Le Pacha, comédie en deux actes (p. 2-35).

Le Pacha

Comédie en deux actes, de RENÉ BENJAMIN, représentée à l’Odéon.
DISTRIBUTION
Mme Hamelin 
 Mmes G. DE FRANCEMmes KERWICH
Suzanne 
 Mmes G. DE FRANCEMmes C. DIDIER
Marinette 
 Mmes G. DE FRANCE
Mme Pharamond 
 Mmes G. DE FRANCEMmes MAZALTO
La Bonne 
 Mmes G. DE FRANCEMmes DELMAS
Pierre 
 MmesMM. G. DE FRANCEVARGAS
Le Serrurier 
 Mmes G. DE FRANCEMmes GAY

ACTE PREMIER

La salle à manger d’une villa, dans la montagne. Au fond, une porte-fenêtre sur un jardin. Mois d’août ; sept heures du soir ; fin de journée éclatante. Scène de départ. Malles ouvertes, une à droite, une à gauche. Mme Hamelin et sa fille s’agitent autour de la malle de gauche. Pierre, étalé sur une chaise-longue, tourne le dos au public. Il goûte le coucher du soleil, et il fume lentement sa pipe, dont on aperçoit les bouffées.


Scène I

Mme Hamelin, prenant une pile de livres sur une chaise. — Regarde-moi ce qu’il avait emporté !… En a-t-il ouvert un seul ?… Qu’est-ce que nous lui avions dit ?

Suzanne. — J’ai un frère comme un petit vieux, bourré de manies.

Mme Hamelin. — Manies coûteuses ! quinze francs de supplément de bagages !… Au retour, ça sera vingt, avec les bascules d’Auvergne ! (Elle fourre les livres dans le fond de la malle.) Et il n’y a rien à lui dire !

Suzanne. — L’année prochaine, il recommencera.

Mme Hamelin. — Oui, mais, l’année prochaine, ce n’est pas nous qui ferons sa malle.

Suzanne. — Ouf !

Mme Hamelin. — Et sa femme n’emportera pas quinze kilos de dictionnaires.

Suzanne. — Sûrement, Marinette a sa tête.

Mme Hamelin. — Elle se paiera la sienne !

Suzanne. — Je m’amuserai.

Mme Hamelin. — Moi, bien davantage ! Car il y a plus longtemps que toi que je le connais, le monsieur !… Le jour de sa naissance, quand on me l’a mis dans les bras pour que je l’embrasse, eh bien ! il avait déjà cet air flegmatique, dont il ne s’est jamais départi ! Et je l’ai toujours vu comme il est là, sur une chaise-longue, pendant qu’on se décarcassait autour de lui… Faisant mine de ne rien entendre… C’est très fort : on lui prépare tout… Il ne bronche pas… Il fume… Et, ce soir, il partira avec sa malle bouclée.

Suzanne. — Ça, aussi, maman, c’est de ta faute.

Mme Hamelin, haussant les épaules. — Si je ne lui prenais pas ses affaires, il les laisserait.

Suzanne. — Peuh !

Mme Hamelin. — Il les laisserait ! Puis, à Paris, en ne les trouvant plus, colère bleue ; et c’est moi qui aurais tort, moi qui ne m’occuperais de rien !… La preuve ! Il ne répond pas.

Suzanne. — Pour te faire enrager.

Mme Hamelin. — Il n’a rien à répondre… Il n’est pas fier, au fond. Mais il aime mieux ça, et rester tranquille. Ah ! il est bien un homme ! Il s’est arrangé une bonne petite vie avec ce principe que c’était aux femmes de trimer. Sa mère bourre le fond de sa malle ; sa sœur brosse et plie ses nippes ; et monsieur s’allonge, afin d’être frais pour le voyage… Oui, eh bien ! je vais le déranger, moi, ce cher ami !… Vois ces chaussures !… Ce qu’il use !… Toujours ses pieds l’un sur l’autre… Pierre ! (On entend un grognement.) Pierre, s’il te plaît, mon cher enfant, peux-tu tourner la tête une seconde… Je te demande pardon. (Soupir. Effort.) Tu ne remportes pas tes chaussures jaunes ?

