la voit en retour, un Sirup aussi ahuri que le sont les clients du bourreau de Tyburn, lorsque la trappe se dérobe sous leurs pieds et que la corde commence à leur serrer le kiki…

La femme de chambre, par chance, est une petite peureuse. Elle se trouve soudain si émue que la voix lui manque pour appeler. Elle va pourtant courir jusqu’au couloir, ameuter les gens de service. Sirup, hâtif, rampe comme un cobra sous le lit, allonge les mains et empoigne par les jambes la charmante jeune femme à demi-morte, qui lui dit d’une voix expirante : « Laissez-moi, dites, laissez-moi ! »

Enfin, tant d’émotions bouleversent la pauvre enfant et la font évanouir. Elle s’affaise sur un fauteuil, qui s’est trouvé là comme exprès. Sirup abandonne les chevilles fines et cherche à sortir de son refuge. Il veut même aller si vite qu’il se coince à demi et voit venir l’heure où il sera incapable de quitter ce lit de Nessus. Pourtant, après s’être cabossé le front, écorché un coude, éraillé le genou et cogné l’échine, il parvient à se mettre debout. La vie change aussitôt d’aspect à ses yeux. Peu de personnes ont médité à ce sujet sur les différences que doivent comporter l’esthétique et la philosophie d’un cul-de-jatte, à côté de celles d’un homme de cinq pieds six pouces. Sirup n’en croyait pas ses yeux.

Mais que devait-il maintenant faire ? Sortir en hâte avant le réveil de la femme de chambre, pouvait ne pas être une mauvaise idée. Sous réserve pourtant de n’être point rencontré, repéré, arrêté par la livrée surabondante de l’hôtel. Et pourtant, lui fallait-il risquer, restant là, de voir sa compagne du moment, reprenant bientôt le sentiment des choses, pousser des appels perçants et dévouer le malheureux Sirup au lynchage.

Il regarda l’aimable demoiselle syncopée. Elle était délicieuse. Et cet air défait, ces yeux clos, cet affaissement abandonné, n’y avait-il pas là de quoi tenter un jeune homme ardent et audacieux ? Sirup cessa d’hésiter. Il courut mouiller une serviette et revint humecter les tempes de l’évanouie. Elle éternua, leva la tête, ouvrit les yeux…

James-Athanase, devant son regard étonné, point encore méchant, comprit qu’il fallait séduire sur-le-champ ce témoin dangereux, car il ne voulait aucunement le mettre à mort… Il enserra donc le corps souple de la jeune femme dans ses bras nerveux et demanda :

— Tu m’as fait peur, ma chérie. Comment vas-tu ?

Éberluée de se voir tenue si près par l’homme découvert sous le lit, caché comme un criminel, elle murmura, encore terrifiée :

— Ça va mieux…

Et lui reprit, plein d’enthousiasme :

— Je t’aime !

En même temps, il lui prenait les lèvres. Elle réagit un peu, très peu, et s’abandonna. Alors Sirup, triomphant, explora délicatement les dessous de cette nouvelle victime que le sort lui envoyait. Lorsqu’il fut sur la chair, elle poussa un petit soupir de colombe. Et comme il mettait ensemble tout son art et toute sa science à émouvoir la gentille personne, il constata bientôt, sans équivoque possible, que son triomphe était définitif…

Deux minutes plus tard, le lit si soigneusement fait tout à l’heure se trouvait maltraité et brutalisé, et Sirup pouvait vérifier cette vérité peu connue qu’on est mieux dessus que dessous…

Il y eut ensuite un petit quart d’heure consacré à des jeux divers, fioritures et haute école. Enfin, le bon Athanase se releva vainqueur…

— Comment te nommes-tu ? demanda-t-il pour ne pas laisser tomber la conversation.

— On m’appelle Margot ! répondit-elle avec confusion.

— Eh bien, Margot, je n’ai jamais éprouvé un amour aussi grand comme celui que tu m’inspires.

Elle rit. Les femmes supportent très bien les éloges et les compliments. Mais celle-ci était curieuse. Elle voulut savoir en sus comment son amant récent se trouvait là.

Il expliqua avec désinvolture qu’étant à causer dans le hall, il avait été désigné par quelque fou comme un criminel. Le premier mouvement l’avait porté à fuir. Il était monté ici et, croyant l’appartement inoccupé, avait cru bon de s’y introduire. La venue des locataires le précipitait sous le lit, dont il sortait à l’instant. Il voulut savoir à son tour comment, désormais qu’ils se trouvaient une paire d’amis, elle pouvait faciliter sa fuite. Et, pour l’encourager à bien y réfléchir, il la caressa avec une experte habileté. Elle ne sut point résister à tant de finesse et se mit à calculer des plans absurdes en grand nombre…

Il fallait pourtant trouver quelque chose de pratique. Si la femme de chambre manquait d’imagination, le bon Sirup en avait pour deux. Voyant que son départ sous l’habit d’homme apparaissait, à y bien songer, d’une prodigieuse difficulté, il demanda :

— Si je m’habillais en femme ?

— En femme ! répéta Margot avec stupeur.

— Oui. Tu me prêteras des vêtements à toi, je pourrais peut-être sembler une servante de l’hôtel et m’en aller ainsi sans difficulté ?

— Je n’y avais pas songé, s’exclama-t-elle.

— As-tu ce qu’il faut pour m’habiller ?

— Oui !

— Alors, ça va ! Pourrais-tu me mener dans un endroit moins exposé que cette chambre ?

— Tu y es en sécurité. Les locataires ne rentrent jamais avant quatre heures du matin.

Ils examinèrent alors avec soin les détails de cette sortie art nouveau, et Sirup commença de se rassurer sur son avenir…

Pour en témoigner, il offrit diverses qualités d’hommage à la gracieuse Margot. Il se trouvait, comme d’ailleurs le veut un optimisme sagement compris, qu’elle fût voluptueuse et portée pour les agréments amoureux. L’éducation de Sirup, à ce propos, était courte, mais bien présente à son esprit. Il acquit sur cette âme faible, enfermée dans un corps vibrant, une domination presque totale. Margot ne voulait plus qu’une chose, ce qu’il voulait lui-même. Elle n’ambitionnait que de complaire à ce galant, expert à créer dans ses nerfs des frissons de délices.

Bientôt, le soir tomba. La femme de chambre avait fait dans l’hôtel diverses excursions au titre explorateur. Elle apporta à Athanase Sirup une robe, un joli tablier blanc et des chaussures à hauts talons. Il se trouvait qu’il eût le pied fin et elle un peu grand. Cela s’accordait ! Il restait le problème de la chevelure.

Quoique les femmes, aujourd’hui, aient supprimé le chignon, et réduit beaucoup leur encombrement capillaire, Sirup, qui avait les cheveux ras, pouvait mal, de ce chef, passer pour femme.

Mais Margot connaissait dans l’hôtel une grosse dondon chauve qui laissait traîner des perruques sur ses meubles. Elle découvrit donc là ce qu’il fallait et Sirup put se contempler dans une psyché, armé de pied en cap, si séduisant en vérité qu’il se sentait du goût pour lui-même.

À onze heures du soir, nanti de conseils bien serinés par Margot et renseigné exactement sur ce qu’il devait faire, il sortit. Sa maîtresse l’embrassa amoureusement et, un peu ému, il commença, en faisant, pour s’entraîner, des effets inutiles de croupe, à descendre l’escalier de service…