Le Pacha, comédie en deux actes (p. 37-65).

Le Pacha

Comédie en deux actes, de RENÉ BENJAMIN, représentée à l’Odéon.

ACTE II


Scène I

On sonne.

Pierre. — Encore ! (Très calme.) Non ! (On resonne.) Non ! Si je n’étais pas là… Eh bien ! je ne suis pas là… (Il se force à lire tout haut.) « Le sénateur préfet de la Seine, statuant au Conseil de Préfecture, vu son arrêté en date du 5 mai 1904, qui a autorisé M. Delambert, aux termes d’un codicille en date du 11 septembre 1883… » (On resonne.) Est-il assommant, cet idiot-là ! Je n’ouvrirai pas, mais je ne peux plus lire : je ne comprends rien… « En date du 5 mai 1904, qui a autorisé… » (Un temps. On ne sonne plus.) Qui ça peut-il être ? (Et il sort à pas de loup, pour voir.) Personne… Il a compris… Et Marinette comprendra aussi. Elle prend l’air… Excellent pour sa santé ! Mais, moi, je n’ouvre pas. (Il se rassied.) Dans un ménage, on se partage les embêtements ! (Une voix appelle dans la cour.) « M’sieur Hamelin ! » Hein ? dans la cour ?

La Voix, dans la cour. — Vous êtes bien là-haut, m’sieur Hamelin ? Y a l’serrurier qu’a carillonné…

Pierre, voix molle à la fenêtre. — Ai pas entendu… (Furieux.) Pincé !…

On résonne, et il va ouvrir.


Scène II

Le Serrurier, un grand roux, tête de bois peint. — M’sieur Hamelin ?

Pierre, sec. — Qu’est-ce que vous voulez ?

Le Serrurier, rigolant. — Ah ! m’sieur, pour s’faire ouvrir chez vous, c’est midi trente-cinq !

Pierre, sec. — Je travaille, je n’entends pas. Qu’est-ce que vous voulez ?

Le Serrurier. — M’sieur, c’est rapport à une serrure du salon.

Pierre. — Du salon ?

Le Serrurier. — Oui, m’sieur. C’est vot’ jeune dame qu’a passé t’à l’heure… Même qu’elle a dit quelle voulait qu’ça soye l’grand roux qui vienne… L’grand roux, c’est moi. Me v’là avec la boîte à malice. Ai bien l’honneur !

Pierre, sec. — Ma femme ne m’a parlé de rien.

Le Serrurier, entrant avec autorité. — … Bilez pas. C’est-il ça l’salon ?

Pierre. — Je crois.

Le Serrurier. — Eh ben ! r’mettez-vous à vos écritures. La serrure, moi, j’la trouverai. (Devant une porte.) T’nez, c’est ça qui tourne plus…, à cause du machin qui barbote dans l’truc. Laissez-moi y faire.

Un temps.

Pierre. — En avez-vous pour longtemps ?

Le Serrurier. — Peuh ! J’viens parce que vot’ jeune dame m’a demandé ; mais c’est du travail ed’ marmaille. Ah ! (Il sort des outils, s’accroupit devant la porte et parle, puis chante.) Voyons ça…

♫ Tu veux savoir de quoi je meurs…

Pierre soupire, va se rasseoir, le regarde de côté et essaye de lire à demi-voix, puis, en haussant le ton, pour que l’autre comprenne.

Pierre. — « En date du 5 mai 1904, qui a autorisé M. Delambert, aux termes d’un codicille en date du 11 septembre 1883… »

On sonne.

Le Serrurier. — On sonne, m’sieur. (Silence.) M’sieur…, on sonne !

Pierre, impassible. — Oui. Je sais ce que c’est.

Le Serrurier. — Ah ! fait’s escuse… C’est peut-être la concierge ?… Une lettre… sous la porte ?… Si m’sieur veut qu’ je… (Demi-tour.) Peuh !…

Il chante.

♫ Tu veux savoir de quoi je meurs…

On resonne, Pierre ne bouge toujours pas.

Le Serrurier, à part. — Ça, ça devient rigolo ! (Il hésite encore, puis sort à pas de loup et revient.) M’sieur…, c’est l’épicier.

Pierre, indigné. — Vous avez ouvert ?

Le Serrurier. — Mais… m’sieur…

Pierre. — Arrangez-vous, mon ami !

Le Serrurier, ahuri. — Comment, ça, m’sieur ?

Pierre. — Vous n’êtes pas portier ? Pourquoi touchez-vous aux serrures qui ne sont pas démolies ? Dites à cet épicier de déposer ce qu’il apporte, ou de l’avaler, refermez mon chez moi et laissez sonner, sacrebleu ! (Il hausse violemment les épaules et se remet à lire.) Euh… « 11 septembre 1883. « Vu le mémoire préalable, déposé le 7 janvier 1910 par M. de Fronsac, 221, rue de Saint-Pétersbourg à Paris ; vu le rapport du directeur des Domaines de la Seine… »

Le Serrurier, rentrant. — M’sieur, fait’s escuse…, ce crétin d’imbécile-là m’esplique des balançoires où j’ comprends rien !

Pierre. — Et qu’est-ce que vous voulez que ça me fiche, — moi ? (Il se lève furieux et sort. On l’entend dire à l’épicier.) Parfait, mon ami, c’est parfait ! Laissez ça et allez-vous-en !