Pierre. — Sais pas…

Mme Hamelin. — Je les donne ?

Pierre, nouvel effort. — Non.

Mme Hamelin. — Tu les remportes ?… Elles sont crevées !… Tu remettras des bottines crevées ?…

Pierre. — Si je joue la comédie…, un rôle de pouilleux.

Mme Hamelin. — Est-il assommant !

Suzanne. — Tu ne joueras plus la comédie, quand tu seras marié !

Pierre. — Je jouerai la comédie du mariage.

Mme Hamelin. — Hélas ! je plains ta femme !…

Pierre, se lève en s’étirant}. — Et moi, donc !… Et tenez, je vous plains aussi, parce que, réflexion faite…, je vous adore.

Suzanne. — Quand on te prépare tes bagages ?

Pierre. — Non, quand ils sont prêts.

Suzanne. — Il a l’audace de l’avouer !

Mme Hamelin. — Encore un qui mourra sans savoir ce que c’est que de se donner du mal !

Pierre. — Mais si, puisque je vous regarde.

Suzanne. — Est-il horripilant ! J’ai envie de lui lancer quelque chose !

Pierre. — Allons, ne joue pas à l’énervée… On sent que tu te forces… Au fond, tu es ravie de me faire, tout ça.

Suzanne. — Oh !

Pierre. — Mais ton amour-propre t’empêche de l’avouer.

Suzanne. — Alors, moi qui pouvais, cette après-midi, jouer encore au tennis…

Pierre. — Ta conscience n’aurait pas été au calme. Tu es une excellente fille ; tu te serais rongée avec cette idée : Pierre ne saura pas ranger son saint-frusquin. Tu aurais raté tes coups.

Suzanne. — Admirable !

Mme Hamelin. — Tu ne connaissais pas ce raisonnement ? Ma pauvre chérie, c’est ce que les hommes ont trouvé de plus crispant. Nous trimons comme des négresses, et ils se moquent, en disant : « Ça vous fait plaisir. » Moi, j’ai toujours entendu ça.

Pierre. — Parbleu ! Papa devait être exactement de mon avis.

Mme Hamelin. — Ah ! mon petit, halte-là ! Ne mêle pas ton père à ces histoires ! Ne compare pas ton père avec toi ! Ton père, comme tout le monde, aimait qu’on l’aide. Mais il aurait été désolé qu’on s’exténue pour lui ; et, en tout cas, il savait trouver le petit mot de cœur qui paye de toutes les peines.

Un court silence, un peu gêné.

Pierre, se grattant l’oreille. — Ouais…

Mme Hamelin. — Il n’y a pas de ouais ! Ton père n’était pas un « pacha » !

Pierre. — Je n’ai pas dit qu’il fût un pacha…

Mme Hamelin. — Non, mais toi, tu es un pacha !

Pierre, même jeu. — Ah !

Suzanne. — Et ce mot lui convient ! Il est fait pour lui !

Pierre. — Innocence !

Suzanne. — Tu peux ricaner…

Pierre. — Il y a de quoi ! Petite fille, va ! Tu es mignonne ; tu as des cheveux blonds, des dents blanches, des yeux clairs. Ça ne te suffit pas ? Tu as besoin d’employer des mots dont tu ignores le sens ?

Suzanne. — Quels mots ?

Mme Hamelin. — Quels mots ?

Pierre. — C’est d’ailleurs toi qui l’y pousses. Un pacha ! D’abord, un pacha c’est un bonhomme avec un fez. Et puis…

Mme Hamelin. — Et puis, tous les hommes sont des pachas !…

Pierre. — Sauf papa.

Mme Hamelin. — Ah ! Pierre, je t’en prie, mon enfant, pèse tes mots. Et aie le respect de ton père.

Nouveau silence. Pierre se recouche sur sa chaise-longue.


Scène II

La Bonne, entrant. — Madame, c’est fait. J’ai encaustiqué par terre, et savonné les toilettes. Il reste plus qu’à me savonner, moi aussi. Mais il faudrait bien aller payer le pharmacien ; il est pas venu… Et j’ai mon dîner qu’attend… Alors, Madame, est-ce que M. Pierre ne pourrait pas…

Mme Hamelin. — Marie, quand vous avez quelque chose à demander à M. Pierre, demandez-le à M. Pierre. Ça ne regarde ni Mademoiselle, ni moi.

La Bonne, renifle, puis se tourne vers Pierre. Hésitante. — Monsieur…, est-ce qu’il serait possible à Monsieur… en se promenant…, d’aller jusque chez le pharmacien… payer la note ?

Pierre, stupéfait, cherchant un regard de sa mère ou de sa sœur. — Qu’est-ce qu’elle dit ?

Mme Hamelin, plongée dans sa malle, à part. — Attrape, ma fille. À ton tour.

Pierre. — Aller chez le pharmacien ?

La Bonne. — Le grand, en face de l’établissement…

Pierre. — Et pourquoi ?

La Bonne. — Monsieur, je suis dans les rangements.

Pierre. — Vous ne pouviez pas lui dire de venir ?

La Bonne, — J’y ai dit…, mais il vient pas.

Un temps.

Pierre. — Eh bien ! il viendra !… (Un temps.) Pressez-vous, habillez-vous, et si, à la dernière minute, il n’est pas venu… vous irez.

La Bonne. — Bon, monsieur.

Elle sort en grognant.


Scène III

Suzanne, les bras croisés. — Non, c’est inouï !

Pierre. — Un peu de plus, elle me prierait de laver sa vaisselle !

Suzanne. — I] n’y a que toi ici qui aies eu besoin de pharmacie.

Pierre. — C’est une raison pour jouer au valet de chambre ? (Un silence. Il marche de long en large avec de grands gestes de bras, puis brusquement.) Où perche-t-il, cet idiot-là ?

Suzanne. — On t’a dit : devant l’établissement.

Pierre. — Qu’est-ce qu’il faut lui faire ? l’embrasser pour toi ?

Suzanne. — Oui ! (Nouveau silence. Elle lui tend son chapeau.) Puisque tu iras, ne fais donc pas d’histoires. Tiens, voilà la note.

Pierre, lisant. — Peuh !… Eau de Vals ! Vous lui payez de l’eau de Vals ! Quand il la fabrique dans son arrière-boutique ! (Un temps.) Et il faut encore monter toute l’avenue… Ah ! le pacha, oui, fameux pacha !

Il sort.

Suzanne, battant des mains. — Il est parti ! Il va nous rendre service ! Quelle victoire !

Mme Hamelin. — Moi, je l’aurais laissé. Je l’ai mal élevé ; nous ne le changerons pas.

Suzanne. — Il y a quelqu’un qui le changera bien pour nous !

Mme Hamelin. — Marinette ?… Oh ! avec une nature pareille !

Suzanne. — Tu verras, petite mère ; je la connais, Marinette. Elle n’aime pas non plus se donner du mal. Chez elle, tu sais, elle ne fait rien, mais rien de rien.

Mme Hamelin. — Tout de même, elle commande les repas ?

Suzanne. — Elle a des listes, qu’on reprend tous les quatre jours ! C’est mademoiselle « au petit bonheur ». Elle fera de la chaise-longue comme lui. Ça sera drôle. (Pierre rentre.) Déjà !

Pierre. — J’ai oublié de prendre mes gouttes. (Suzanne court au buffet, et lui tend un verre et de l’eau.) Il n’est pas indispensable, n’est-ce pas, que je souffre de l’estomac pour ton pharmacien ?… Non ? Je te remercie.

Suzanne. — Mais…

Mme Hamelin, bas. — Ne réponds donc pas.

Il s’assied et compte ses gouttes.

Pierre. — Sept, huit, neuf, douze, quinze, dix-huit, vingt. (Il hausse les épaules et boit.) Je suppose qu’il n’attend pas son argent à une minute près ! D’ailleurs, j’irai très lentement. (Regardant sa chaise-longue.) Après ces gouttes-là, je devrais me reposer. Ainsi !… Je ne suis pas guéri, moi !…

Il sort.

Suzanne. — Quel être !

Mme Hamelin. — C’est encore particulier à l’homme, tiens, ce souci de sa petite santé, cette douillasserie… Il s’affole d’une colique… Et un rhume de cerveau ! Te rappelles-tu son dernier rhume de cerveau ?

Suzanne. — Il venait nous chercher pour éternuer !

Rentrée de Pierre.

Suzanne. — Non ? Encore !

Pierre, impassible. — Je n’ai pas d’argent.

Suzanne. — Tu le fais exprès ?

Pierre. — Enfin, je répète : je n’ai pas d’argent. Seize francs cinquante. Je ne peux pas donner seize francs cinquante à un pharmacien !

Suzanne. — Tu ne veux pas les donner.

Pierre. — Je ne te parle pas, à toi.

Suzanne. — Moi non plus. Mais j’annonce à maman que tu as de la monnaie plein tes poches.

Pierre. — Alors, tu fouilles dans mes poches ?

Mme Hamelin, énervée. — Oh ! tiens ! Prends ce billet de cinquante francs, et rapporte de la monnaie.

Pierre, ricanant. — Et avec ça ? (Levant les épaules.) Valet de chambre et garçon de recettes ! Jeune homme d’excellente famille !

Suzanne et sa mère le regardent sortir.

Mme Hamelin. — Est-il égoïste !… (Soupir.) Si je ne t’avais pas !

Suzanne. — Maman, au fond, il n’est pas méchant… Il nous aime bien… Il est pacha, parce que tu es trop bonne.

Mme Hamelin. — Ça, je ne peux pas m’en empêcher.

Suzanne. — Eh bien ! attends, je te dis encore : attends… avec Marinette !

Mme Hamelin. — Quelle erreur ! Tu es trop jeune, toi, pour comprendre. Dans le mariage, ce n’est pas l’homme qui change. Marinette a de petits airs résolus, parce que nous n’en sommes qu’aux fiançailles. Mais après la mairie et l’église !… Elle sera sa femme dans trois semaines ; dans quatre, elle sera plus bête que nous.

Suzanne. — Eh bien ! parions.

Mme Hamelin. — Soit.

Suzanne. — Quoi ?

Mme Hamelin. — Si tu gagnes, je te donne ma bénédiction.

Suzanne. — Oh ! ça ne te coûtera pas cher !

Mme Hamelin, souriant. — Mon enfant, tu ne peux rien avoir de mieux !

Suzanne, regardant dans le jardin. — Tiens, juste, voilà Marinette !

Mme Hamelin. — Et ce n’est pas nous qu’elle cherche.

Suzanne. — Il faut l’envoyer chez le pharmacien.


Scène IV

Mme Hamelin. — Bonjour, ma petite Marinette ! Avez-vous rencontré Pierre ?

Marinette. — Non, madame.

Mme Hamelin. — Il sort d’ici.

Marinette, vivement. — Il allait chez nous ?

Mme Hamelin. — Ah ! la gentille question ! Embrassez-moi.

Marinette. — Mais, madame, très volontiers.

Suzanne. — Et moi ?

Marinette. — Toi aussi tu ressembles à Pierre.

Suzanne, vivement. — Oh ! ce n’est pas vrai. J’ai quelque chose dans le nez, là, dans le croquant du haut. Mais toute la famille a le même nez. À part cela, je ne lui ressemble en rien, n’est-ce pas maman ?

Marinette. — Ça te déplairait tellement ?

Suzanne. — Et toi, ça t’emballerait tellement ? Tu l’aimes à ce point, le monsieur ?

Marinette. — En voilà une question indiscrète !

Mme Hamelin. — La réponse se devine.

Marinette, riant. — (Madame, je ne viens pas à confesse. Je suis venue voir où en étaient vos malles.

Mme Hamelin. — Pour nous aider ?

Marinette. — Non, pour m’amuser…

Oh ! qu’il est doux de ne rien faire…

Suzanne, à sa mère. — Là ! Qu’est-ce que je te disais ?

Mme Hamelin. — Oh ! ben, c’est joli ! Tous mes compliments. Vous êtes digne d’être un homme, ma petite Marinette.

Marinette. — Les hommes chantent cet air-là ?

Mme Hamelin. — Vous vous en apercevrez avec votre ami Pierre, le modèle du genre.

Suzanne. — Nous lui faisons sa malle ; tu lui feras sa malle.

Marinette. — Moi ? Je ne sais pas.

Mme Hamelin. — Comment, vous ne savez pas ?

Marinette. — Madame, je suis pour l’Évangile. Ne vous mettez pas en peine où vous trouverez de quoi boire, manger, et vous couvrir le corps. Considérez les oiseaux du ciel et les lis des champs, etc., etc…

Mme Hamelin. — Eh bien ! mon enfant, vous retardez de dix-neuf cents ans !

Marinette. — Madame, l’Évangile est éternel.

Mme Hamelin. — Vous voulez me faire enrager. Attendez donc que vous soyez ma belle-fille.

Marinette, qui rit. — Je parle très sérieusement. Les femmes s’occupent trop de choses inutiles et fastidieuses.

Mme Hamelin. — Fastidieuses, d’accord…

Marinette. — Et inutiles ! Pourquoi nous croire si indispensables ? Si on avait habitué les hommes, depuis qu’il y a des hommes, à se servir eux-mêmes…

Suzanne, éclatant. — Mais puisqu’on ne les a pas habitués !

Marinette, très gaie. — Eh bien ! je veux réformer tout ça, na !

Suzanne. — Toute seule ?

Marinette. — Qui m’aime me suive ! (Elle déclame comiquement.) Jusqu’ici, toutes les générations d’hommes ont réservé soigneusement à la femme les besognes abjectes. Cette raison d’habitude ne doit nous convaincre. Je fais grève !

Mme Hamelin. — Quel type !

Marinette. — Madame, vous êtes la première à vous plaindre ?

Suzanne. — Et moi la seconde.

Marinette. — Donc, vous voulez une amélioration ?

Mme Hamelin. — Oui, mais de là à l’obtenir…

Marinette. — Il y a juste le temps d’une petite grève.

Suzanne. — Quel type ! (Se frottant les mains.) Avec Pierre, ils vont être tordants, tous les deux.

Marinette. — Nous nous entendrons très bien. Nous avons un principe commun : nous donner le moins de mal possible. Donc, nous nous partagerons les embêtements.

Mme Hamelin. — Ah !… voilà où les petites filles sont innocentes ! Vous ne partagerez rien ! Pour que lui ait le moins de mal possible, il vous laissera toutes les corvées. Vous ne connaissez pas les hommes !

Suzanne. — Pauvre Marinette ! Elle se leurre !

Marinette. — Oh ! celle-là !… Tu es plus avancée que moi, toi, sur les hommes ?

Suzanne. — J’ai un frère.

Marinette. — Moi, un fiancé.

Mme Hamelin. — Attendez qu’il soit votre mari. Jusque-là…

Marinette. — Je me prépare…

Mme Hamelin. — À quoi ?

Marinette, riant. — À une bonne vie ! Ce n’est pas moi qui repasserai jamais l’essuie-meubles après la bonne !

Mme Hamelin. — Mon enfant, que le Ciel vous aide ! En tout cas, vous aurez toujours mon approbation. Je ne suis pas une maman rabat-joie. Je ne pense pas qu’il faille vous ennuyer toute votre existence, parce que nous en avons fait autant… Au contraire !… Mais réussirez-vous ? Le plus sûr, allez, serait de ne pas être femme !

Marinette. — Ça a bien des charmes…

Mme Hamelin. — Lesquels ?

Marinette. — Pendant qu’on est fiancée…

Mme Hamelin. — Ah ! oui, c’est le bon moment !… Et quand même, si vous pouviez changer, je vous dirais : « N’hésitez pas ! » Les hommes ! mais ils sont continuellement heureux, ces êtres-là ! Toujours avec un journal ou leurs livres. Il ne faut pas qu’on les dérange, pas qu’on fasse dé bruit. En rentrant, ils trouvent toutes prêtes leur écuelle et leur niche. Comparez cette vie à la vie d’une femme, qui doit penser à tout, qui tous les jours se remet à sortir des provisions…, à ramasser des miettes…, à compter du linge !…

Marinette. — Justement ! Vive la grève !

Mme Hamelin. — Quel type ! Quel type !

Suzanne. — Oui, mais raconte-t-elle tout ça devant Pierre ?

Marinette. — Je le lui ai raconté cent fois.

Suzanne. — Et qu’est-ce qu’il dit ?

Marinette. — Il dit comme moi. Tiens, le premier jour… Non, rien. Je t’expliquerai ça, quand ta mère ne sera pas là.

Mme Hamelin. — Eh bien ! c’est joli ! Mademoiselle, je ne quitte jamais ma fille !

Marinette. — Mais elle vous quitte quelquefois. Moi, j’ai déjà eu avec elle des conversations privées !

Mme Hamelin. — Tiens, sur quoi donc ?

Marinette. — Sur vous. Elle disait qu’elle vous adorait. Je répondais : « Pas tant que moi ! » Elle se rebiffait : « Je suis sa fille. Beaucoup plus que toi ! » Alors, j’éclatais : « Je l’aime cent fois plus que toi ! — Moi, cent une ! — Moi, cent deux ! Moi, toujours une fois de plus ! » Voilà.

Mme Hamelin. — Gamine !… Moi aussi, allez, je vous aime bien ! Et nous nous entendrons… (Marinette se met à rire.) Pourquoi riez-vous ?

Marinette. — Pour rien.

Mme Hamelin. — Encore ! Vous allez répondre tout de même. Vous me devez deux réponses. Pourquoi riez-vous, d’abord ?

Marinette, riant de plus belle. — À vous entendre, on croirait que c’est vous que j’épouse !

Mme Hamelin. — Eh, eh ! Il faut vous méfier…

Marinette. — Bon. C’est fait.

Mme Hamelin. — Deuxièmement : finissez votre histoire à Suzanne : le premier jour…

Marinette. — Oh ! que les mères sont curieuses ! (Avec un air sentencieux.) Eh bien ! madame, le premier jour où, avec M. Pierre…

Suzanne, la singeant. — M. Pierre !

Marinette. — Toi, tu m’agaces !

Suzanne. — Si tu crois que, par derrière, il t’appelle Mlle Marinette !

Marinette, haussant les épaules. — Madame, le premier où j’ai causé avec… votre fils, il m’a déclaré avoir horreur des jeunes filles popotes et ménagères. Il m’a dit : « Si vous croyez que c’est drôle d’épouser une femme qui traîne toujours avec une bouillotte ou un plumeau !… »

Suzanne. — Ça, c’est une pierre dans mon jardin.

Marinette. — Oh ! il ne m’a jamais rien dit de toi.

Suzanne. — C’est encore pis… Je sais ce qu’il pense… Je suis pour lui la petite bourgeoise inepte, pas moderne !… Toi, au moins, tu parles littérature !

Marinette. — Et tu es jalouse ? C’est le comble !

Suzanne. — Il ne s’agit pas de ça. Mais ce qu’il aime chez toi, c’est ce qui le change de moi.

Mme Hamelin. — Savez-vous que vous m’amusez ferme, toutes les deux ! (On cogne à la porte du fond.) Entrez !


Scène V

Mme Hamelin. — Ah !… bonjour, madame !

Mme Pharamond, saluant avec de petits gestes précieux. — Madame, mademoiselle…

Mme Hamelin, à Marinette. — Mme Pharamond, notre propriétaire. Mme Pharamond.) Ma future belle-fille.

Salut réciproque. Mme Pharamond murmure longuement : « Mademoiselle… »

Mme Pharamond. — Je n’arrive pas trop tôt, madame ?

Mme Hamelin. — Mais non, madame, tout est prêt ; nous allons pouvoir faire l’inventaire.

Mme Pharamond. — Oh ! madame, l’inventaire ! Un bien grand mot ! Je m’en rapporte à vous, madame.

Un temps.

Mme Hamelin. — Madame…, je dois vous avouer tout de suite que nous avons cassé quelques assiettes…

Mme Pharamond, surprise. — Ah ! (Amère.) Ce sont là, madame, des choses inévitables : on a des domestiques pour casser la vaisselle.

Suzanne, à Marinette. — C’est nous qui avons tout cassé.

Mme Pharamond, minaudant. — Ce ne sont pas mes assiettes à fleurs, madame ?

Mme Hamelin, désolée. — Mais… si, madame.

Mme Pharamond, surprise. — Ah !

Mme Hamelin, vivement. — Vous n’aurez, madame Pharamond, qu’à m’en dire le prix…

Mme Pharamond. — N’importe, madame, je ne pourrai pas les réassortir… Quand on est forcée de louer sa maison, il faut se préparer à des sacrifices… (Soupir.) On ne m’a pas cassé de verres à pied ?

Mme Hamelin. — Deux seulement…

Mme Pharamond, surprise. — Ah !… (Amère.) Ils m’avaient été donnés dans des circonstances !…

Gros soupir.

Mme Hamelin. — Madame Pharamond, pourquoi nous les avoir laissés ?

Mme Pharamond. — Madame, quand le besoin vous contraint d’introduire des étrangers chez vous, il faut en supporter les conséquences… (Soupir.) Avez-vous ma liste, madame ?

Mme Hamelin. — La voici, madame.

Mme Pharamond. — Alors, madame, nous pouvons commencer l’inventaire !

Mme Pharamond ajuste un lorgnon.

Mme Hamelin. — Voulez-vous que d’abord, nous montions dans les chambres ?

Mme Pharamond. — À votre gré, madame.

Mme Hamelin. — Ma petite Marinette, excusez-moi. Revenez nous voir après le dîner, hein ? avant le départ.

Marinette. — Entendu !

Mme Pharamond, saluant. — Mademoiselle…

Suzanne, à Marinette. — Je te laisse aussi, moi.

Marinette, à voix basse. — Tu as besoin de suivre cette bique ?

Suzanne. — Voilà tes amours !

Marinette. — Petite gale, va !


Scène VI

Pierre. — Tiens, vous êtes ici, vous ?

Marinette, très gaie. — Est-ce une interrogation ou une surprise ?

Pierre. — C’est une déception.

Marinette. — Charmant !

Pierre. — Une déception de n’avoir pas été là plus tôt.

Marinette. — Ah ! vous savez toujours vous retourner !

Pierre. — Pas quand je vous ai devant moi.

Marinette. — Oui. De face, vous vous payez mieux ma tête.

Pierre. — Je la paye moins que vous ne payez la mienne : c’est vous qui apportez la plus grosse dot.

Marinette. — Votre promenade vous a rendu clairvoyant.

Pierre. — Ma promenade ! Parlons-en ! Comme adieu au pays, j’ai été payer le pharmacien !

Marinette. — Ah ? Et alors ? Vous ne croyiez pas qu’on payait un pharmacien ?

Pierre. — Je ne croyais pas que c’était moi que la nature avait désigné pour ça !

Marinette. — Mon cher, vous êtes bâti exactement comme il faut pour payer un pharmacien !

Pierre. — Toujours la même ! On ne peut jamais parler sérieusement.

Marinette. — Vous avez des choses sérieuses à me dire ?

Pierre. — Oui.

Marinette, s’assied et prend son air grave. — Je vous écoute.

Pierre. — Encore des singeries !

Marinette. — Ah ! mais vous n’êtes pas poli !

Pierre. — Je suis trop énervé !

Marinette. — Pauvre petit monsieur…

Pierre. — Je voudrais sortir d’ici.

Marinette. — Et vous rentrez ?

Pierre. — Sortir… de ce milieu… Ma sœur m’agace ; ma mère me tue ! Ce sont des femmes intelligentes ; elles se conduisent comme de petites bourgeoises.

Marinette. — Vous leur reprochez de vous soigner trop bien ?

Pierre. — