Éditions Prima (Collection gauloise ; no 57p. 29-34).

viii

Chasse à l’homme


— Mon cher papa, je te présente M. James-Athanase Sirup, mon nouvel amant !

Ainsi s’exprimait la belle Anglo-Saxonne, dernière conquête de notre assassin. C’était au matin même du jour où, après des péripéties sans nombre, Sirup avait su séduire cette milliardaire et la réjouir au mieux. Pour le récompenser en retour de tant d’efforts galants dont elle s’était émerveillée, la charmante miss avait voulu que le jeune criminel pût faire connaissance avec sir Rollpin of Whorish (ce qui veut dire à peu près boudin à radeuse…), son estimable père, par métier président de la Harlot Golding Society, banque honorée de Piccadilly Circus, et qui s’occupe de la fabrication en gros des redingotes d’Angleterre, en même temps qu’elle a fait le trust des pessaires. Sir Rollpin of Whorish, la face congestionnée par le whisky, dont il venait d’absorber trois gobelets, regarda Athanase Sirup avec dignité, puis demanda à sa délicieuse fille :

— Margarett, il n’a pas dû te faire bon usage, ce petit garcon-là. Je lui trouve l’air timide et déprimé.

La jeune fille se mit à rire.

— P’pa, il est très bien, au contraire, et puis, c’est si rare qu’en France on s’exprime comme il faut…

— Il parle bien ? demanda sir Rollpin avec intérét.

— Admirablement, p’pa, c’est un linguiste habile… En plus, d’ailleurs, c’est aussi un assassin.

Comme la scène se passait dans le hall du Chitterlings Hotel (ou Hôtel des Andouillettes), place Vendôme, James-Athanase Sirup regarda autour de lui avec épouvante. On le désignait ainsi comme un assassin, et en public ! Pourvu que personne n’ait entendu ?

Mais nul, dans le vaste jardin d’hiver, ne paraissait s’occuper des trois personnages conversant au milieu des orangers. La suite du rajah de Gaudemicham (Travancore) faisait seule un bruit d’enfer autour des deux Rollpin, en récitant des hymnes bouddhiques avec des moulins à prières, mus par une pédale, et tout semblables à des machines à coudre.

— Un assassin ! s’exclama l’Anglo-Saxon, il n’en a pourtant pas l’air…

Et il dévisagea l’amant de sa fille, lequel rougit.

— Combien pouvez-vous tuer d’hommes par jour ? demanda-t-il enfin.

— Heu, répondit Sirup, qui reprenait ses esprits, pas plus de trois ou quatre, mais, bien entendu, je ne fais pas les frais des obsèques.

Margarett Rollpin remarqua :

— L’assassinat doit être déjà bien grevé de frais généraux.

— Ne m’en parlez pas, s’exclama Sirup, tout a fait remis de ses émotions, c’est ruineux !…

— En Océanie, au moins, repartit doctement sir Rollpin, on peut manger sa victime, c’est avantageux lorsque la viande est tendre.

— La chose paraît défendue en Europe, soupira Athanase Sirup, ou alors il faut frauder la loi et débiter cela mensongèrement comme viande de porc.

Tout le monde comprit la tristesse de cette remarque, mais le banquier anglais, qui voulait tirer parti de l’amant choisi par sa fille, demanda alors brusquement à Sirup :

— Voulez-vous que j’utilise votre savoir-faire ?

— Ah ! non, p’pa, s’écria Margarett, tu comprends bien que je me le réserve encore !

— Tant pis, répondit le banquier. Je lui aurais fait une position.

— Demandez à mademoiselle votre fille, rétorqua modestement le jeune assassin, nous en avons fait bien plus d’une, et je n’ai pas usé de toutes mes ressources.

— Je viendrai voir cela en personne, grogna majestueusement sir Rollpin of Whorish, à quelle heure pourrais-je me présenter ?

Miss Margaret allait fixer l’heure de ses prochains ébats et, comme son tempérament avait des exigences, elle songeait même qu’on pût se rendre illico dans sa chambre pour fournir des références à son honorable pére. Elle n’eut pas le temps de parler. Un personnage glabre et cauteleux, qui guidait, à travers les serviteurs hindous du rajah de Gaudemicham, deux agents en bourgeois, désigna soudain le pauvre Athanase Sirup en criant :

— Voilà l’assassin, j’ai entendu la femme qui le disait. C’est un assassin !

Sirup se lève comme un diable saute en l’air d’une boîte à ressort. Dans le vaste hall, toutes les figures se tournaient vers l’olibrius hurleur. Il avait sans doute écouté la conversation des Rollpin et s’était empressé de courir chercher la police…

Cette fois, mon pauvre Sirup, tu es f…u, pensa le héros de cette histoire…

Mais comme, dans sa timidité, il avait du cran, il ne s’abandonna point. Il sauta par-dessus une table, des chaises, des gens, des arbustes empotés, un tas d’obstacles jalonnant sa piste et s’enfuit désespérément.

Son départ avait été trop prompt pour ne pas surprendre tout le monde, inclus les policiers. Aussi, Sirup gagna-t-il un espace étendu, et, comme on se mettait à le poursuivre, il entrait en bombe dans l’atrium de l’hôtel. Une porte lui apparut à droite, il l’embouqua, il était dans un couloir menant à un escalier de service. Il se mit aussitôt à gravir les marches quatre à quatre…

Sirup a monté six étages. Il n’entend rien derrière lui, mais on va retrouver sa piste. Où se cacher ? Il est dans un couloir luxueusement nanti de tapis ot s’étouffe le bruit de ses pas. Le silence est complet, il avance, l’oreille au guet, le cœur battant et l’œil partout…

Une porte de chambre est entre-baillée. Il regarde. On ne voit personne. En même temps, il croit entendre des bruits de pas pressés derrière lui.

Alors, il entre muettement, referme avec douceur et songe que s’il n’y a pas de locataire en cette chambre à coucher, il est sauvé pour un moment. Mais, horreur ! À travers une autre porte, lui vient un bruit de voix.

— Viens vite, dis !

C’est une femme qui parle. Sirup devine bien où cette femme invite son compagnon et à quoi faire. Il n’a pas le temps d’y songer plus. Un refuge est là, le lit…

Agile comme un acrobate, Athanase Sirup se glisse dessous…

À peine s’y trouve-t-il, qu’entrent deux fines jambes féminines, nues, sauf des babouches bleues, et deux autres jambes, mais viriles, poilues, massives, qui suivent. Le tout doit être surmonté de corps. Ces corps élisent, pour un divertissement bien choisi, le lit sous lequel Sirup songe.


Quittant ses armements vestimentaux (page 29).
Il sent parfois ses reins porter et amortir, tant, ma foi, les ressorts ont parfois des reploiements abusifs, tout un monde de plaisirs et de petits cris…

Pauvre Sirup, avoir tant fait pour prouver qu’il était un amant expert, et devenir maintenant, parce que les diverses providences qui nous régissent sont capricieuses et inattentives au bien public, un spectateur, moins même, un sous-spectateur. Pourtant, en personne, quelle supériorité !… Car il ne faut pas s’y tromper, celui qui règne et s’éjouit sur le meuble dont Athanase Sirup occupe les fondations, se montre indigne de son rôle. Il sabote son travail, et ça sera de l’amour sarraziné… À ce moment, des coups violents ébranlent la porte

Le couple en train de s’amuser, horrifié, se congèle. Mais les appels redoublent. La femme, tant l’homme est ahuri et incapable de bouger, va entre-bâiller l’huis.

Ce sont les agents, que suit une foule de marmitons, garçons de café, plongeurs, clients et autres. Ces personnages vont de chambre en chambre à la recherche de l’assassin. À la vue de cette femme nue, tout de même, ils reculent, car la foule a l’âme chaste. Les policiers glissent néanmoins un regard dans la pièce, voient un homme nu aussi, vautré, tout en émoi, sur un lit défait. Ils comprennent que Sirup ne peut pas être ici et se retirent l’âme en paix. Cependant, la femme grommelle, furieuse :

— Quelle boîte ! j’irai ailleurs. On ne peut même plus rire tranquille, maintenant. Quels idiots !