Le Serrurier, seul en scène remontant son pantalon. — Psitt !… Ah ! (Il se tape les cuisses.) Qu’est-ce que c’est que c’t haricot-là.

Quand Pierre rentre, il se met prestement à son travail. Pierre essaye encore de lire, la tête dans les mains. Un temps.

Le Serrurier, martelant la serrure. — Ah ! c’est dur !…

Gai.

♫ Tu veux savoir de quoi je meurs…

Il s’arrête net, siffle un chien imaginaire et cherche partout dans la pièce, jusque entre les jambes de Pierre.

Le Serrurier. — Fait’s escuse, m’sieur, dérangez pas… J’cherche un bobino comm’ ça, un chose long… (Il se frappe le front.) Ah ! j’l’avais dans ma poche… (Il retape.) Sacré nom, va !

♫ Tu veux savoir…

Est-ce que m’sieur aurait pas une pince…, une bricole, pour arracher un vissaillon ?

Pierre, sec. — Je n’ai rien.

Le Serrurier, reniflant. — Ah ! ça, c’est ennuyeux !… parce que j’peux pas sortir le trifouillis… (Il se gratte l’oreille et réfléchit.) Alors, m’sieur, écoutez donc, j’ vais…, j’ vais toujours aller déjeuner, moi, comprenez, parce que j’ai rien dans l’ battant depuis ce matin, et…, comme ça, je reviendrai avec un gosse qui m’aidera…, la…, la fleur des pois ! (Silence.) M’sieur, bien l’honneur…

Et il sort en chantant.

Pierre, qui rage, prend un pouf à ses pieds et le lance sur la porte en faisant : « Cré nom d’un chien ! »

Il souffle un instant, puis se remet à lire… Et on sonne.

Pierre, éclatant. — Non ? Ce n’est pas croyable !… Je vais sortir. J’aime mieux sortir ! … Mais par où ? (Il regarde la fenêtre, désespéré. On resonne deux coups.) Deux coups maintenant !… La concierge ou la famille… Il faut encore que j’ouvre. Je ne peux pas une fois ne pas ouvrir !


Scène III

Pierre. — Ah ! c’est vous ?

Mme Hamelin, gaiement. — C’est nous ! Nous montons en passant. Bonjour !… Tu es seul ?

Pierre. — Oui.

Mme Hamelin. — Ta femme n’est pas là ?

Pierre. — Non.

Mme Hamelin. — Et ta bonne ?

Pierre. — Non plus.

Mme Hamelin. — Marinette avait des courses à faire ?

Pierre. — Sais pas.

Mme Hamelin. — Et la bonne est au marché ?

Pierre. — Non. Au diable.

Mme Hamelin. — Hein ?

Pierre, énervé. — Fichue à la porte.

Mme Hamelin. — Vous êtes sans bonne ?

Pierre. — Sans aucune bonne.

Suzanne. — Oh !

Pierre. — Oh ! ne te frappe pas !

Mme Hamelin. — Mais alors ta femme a été en chercher une ?

Pierre. — … Crois pas.

Mme Hamelin. — Et pourquoi as-tu renvoyé l’autre ?

Pierre, soupir. — Tu tiens à savoir ?

Mme Hamelin. — Bien sur !

Pierre. — Absolument ? (À sa sœur.) Et toi aussi ?… Alors, asseyez-vous. (Il s’assied lui-même. Sur un ton de parfait ennui.) Voilà. J’ai renvoyé l’autre sur les plaintes de Marinette, un point. Depuis trop longtemps, Marinette se plaignait, point et virgule ; et moi, ça m’épuise qu’on se plaigne, un point à la ligne !… (Mme Hamelin et Suzanne haussent les épaules.) Alors, le trente et unième jour révolu, je suis entré dans la cuisine, et j’ai dit à cette esclave : « Ottilie… (elle s’appelait Ottilie !), Madame se plaint avec amertume… et juste raison. Je vous donne vos huit jours, c’est-à-dire que je vous les paie, et que je vous somme de passer sur le palier immédiatement ! »

Mme Hamelin. — Et alors ?

Pierre, qui s’énerve en parlant. — Alors, elle est passée… Et j’ouvre ma porte toutes les cinq minutes ! Et il m’est impossible de lire une ligne !… Si bien que je commence à m’énerver et que c’est une chance exceptionnelle que j’aie consenti à vous introduire !…

Suzanne. — Nous te remercions.

Un temps.

Mme Hamelin. — Ce que je ne comprends pas, c’est l’attitude de ta femme.

Pierre, amer. — Très simple, Marinette n’aime pas s’occuper de ce qui l’embête : quand la maison ne marche plus, elle file.

Mme Hamelin. — Oh ! ce sont des mots, ce n’est pas possible !

Pierre. — Tu ne connais pas ta belle-fille.

Mme Hamelin. — Enfin, ce n’est pas toi qui vas chercher une bonne ?

Pierre. — Ni elle.

Mme Hamelin. — Alors, c’est moi ?

Pierre. — Bien volontiers !

Mme Hamelin. — Et le ménage ?

Pierre. — Je viens déjà d’essuyer ma table avec mes coudes…

Mme Hamelin, croisant les bras. — C’est insensé !

Suzanne. — Oh !

Mme Hamelin. — Nous vivons à une époque inouïe ! Les jeunes femmes deviennent scandaleuses !… D’ailleurs, on ne les élève plus… Et vous, les hommes, vous êtes les premiers à rester bouche bée devant leur nouveau genre !… Au fond, vous avez ce que vous méritez… Vous êtes même assez niais de venir vous plaindre…

Pierre. — Permets, ce n’est pas moi qui viens ; c’est toi…

Mme Hamelin. — Ah ! Et je ne suis pas fâchée d’être venue ! Je découvre des choses curieuses ! (Un temps, silence.) Tout ce qu’on voudra, ta sœur a été élevée autrement. Tu as une femme qui pourrait être charmante, que j’ai été la première à aimer beaucoup…

Pierre, souriant. — Merci de me laisser le numéro deux.

Mme Hamelin. — Elle est spirituelle, et, dans les heures agréables de la vie, d’une compagnie très divertissante. Mais c’est une maligne, bien de son siècle, qui veut avant tout la vie bonne. Malheureusement, tout n’est pas rose… Marinette n’a pas eu de mère pour le lui apprendre ; moi, je m’en charge.

Pierre, lui prenant les mains. — Et ainsi tu ne seras que la « belle-mère » !

Mme Hamelin. — Oh ! c’est ça qui m’est égal, mon pauvre petit ! J’ai le courage de dire ce que je pense. C’est ma façon d’aimer les gens.

Pierre. — Il faudrait les aimer… et garder le sens du ridicule.

Mme Hamelin. — Peuh ! Je serai ridicule cinq minutes avec éclat… pour ne pas l’être toute ma vie !… Toi, tu as peur de ta femme !

Pierre. — Je la connais. Si on lui fait de la morale, elle rira. Tiens, avant-hier, je lui dis : « Mon café au lait est toujours trop chaud. Préviens la bonne. » Hier, il était froid : j’en fais la remarque. Alors, ce matin, elle me le sert elle-même… avec un thermomètre dedans !

Mme Hamelin. — Elle se conduit comme une gamine de dix ans !

Pierre. — Elle ne les a eus que deux fois.

Mme Hamelin. — Mais ne la soutiens donc pas. Regarde ton appartement !… (Résolue.) Je ne veux pas que tu continues cette vie… Tu me fais de la peine. Tu travailles beaucoup : je sais ce que tu travailles. Tu as besoin d’un intérieur soigné, où tu sois tranquille, où tu aies chaud ! Je suis sûr que tu as froid !

Silence.

Suzanne. — Mais réponds à maman !

Pierre. — Je n’ai rien à répondre : je n’ai pas froid.

Mme Hamelin. — Eh bien ! je vais te faire une flambée tout de même : je sens que tu dois être gelé. Suzanne, mon chat, cours à la cuisine voir s’il y a de petits allume-feu à résine.

Suzanne. — Oui, maman.

Elle sort. Mme Hamelin ôte son chapeau et se met à genoux devant la cheminée.

Mme Hamelin. — Je t’assomme, hein ? (Un temps.) Tu me regretteras, va, quand je n’y serai plus.

Pas de réponse. Suzanne apporte les allume-feu.

Mme Hamelin. — Merci. (Elle allume le feu. À Pierre.) Mais surveille-le, maintenant. Tiens, on sonne ! Suzanne, cours vite. (Criant.) Qu’est-ce que c’est ?

Suzanne, dans l’antichambre. — Le charbonnier.

Mme Hamelin. — Le charbonnier ? Oh ! mon Dieu, qu’est-ce qu’il apporte ?

Suzanne, accourant. — De la tête de moineau et du charbon de terre.

Mme Hamelin. — Ah ! la caisse de la cuisine est-elle vide ?

Elles sortent ensemble.

Pierre. — C’est… que je n’ai pas de place dans mes tiroirs.

Mme Hamelin, rentrant, indignée. — Dis donc, il apporte du charbon de terre en blocs, pour locomotive, et de la tête moineau minuscule, invisible !

Pierre. — Ah ? Eh bien ! fais-lui remporter.

Mme Hamelin. — Remporter ! Mais vous avez besoin de charbon.

Pierre. — Ah ? Eh bien ! fais-lui laisser.

Mme Hamelin. — Mais c’est un vol indigne !

Pierre. — Alors, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

Mme Hamelin. — Attends : je vais toujours l’attraper !

Elle repart.

Pierre, mélancolique. — Elle est admirable pour son âge : c’est la furia française dans toute sa nouveauté.

Suzanne, revenant avec un balai américain. — Veux-tu que je donne un petit coup ici, avant que tu te remettes à travailler ?

Pierre. — Non.

Un temps.

Suzanne, soupirant. — Tu n’es jamais gentil avec ta sœur.

Pierre. — Moi ?

Suzanne. — Tu me rabroues toujours.

Pierre. — Toi ? (Il ricane.) Oh ! (Un temps.) Suzanne, je trouve que tu te coiffes, depuis quelque temps, d’une façon exquise.

Suzanne. — Oui…, bien sûr, des compliments serins !… Qu’est-ce-que ça peut te faire la façon dont je me coiffe !… (Silence.) Tu me traites comme une petite fille.

Pierre. — Je ne sais pas ce que tu veux dire… Évidemment, je ne m’occupe que de toi… J’ai…

Mme Hamelin, accourant. — Suzanne, arrive ici, mon enfant. Dans la salle à manger, il y a encore des miettes d’hier soir ! Pierre, surveille ton feu, enlève la grille dans deux minutes, hein ?

Pierre. — Oui.

Mme Hamelin. — N’oublie pas ; je ne reviens pas voir ?

Pierre. — Non.

Mme Hamelin. — Alors, travaille. Nous te laissons.

Pierre. — Oui. (Seul.) Pauvre mère !… Dire qu’elle pourrait être tranquille dans un fauteuil, avec une broderie… ou un livre gai. (Il reprend son rapport.) « Vu le rapport du directeur des Domaines de la Seine, duquel il résulte que la requérante… » Je ne comprends absolument rien ! (Se tournant.) Et mon, feu n’est pas pris !

Mme Hamelin, ouvrant la porte, à Suzanne, à voix basse. — Prends la lampe…, là…, là-bas.

Suzanne. — Celle-là ?

Mme Hamelin. — Mais oui.

Pierre, très calme, se retournant. — J’aime autant que vous parliez tout haut. Ça me dérange encore moins. Sinon, je fais effort pour écouter… et…

Mme Hamelin. — Bon. Alors, puisque tu y tiens… Quelle heure est-il à ta montre ?

Pierre. — Dix heures et demie.

Mme Hamelin. — Juste ?

Pierre, regardant de nouveau. — Dix heures trente-deux minutes vingt-cinq secondes.

Mme Hamelin. — Merci. La pendule de la salle est arrêtée.

Pierre. — Laisse-la donc : au moins, on a l’heure exacte deux fois par jour. (Elle sort. Seul. Il lit.) « Vu le rapport du directeur des Domaines de la Seine, duquel il résulte que la requérante est évidemment qualifiée pour obtenir… » (Regardant le feu.) Et mon feu n’est toujours pas pris. (Il lit.) « … est évidemment qualifiée pour obtenir la restitution qu’elle sollicite du titre de vingt-cinq francs de rente… » Pourtant, il est pris d’un côté. (Lisant.) « … de rente sur l’État français numéro 43789, série 3, ayant fait objet… » (Regardant le feu, se penchant.) Mais d’un côté seulement !… (Il lit.) « … ayant fait l’objet de la libéralité susindiquée. Vu l’arrêté préfectoral du 18 janvier 1902, qui a placé sous séquestre… »

Mme Hamelin, entrant. — Oh ! ce feu de canon ! Je savais que tu n’y penserais pas !… (Silence. Elle ôte la grille.) Ce qu’il y a à faire dans cette maison !… (Elle s’approche de lui, câline.) Et encore, je parie que je t’énerve ?

Pierre. — Mais non ! mais non !… Tu es une mère admirable !… Tu me fais penser à Jeanne d’Albret !

Mme Hamelin, riant. — Oh ! je n’ai rien de Jeanne d’Albret ! (Elle l’embrasse.) Travaille, je ne te dérange plus. (Mais, au moment de sortir, elle aperçoit le tapis, qui est roulé sous le siège de Pierre. Elle revient doucement et essaie de lui lever son fauteuil. Pierre se cramponne.) Ne bouge donc pas ; continue de lire… On aurait pu se tuer en passant… Je me sauve !

Elle sort.

Pierre, lisant. — « … qui a placé sous séquestre… » (Parlé.) Quelle scie ! Si je comprenais encore ! (Lisant.) « … les biens plus haut énumérés. Vu la loi du 9 novembre 1905, et les articles 2, 3, 4, 7, et 15 de la loi du 15 avril 1906, le Conseil de Préfecture arrête… »

Suzanne, entrant. — Pierre, maman demande si c’est tes bottines vernies ou pas vernies que tu mets ?

Pierre, soupir. — Je mets un pied de chaque !

Suzanne. — Tu vois, tu te moques toujours de moi !

Elle claque la porte.

Pierre, fermant résolument son livre. — Je vois surtout que je ferais mieux de me tourner les pouces… Ça assouplit les muscles des mains. Ce serait toujours ça de gagné.

Suzanne, entrant en colère. — Oui, c’est moi, encore moi. (Elle replace la lampe, qu’elle a prise tout à l’heure. Et, en sortant, elle se retourne.) Pacha, va !

Pierre. — Perruche, va !… (Seul.) Il y avait longtemps qu’on ne m’avait pas servi ce vocable imbécile !

Il marche de long en large, haussant les épaules. On entend claquer la porte de l’appartement.


Scène IV

Marinette, entrant. — Bonjour !

Pierre. — Ah ! te voilà, toi ?

Marinette, riant tout de suite. — Pourquoi ce ton ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Pierre. — Il m’est arrivé d’abord un serrurier.

Marinette, joyeuse. — Ah ! Il est venu ? Tant mieux !

Un temps.

Pierre. — Il m’est arrivé, ensuite, ma mère et ma sœur.

Marinette. — Tiens, moi qui voulais les voir.

Pierre. — Tu seras servie. Elles sont là.

Marinette. — Où ?

Pierre. — Là… Elles balaient, grattent et fulminent contre toi.

Marinette. — Moi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

Pierre. — Rien, précisément… Et elles m’ont trouvé dans un certain pétrin…, qu’elles ont exagéré… sans avoir tout à fait tort… Tu es une petite femme délicieuse, pour qui on ferait le tour du monde sur la tête. On ne peut pas te voir sans griller de t’embrasser. Seulement, tu te fiches de moi comme d’une guigne pas mûre.

Marinette. — Moi ?

Pierre. — Oh ! rassure-toi, je ne vais pas prêcher : je sais l’inutilité de ces manifestations. Mais ma mère, elle, va te faire un petit sermon, pour ton bien… et pour le sien, car elle a un besoin impératif de dire ce qu’elle a sur le cœur. Alors…, voilà : aie la gentillesse de l’écouter avec déférence, sans te fâcher, ce qui ne serait pas dans tes habitudes, mais sans sourire non plus, pour une fois. J’ai essayé de t’excuser sans résultat. Je n’ai plus qu’à battre en retraite. Je vais descendre acheter des journaux, à un kiosque… éloigné… et, quand je reviendrai, je voudrais bien que tout soit fini…

Marinette, riant. — Mais quelle est cette comédie ?

Pierre. — Voilà… Je te répète je ne voudrais pas que tu ries.

Marinette, riant plus fort. — Alors, c’est grave ?

Pierre. — Pour quelqu’un qui n’a pas fait d’astronomie, et qui ignore combien tout est relatif, oui, c’est grave !

Il sort.


Scène V

Marinette, allant d’une porte à l’autre en se frottant les mains. — La vie est tordante ! (Mme Hamelin paraît à la seconde porte.) Bonjour, maman !

Mme Hamelin, surprise. — Ah !… Ah ! vous voilà, vous ! (Elle ferme bien vite la porte derrière elle.) Eh bien ! ma petite Marinette vous me renversez !

Marinette. — Au figuré ?

Mme Hamelin. — Positivement ! Vous n’avez plus de bonne. Votre intérieur est sens dessus dessous. Et vous allez faire un tour, en laissant votre mari se débrouiller ?

Marinette, faisant mine de pleurnicher. — Oh ! le pauvre homme ! qu’il est malheureux !

Mme Hamelin. — En tout cas, il n’est pas très heureux, dites donc ! Il est surchargé de travail et il lui faut se lever tout le temps pour ouvrir à des serruriers !

Marinette. — C’est vrai, la prochaine fois, je donnerai la clé au serrurier.

Mme Hamelin. — La prochaine fois, vous ferez mieux de rester chez vous pour surveiller votre ménage, ma petite Marinette… On n’a pas sonné ?… Non… Nous deux Suzanne, depuis une demi-heure, nous n’arrêtons pas !

Marinette. — Oh ! que vous m’amusez !

Mme Hamelin, un peu vexée. — C’est ce que je déplore ! Votre tante, qui vous a élevée, est une excellente femme, mais elle manque de jugement… Je vous jure que si ma fille avait vos idées…

Marinette. — Mais voyons, maman, avant mon mariage, vous étiez la première à me dire : « Bravo ! ne vous assommez donc pas dans l’existence ! »

Mme Hamelin, sautant. — Je disais ça parce que je suis une femme fatiguée et qu’à mon âge… Mais vous, à vingt ans !…

Marinette, riant. — Moi, dès vingt ans, je veux échapper à la condition humiliante que la société me réserve.

Mme Hamelin. — C’est très joli, ma petite, mais si vous avez des enfants ?…

Marinette. — Maman, attendez !

Mme Hamelin. — Et votre mari ?

Marinette. — Il est assez grand pour ne pas tomber dans le feu ! D’ailleurs, je ne l’avais pas allumé.

Mme Hamelin. — Vous êtes peut-être drôle, mais vous parlez trop, voyez-vous, Marinette. Vous ne comprenez pas la gravité du mariage… J’ai été mariée avant vous et je vous jure que si, de mon temps, nous avions tenu nos intérieurs comme vous tenez le vôtre…

Marinette. — Je le tiens si peu.

Mme Hamelin. — Justement. Nos maris nous auraient fait entendre que ça ne pouvait pas durer. Mais vous êtes tombée sur un garçon exceptionnel, qui ne se plaint jamais et qu’on mène par le bout du nez !

Marinette. — Et « on » c’est moi ?

Mme Hamelin, sautant. — C’est vous ! Oh ! je suis franche ! D’autant plus qu’avec le caractère charmant que vous avez, vous pourriez être un modèle de jeune femme !… Et je serais fière de vous, comme si vous étiez ma fille !

Un temps.

Marinette, vexée. — Maman, avouez que c’est votre petit garçon qui vous occupe uniquement… Vous voulez que je ne le laisse pas dans un courant d’air, mais vous trouvez naturel que, moi, je m’y mette.

Mme Hamelin, s’adoucissant. — Oh ! Marinette, vous n’êtes pas gentille ! C’est dans votre intérêt, ce que je vous dis. Pierre a beau être mon fils, il est de la même pâte que les autres. Pour l’avoir bien à vous, il faut le prendre par ses petites faiblesses, lui arranger une maison où il rentre avec plaisir ! Croyez-moi, quoique je sois votre belle-maman… Car j’ai de l’expérience et je me doute… On n’a pas sonné ? Non… Et je me doute, à la longue, de ce qui se passe dans la tête de ces messieurs.

Marinette, souriante. — Bon !… Eh bien ! soit ! Qu’est-ce qu’il faut faire ? Programme ?

Mme Hamelin. — Il faut d’abord trouver une bonne.

Marinette. — Où ?

Mme Hamelin. — Voulez-vous que je vous la cherche ?

Marinette. — Si je veux !

Mme Hamelin. — J’en ai déjà tant cherché pour moi !

Marinette. — Que vous êtes gentille !

Mme Hamelin. — Mais quand vous aurez une bonne, faites-lui nettoyer tout.

Marinette. — Alors, elle s’en ira.

Mme Hamelin. — Pas celle que j’aurai choisie.

Marinette. — Alors, c’est Pierre qui criera ! Il ne peut pas souffrir le ménage ! D’ailleurs, une femme dans la poussière ce n’est pas très tentant ?

Mme Hamelin. — Vous avez la jeunesse pour vous.

Marinette. — Je voudrais bien aussi l’avoir un peu pour lui…

Mme Hamelin. — Ah !… Donc, vous êtes d’accord avec moi ?

Marinette. — Vrai ? Je ne croyais pas. Tant mieux !

Pierre pousse un peu la porte. Il voit qu’on cause. Il ressort.

Marinette. — C’est lui. Est-il bête ! Entre donc.

Pierre. — Je peux ?

Suzanne, criant de la salle à manger. — Maman, veux-tu m’aider à remettre le grand cadre ? (Elle paraît et aperçoit Marinette.) Ah ! Marinette est là ?

Mme Hamelin, sortant avec elle. — Viens.


Scène VI

Un silence.

Pierre. — Elle t’a parlé ?

Marinette. — Oui.

Pierre. — De quoi ?

Marinette. — De toi. Elle m’a recommandé d’être aux petits soins et surtout de ne jamais te laisser seul, de peur d’un accident.

Elle rit. Un temps.

Pierre. — Heureuse nature, va !

Marinette. — Pourquoi ?

Pierre. — On est sûr de ne jamais te froisser. Tu te moques de ce qu’on te dit, et tu ris.

Marinette. — Voudrais-tu que je pleure ?

Pierre. — Non… Mais il n’est pas possible que tu aies toujours envie de rire sur des sujets qui ne sont pas autrement drôles.

Marinette. — Qu’est-ce que tu en sais ?

Pierre. — Je le sais. Il y a dans les familles, dans les ménages, une foule de petites questions à tirer au clair, qui sont capables, si on ne les prend pas exactement comme il faut, de ruiner les meilleures amitiés.

Marinette. — Brrr ! Tu es dans tes jours noirs !

Pierre, avec l’air du monsieur qui se prend soudain au sérieux. — Non. Il y a longtemps que j’aurais dû te dire ça… J’admire qu’on puisse être aussi insouciante et aussi inattentive. (Silence.) Tu es entrée dans le mariage comme on entre dans un grand magasin en te disant : « On va bibeloter. » Tu n’as jamais songé que ça pourrait être sérieux, par moments.

Marinette. — C’est ton sermon qui est sérieux.

Pierre. — Fiancée, Marinette, il était permis d’avoir des théories folâtres sur l’inutilité de l’effort. Mais, mariée, rends-toi compte… que tu dois faire un peu comme moi !

Marinette. — Du droit administratif ?

Pierre. — Je travaille, moi ! Je m’embête, moi ! Je ne rigole pas toute la journée, moi ! Les femmes qui geignent sur les intérieurs ne voient pas ce que les hommes triment, s’usent, se minent !

Marinette. — Si ; ta mère vient de me seriner ça.

Pierre. — Seriner ? Pourquoi ce mot ?

Marinette. — Il n’est désavantageux que pour moi !

Pierre. — Quand je te dis que tu te moques de tout ! Quelle petite femme singulière ! (Il la prend par la taille.) On ne sent même pas si ton cœur bat. (Un temps.) Hein ? Qu’est-ce qu’il te conseille, ton cœur ?

Marinette. — Il saute quand je te vois !

Pierre. — Ah !

Marinette, riant. — Parce que tu m’amuses considérablement.

Pierre. — Tant que ça ?

Marinette. — C’est fou !

Un temps.

Pierre. — Je ne t’amuserai pas toujours.

Marinette. — Ah !

Pierre. — Je ne vivrai pas éternellement.

Marinette. — Tu penses déjà à mourir ?

Pierre. — Les hommes ne vivent pas vieux. Compte les veuves.

Marinette. — Ah ! tu es gai, aujourd’hui.

Pierre. — On n’est jamais gai, Marinette, dès qu’on réfléchit. (Il la serre contre lui.) Et comme les femmes ne réfléchissent pas, leur gaieté est facile, mais un peu irritante, parfois…

Il l’embrasse.

Marinette rit en se frottant la tempe. — Que c’est dur, une tête d’homme ! On comprend, quand on tâte ton front, que tu ne sois pas jovial. Tes idées se pétrifient et tu soupires !

Pierre. — Je soupire, parce que… je voudrais que tu m’aimes… et que tu me le dises…

Marinette. — Toujours le dire… Es-tu mioche ! Est-ce qu’il ne suffit pas de le penser !

Pierre. — Alors, dis-moi que tu le penses.

Marinette. — Je le pense, na !… Et je vais être, maintenant, une femme de ménage accomplie !

Pierre. — Oh ! je ne te demande pas d’aller jusque-là.

Marinette. — Je le veux ! Et puis, tu sais, je trouverai encore de quoi m’amuser en passant une laine sous les meubles.

Elle rit.

Pierre. — Tu as un caractère admirable.

Marinette. — Je ferai la cuisine avec de grands tabliers de valet de chambre. (Gaie.) Qu’est-ce que tu veux manger ?

Pierre. — Ça, ça m’est égal !

Marinette. — Ah ! je t’en prie ; maintenant que tu fais du zèle, ne prends pas tes airs détachés. Veux-tu… (Elle cherche.) un pot-au-feu pour ce soir ?

Pierre. — Je veux ce que tu veux…

Marinette. — Donc, un pot-au-feu ! Veux-tu… que le bœuf soit très cuit ?

Pierre. — Ne te paye pas ma tête.

Marinette. — Quelle misère ! J’ai un mari, un mari à moi, qui ne doit rien me cacher, et il refuse de me dire ses goûts !… Ce bœuf, je l’assaisonnerai à la maître d’hôtel… ça te va-t-il ? Avec du persil, hein ?… Il en restera pour demain… et nous mangerons le reste… avec une mayonnaise ! Ah ! ça convient à Monsieur ? Je commence… Mais je n’ai pas de bœuf !

Pierre. — C’est malheureux. Je te le mettrais sur la langue !

Marinette, trépignant. — Oh ! mais alors dis-moi ce que tu veux !

Pierre. — Assieds-toi. (Il la fait asseoir.) Là… Tu es jolie… Je t’aime. Ne bouge pas et ne parle plus.

Marinette, se levant aussitôt. — Je te parle alimentation ! Qu’est-ce que tu veux d’alimentaire ?

Pierre. — Tu y tiens ?… Fais-moi une tasse de thé… J’ai une migraine atroce.

Marinette. — Vrai ! Ah ! les hommes ne sont pas solides ! Mais, aussi, pourquoi te tracasses-tu ? Reste donc tranquille devant ton feu. Regarde-le brûler. C’est amusant.

Elle l’installe devant la cheminée.


Scène VII

Mme Hamelin, entrant précipitamment. — Où déjeunez-vous, mes enfants ? Venez-vous déjeuner chez moi ?

Marinette. — C’est selon les désirs de Monsieur.

Mme Hamelin. — Eh bien ! Pierre ?

Marinette. — Je crois qu’il voudrait d’abord une tasse de thé.

Mme Hamelin. — Une tasse de thé ? Il ne va donc pas ?

Marinette. — Il a des idées un peu dures, qui lui font mal à la cervelle.

Mme Hamelin, s’approchant. — C’est vrai, mon grand ?

Pierre, sérieux. — Oui…, un peu.

Mme Hamelin, décidée. — Alors, il faut lui faire du thé tout de suite. (Empressée.) Marinette, où mettez-vous votre thé, ma petite ?

Marinette, riant. — Maman, je suis chez moi, ce mari-là est à moi ; et je ferai mon thé moi-même !

Mme Hamelin. — Mais non, laissez-donc, ça m’amuse.

Elles sortent ensemble. Un temps.


Scène VIII

Suzanne, accourant. — C’est vrai que tu es malade ?

Pierre, désespéré. — Oh !… Mais non, je ne suis pas malade !

Suzanne. — On vient de me le dire… (Soupir.) Il n’y a donc qu’à moi que tu ne veux pas parler ?

Pierre. — Écoute, Suzanne, ça devient la folie de la persécution… Il ne faut pas forger des histoires… Je ne suis pas malade, j’ai mal à la tête, on me fait du thé : voilà. Je ne peux pas dire ce qui n’est pas…

Suzanne. — Si déjà tu disais ce qui est…

Un temps.

Pierre. — C’est toi qui n’es pas gentille… Pourquoi fais-tu la moue ?… Je ne te comprends pas.

Suzanne. — Tu as l’air gêné chaque fois que tu me vois.

Pierre. — Depuis quand ?

Suzanne. — Depuis que tu es marié.

Pierre. — Pourquoi serais-je gêné ?

Suzanne. — Je ne sais pas… Tu as une femme. Alors, les petites filles te font un peu pitié… Et chez nous, vois-tu, ce n’est pas très gai, maintenant que tu es parti… Il y a un vide. Quand tu rentrais, tu avais vu des gens, tu racontais des histoires ; on s’amusait, même en se chamaillant.

Un temps.

Pierre. — Suzanne…, est-ce bien ton frère qui te manque tant ?

Suzanne. — Qu’est-ce que tu veux dire ?

Pierre, très doucement. — Tu voudrais te marier, hein ?

Suzanne, vivement. — Oh ! je ne laisserai pas maman seule !

Pierre. — Pourtant… Il faudra, un jour…

Suzanne. — Pas tout de suite après toi !

Pierre. — Alors, je t’empêche d’être heureuse ?…

Elle s’assied près de lui.

Suzanne. — Non, mais, je voudrais que tu sois mon frère autant qu’avant… Je parlais de toi à mes amies, je leur racontais tes succès ; je n’ose plus, je sens que tu n’es plus aussi intime.

Pierre. — À quoi le sens-tu ?

Suzanne. — À tout… Tiens, ce n’est pas à moi, que tu aurais demandé du thé…

Pierre. — Oh ! je ne pensais pas…

Suzanne. — Tu as tort.

Pierre. — Ça te fait tant de plaisir de te dévouer ?

Suzanne. — Quand j’aime les gens, bien sûr !…

Pierre. — Sais-tu, Suzanne…, que tu seras une femme exquise, si on te trouve un mari assez fin pour ne pas te faire de peine… Car tu te fais de la peine pour pas grand chose… Maintenant, moi, écoute donc, je prendrais très bien deux tasses de thé… Je garderai même la tienne pour la fin.

Suzanne, contente. — Vrai… ? Je cours la faire ! (Dans la porte, elle rencontre sa mère) Maman, laisse-moi passer, laisse-moi passer !

Mme Hamelin. — Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va pas ?

Pierre. — Si, si, ça va !

Mme Hamelin — Oh ! ne te mets pas dans le feu… mon chéri, avec une névralgie ! (Elle le change de fauteuil, lui fait allonger les jambes et l’installe devant une petite table.) Voilà déjà une tasse de tilleul. Marinette veut à toute force te faire du thé. J’ai prétendu que le thé t’énerverait et je t’apporte du tilleul.

Pierre. — Parfait ! je prendrai du tilleul.

Marinette, entrant avec une seconde tasse. — N’est-ce pas, Pierre, que tu as demandé du thé ?

Pierre. — Comment donc !

Marinette, Maman a voulu te faire du tilleul. C’est trop doux pour une névralgie.

Pierre. — Parfait ! Je prendrai du thé.

Ensemble, se disputant à qui versera son infusion.

Marinette. — Non, maman, je vous assure !

Mme Hamelin. — Je sais mieux, que vous ce qu’il lui faut !

Pierre, très doucement, les arrêtant. — Je vais mélanger les deux.

Il fait des transvidages.

Marinette, riant. — À la bonne heure ! Et nous n’avons plus qu’à nous réconcilier !

Mme Hamelin. — Gamine !… Je n’étais pas fâchée !

Marinette. — Hum !

Mme Hamelin. — Pour le thé ?

Marinette. — Non ; pour ma conduite… générale.

Mme Hamelin. — Oh ! puisqu’on s’est expliqué… Moi, j’aime mieux une bonne scène ; on va jusqu’au bout de sa colère, et on est tout surpris, à force de se dire de petites choses désagréables, de tomber dans les bras l’un de l’autre !

Marinette. — N’importe ! Pendant trente secondes, vous m’avez détestée, et, pendant quinze, vous avez eu envie que nous divorcions.

Mme Hamelin. — Oh ! cette horreur !

Marinette, riant. — Seulement, avec moi, rien, à faire. Je suis mariée… pour la vie : je ne recommence pas le défilé, le lunch… Ah ! merci !

Pierre. — Tu as des mots drôles. Embrasse-moi.

Marinette. — Voyez-vous ça !… Maman, voulez-vous vous retourner ?

Mme Hamelin. — Ah ! tiens ! si je ne peux pas voir mon fils embrasser sa femme.

Marinette. — C’est pour ne pas vous gêner, vous. (Elle se penche et embrasse Pierre.) En t’embrassant, je frotte le fauteuil avec ma jupe : autant de ménage fait pour demain. {{Didascalie|(Elle recommence. Bruit de porte. Elle se redresse tout à coup.) Fixe !

Mme Hamelin. — Ce n’est pas pour les jeunes filles.

Suzanne, avec un petit air pincé. — J’ai vu.

Elle a une tasse dans les mains.

Marinette. — Qu’est-ce que tu as vu ?… Tu n’as rien vu… Et qu’est-ce que tu apportes ? De la camomille ?… Pour moi ?

Suzanne, voyant les tasses sur la table, désolée. — Elles t’ont fait du thé ? Tu sais bien que le thé t’énerve !

Mme Hamelin. — Mademoiselle, il y a du tilleul dans le thé.

Suzanne. — Du tilleul ? C’est comme s’il n’avalait rien. Il n’y a que la camomille qui lui réussisse.

Marinette. — Elle parle comme un prospectus.

Pierre, bon enfant. — Elle n’a pas tort ! Je vais mélanger sa camomille à vos infusions.

Mme Hamelin, vivement. — C’est ridicule !

Marinette, battant des mains. — Mais non ! C’est très drôle ! Voilà un heureux homme avec trois femmes dévouées à ses trousses. Il faut bien qu’il les contente toutes.

Elle l’aide à ses transvidages.

Suzanne. — As-tu repris du sucre, au moins ?

Pierre. — Mais oui.

Mme Hamelin. — Non, tu n’en as pas repris.

Marinette, riant. — Mais si !

Mme Hamelin. — Vous, taisez-vous ; vous ne savez rien !

Marinette. — Je sais que je m’amuse follement.

Toutes les trois autour de lui.

Suzanne. — Tu as déjà l’air d’aller mieux.

Mme Hamelin. — Bois pendant que c’est chaud, mon chat.

Marinette. — Et ne te brûle pas, mon rat.

Suzanne. — Mais, à déjeuner, mange légèrement.

Mme Hamelin. — Puisqu’on déjeune chez nous, il aura ce qu’il voudra… Seulement, moi, je déjeunerai vite.

Pierre. — Pour digérer mieux ?

Mme Hamelin. — Non, pour aller vous chercher une bonne.

Pierre. — Tiens, c’est vrai !

Suzanne. — J’irai avec toi.

Marinette. — Et ramenez-nous une perle !

Pierre. — On ramène toujours une perle ! Les débuts sont admirables. Service rapide de jour et de nuit ; sourires, politesses. Au bout d’une semaine, elle n’écoute plus… qu’aux portes, et elle part brusquement en vous disant des ordures !

Mme Hamelin. — N’exagère pas.

Pierre. — Nous ferions bien mieux de ne plus tenter l’expérience.

Marinette. — Et d’aller vivre à l’hôtel ? Bravo ! J’en suis !

Pierre, qui est bien calé dans son fauteuil, tenant une tasse d’infusion. — Non, mais, sérieusement, on est bien sans bonne : on est tranquille… et on a tout ce qu’il faut.

RIDEAU
Illustration de Pierre bien calé dans son fauteuil, tenant une tasse d’infusion
(Dessins de J. Touchet.)