Le Pauvre Petit Causeur/Satire contre les mauvais vers de circonstance

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 48-55).

SATIRE
CONTRE LES MAUVAIS VERS DE CIRCONSTANCE[1].

… Le cœur tout à fait noble et bien pensant
À courber la tête au malheur consent
Plutôt qu’un genou devant le puissant.

(Rioja.)

Il n’est de chose, André, comme de naître poète, il n’est de coup qui n’attaque le nourrisson des neufs sœurs, il n’est de mal étranger à l’infortuné.

Croiras-tu que fuyant de la tourbe perfide des sots, sans fin, toujours j’ai cherché dans le monde un coin obscur et étroit où me cacher à leur écart ? Et présumeras-tu qu’en vain je le prétends depuis que la raison m’a donné sa lumière ? Partout où je vais, ils vont à ma suite ; ils s’emparent de moi, comme le lierre de l’arbre dont la vie soutient la sienne. Ils me naissent entre les pieds, comme croît entre les ceps la grappe ; tellement, qu’ici chaque pierre produit un sot. Rien ne me sert de courir, car leur pas croît aussi en même temps que le mien, rien non plus de me couvrir les yeux de mon manteau, quoique je le fasse assez pour ne pas voir mon chemin. Ils me voient et crient après moi sans repos.

N’est-ce pas le fat don Blas, celui qui allonge le pas là-bas avec tant de joie ? Malheur à qui tombe sous sa main infernale ! C’est lui, mon André ? Je le vois en effet qui me cherche, je connais, de longue date, sa manière d’agir. Pas moyen d’éviter sa rencontre et ses questions. Qu’il m’aide à sortir d’un si mauvais pas, et nous le planterons là, si cela nous convient. — « Don Juan ! — Don Blas ! — Je vous cherche. — Oui ? — J’ai à vous demander un sonnet. » André, qu’ai-je dit ? « Je ne vous en tiens quitte à aucun égard : avant d’être poète, vous êtes mon ami. — Qu’est-il donc arrivé, don Blas ? quel obstacle à vaincre, quel fier ennemi a dompté votre grande colère ? Avez-vous trouvé une autre Amérique pour l’Espagne ? Quels biens vaut à la patrie votre insigne valeur, ou votre courage ? — Quelle patrie ? Quelle valeur ? À quoi mène cette énumération si minutieuse de votre part ? Ma joie vient d’une plus grande cause. Un enfant m’est né. Personne ne vous l’a-t-il dit ? — Jésus ! qu’il soit en bonne santé ! Je vous jure, frère, que le cas est singulier ! A-t-on vu chose pareille ? Un fils ? Dieu vous le fasse, don Blas, très-bon chrétien. — Vous partez ? — Je suis pressé. — Écoutez ! Je reste fâché, don Juan. — Don Blas, je vous baise les mains. — » Je jure Dieu que le cas est rare ! L’as-tu entendu, André ? Ne veut-il pas, l’ennuyeux, que je chante grâces pour son petit ? Voilà ce qu’à chaque pas rencontre le pauvre poète plutôt qu’une fortune où une bourse pleine d’argent.

Un autre plus insensé nous demande des vers, parce qu’il se marie. Plaisante folie ! Une mauvaise femme le tourmentera et le maltraitera ! et il vient chercher des vers ! Qu’il cherche la patience. C’est, en effet, ce dont il a besoin, l’ignorant, pour s’engager dans une si dure pénitence.

Puis un autre qui s’avancera par ces sentiers, enveloppé dans un manteau noir, solitaire, n’ira pas chercher de consolation chez ses amis ; il viendra me demander un chant funèbre, parce qu’il aura perdu sa chaste épouse. L’infortuné fond en larmes. « Hélas ! elle qui fut si bonne, si vertueuse ! » Tartufe ! laisse un poison si nuisible enfermé sous la pierre inclémente ; allons, enterre-la vite, qu’elle ne revive plus, et que le mari se repose du tracas. Mais si pourtant il l’a aimée quand elle vivait, qu’il se taise, et pleure en silence sa détresse, une larme contenue en dit plus que le froid poème d’un indifférent.

Me faut-il faire des vers à tout le monde ? Eh quoi ! ma muse devra-t-elle être prête à toute heure, et préparée à tout comme cire ?

Mais laissons cela, car déjà retentissent sonores les cloches et les canons. Est-ce, d’aventure, fête publique ? Bien ! Que les lyres harmonieuses s’accordent, car le temps est favorable. Qu’il y ait des vers dans les prochaines manifestations. Que le poète accouple avec empressement ses rimes[2]. Déjà la splendeur de torches sans nombre qui font ressembler la nuit au jour, nous éclaire des fenêtres et des balcons. Et l’allégresse publique n’est rien, la solennité n’est pas magnifique et complète si le poète n’apporte pas son contingent au bruit. Que la galerie foudroie l’orchestre des louanges du misérable poète en papier bleu et rouge ; comme pleuvent d’habitude les images des saints à la fin du carême, en scapulaires que les enfants s’arrachent à poignées ! Ne t’excuse pas, André, ne l’essaie pas, ne vire pas de bord pour fuir l’abordage ; toutes tes raisons ne prévaudront pas ; car il y en aura de tout prêts pour te bafouer dans l’opinion, si tu ne fais pas du soir au matin une hymne pour le moins, ou une louange.

Que le mont Pyrénée surgisse avec une figure humaine ; l’Espagne aussi ; que vienne en tiers dans ce dialogue la ville de Madrid[3] couronnée, que l’Olympe éblouissant apparaisse, que Mercure, Jupiter, Minerve, prennent la parole, chose qui ne s’est jamais vue ; et toute la suite du cortège allégorique usité, plutôt que d’être tous ennuyés de cette engeance idolâtre et persistante.

Mais écoute, car déjà bourdonne dans mes oreilles le bruit de milliers de vers que les salves du canon accompagnent. Le bronze résonne sur les immenses mers, commencera le poète de circonstance, et le Manzanarès lève son front. Peut-être parmi des métaphores plus rouillées, salut ou santé, continuera-t-il, et il y remplira une ode, d’extravagances. Il invoquera Phoebus, affectant modestie et crainte, car sa harpe d’or ne fut jamais propre à rendre de si hauts sons ; sans omettre de parler du décor, du soleil de l’Espagne, luisante étoile, du peuple en l’air, de son chant sonore, et y fera régner une telle confusion de contentement, de gloire, d’espérance, d’amour, d’horizon, d’éclat, de bonheur, de prospérité, de fortune, d’arc-en-ciel pacifique, de cœurs, de discorde apaisée, et de vengeance, qu’il n’y aura personne capable d’en entendre deux phrases, à moins d’avoir exécuté d’abord, afin de chasser le diable noir, dix exorcismes et signes de croix.

Et j’irai, moi, faire un sonnet, pur fracas ? J’irai vanter en vers vides le souverain, André ? Non, je te le jure… Qu’il n’y ait pas, si l’on veut de solennité sans arlequinade ; mais je sais peu flatter : je suis sincère. La louange s’arrête dans mon gosier. Non pas, pardieu ! que je n’aime et ne vénère le roi ; je m’estime, vive Dieu ! aussi bon vassal que n’importe quel poète boursoufflé. Mais je ne trouve pas mes forces suffisantes, et pour ne pas l’étourdir de sottises, je l’aime en silence, je le respecte et je me tais. Mais si dans le nombre des jours enfin, il en arrivait un, où je dusse l’encenser, rejetant loin de moi tout vieux mot de six pieds, tout en croyant mon humble harpe indigne d’un si insigne honneur : « Bon roi, lui dirais-je, en vers clairs, ces applaudissements que tu entends, cette joie, sont de généreuses marques de gratitude, que vers le trône, Seigneur, ton peuple envoie, ton peuple qui de larmes abondantes, pleure le triste souvenir des antiques gloires, et pour le bien duquel tu ne reposes jamais. Tu as ouvert sur l’Espagne, Seigneur, un nouveau torrent de bienfaits, ton noble caractère l’a disposée à des gloires nouvelles. Et sans doute elles viendront. D’illustres faveurs, témoignent de toutes parts de ton amour ; avec les sciences, tu élèves jusqu’au ciel, le bel éclat des arts ; tu leur donnes un asile[4], et tu distribues des prix et des lauriers à leurs timides nourrissons. En consacrant un sublime sanctuaire aux Apelles[5], aux Zeuxis d’Espagne, à ses Phidias et à ses Praxitèles[6], tu vas y former pour la patrie des Banos, des Murillos dont elle pleure la perte, dignes émules du cortège romain. Tu as offert une digne école à la douce et flatteuse musique[7]. Tu élèves de ta main prodigue et bienfaisante un nouveau temple aux Muses[8]. Oh ! de combien de nations seras-tu envié, vaincues par ta grandeur éclatante entre tant de grandeurs. Tu dispenses au Térence espagnol l’honneur le plus beau, la récompense la plus splendide, que jamais n’eût pu ambitionner son étoile[9]. Juste et magnanime, tu as érigé à Thémis d’éternels monuments[10]. Tout récemment, tu as arraché l’or du sein de la patrie[11] ; que l’Amérique ne livre pas à la métropole ses trésors en tribut, triste occasion pour nous d’affronts et de regrets. À peine le colon pleure-t-il sa détresse, que des hameaux entiers naissent à ton souffle, changeant en joie la douleur et le deuil[12]. La confiance perdue et le crédit renaissent[13] ; il n’y a pas pour toi de sacrifice coûteux, à ta voix tous les dommages se réparent. Pour toujours, tu as anéanti le supplice qui souillait la noble dignité de l’homme[14]. Chaque aurore nouvelle, un nouveau bénéfice vient graver ton nom dans les cœurs. Qui leur dira ? Peut-être l’histoire de ces pages, étonnera tes fils par son récit ! Cela vaut mieux, bon roi, qu’une victoire. Plaise au ciel, Seigneur, de rendre éternelle la gloire naissante de ton règne ! »

Cela, parmi tant de poètes à la douzaine, pas un seul ne l’a jamais dit. Ainsi parlerais-je, si ma divinité n’était pas trop timide pour cela. Car ma louange est aussi claire que juste ; sans troubler les ondes du Pactole ni le cours tranquille du petit ruisseau, sans appeler à mon secours le blond Apollon, sans errer par les cieux sur les pas des muses, je me suffis à moi pour parler vrai. Car, André, se lancer dans mille phrases vides de sens, confuses, et sonnant haut pour chercher des flatteries dans les nuées, accumuler à la file les unes des autres, sans sortir de l’éternel formulaire, qui n’est pas même agréable à l’encensé, louanges mercenaires sur louanges mercenaires, c’est, plutôt que de rehausser un homme généreux, lui jeter l’encensoir au visage.

J’aime mieux, au lever, comme le vigoureux d’Aguino, me verser une fiole à chaque vers contre le sot et le vicieux ; laissant le fracas et l’ostentation de l’enthousiasme métaphorique à celui qui doit jeter ses vers dans la marmite. Je n’ai ni désir, ni ambition ; je me trouve bien de cette honnête médiocrité, dans laquelle l’homme de bien vit indépendant. Et je n’ai pas besoin pour être content de ma journée, qui se doit à mon roi, que son or se soit abaissé à me délier la langue.

Je te renie donc, André, si ta divinité tourne à tous les vents ; j’en conclus que tu seras un vil adulateur. Des vers à celui qui bégaie au berceau ? D’autres vers à celui qui vit, et à celui qui meurt !… Maudit soit qui les fait et qui les lit ! Je prie pour ma part, si j’en voyais importuner le dieu qui nous inspire par des vers qu’un sot m’aurait demandés ; je prie la divinité colère de briser les cordes de la lyre déshonorée, que mon indigne culpabilité aurait vendue à la flatterie ou au mensonge. Et je serai content si, comme juste compensation de ce que j’aurai dédaigné et foulé aux pieds la vérité, elle me condamne à ne plus la dire. Je consens à ce que, la muse qui m’inspire me regardant irritée avec un froncement de sourcils, mes vers apportent le sommeil à leur lecteur. Je veux enfin qu’un moderne Caligula me prescrive pour peine de ma faute d’effacer moi-même avec ma propre langue tous les vers d’adulation que j’aurai écrits.


  1. Voir la note page 16.
  2. Rien n’est plus juste ni plus plausible qu’une solennité félicitant et fêtant dignement le monarque, au nom de la population reconnaissante dont elle représente les suffrages ; rien plus louable qu’un poète faisant dignement vibrer sa lyre en l’honneur de son souverain ; mais rien plus impertinent non plus que le croassement tumultueux de mille oiseaux importuns assez hardis pour apporter la perturbation dans le contentement public, avec leurs cris discords. On ne doit rendre à un souverain que des hommages dignes de sa majesté. Ainsi donc notre satire a pour seul objet : Les mauvais vers de circonstance. Qui voudra y voir autre chose, ira plus loin que notre idée : l’armurier fait l’épée pour la défense des droits de la société, l’assassin la convertit en danger pour cette même société. Le mal n’en est ni à l’artisan, ni à l’épée, mais bien à l’assassin. De même la malice ne sera jamais notre fait, mais celui du malicieux. Celui qui veut tourner au mal certaines choses, serait capable d’envenimer l’air que nous respirons. Gloire, donc, au souverain ! Gloire à la corporation illustre qui sait le fêter dignement, quand l’occasion s’en présente ! Haine éternelle aux mauvais vers qui viennent ternir de si justes sentiments !
  3. Le texte dit : La villa Mantuana. Madrid porta en effet primitivement le nom de Mantua.
  4. Conservatoire des Arts.
  5. Musée de peinture.
  6. Musée de sculpture.
  7. Conservatoire de Musique.
  8. Théâtre de la place d’Orient.
  9. L’excellente édition des œuvres du seigneur Moratín, publiée au frais de Sa Majesté.
  10. Le Code de commerce déjà achevé, et le Code criminel ordonné par Sa Majesté.
  11. La direction des mines, et la protection accordée à cette branche.
  12. La réédification presque entière de différentes bourgades ruinées par des tremblements de terre, exécutée durant le règne de Sa Majesté.
  13. Le crédit rétabli à l’intérieur et à l’extérieur.
  14. L’abrogation de la peine de la pendaison. Nous laissons beaucoup à dire sur cette matière, mais d’un côté ce genre de poésie ne comporte pas de plus grands développements, de l’autre, nous ne sommes pas historiens. Ce court exposé suffit pour qu’on ne puisse en aucun cas nous attribuer une mauvaise intention que nous n’avons pas, et pour qu’on voie à quel point nous portons la rigueur de la vérité.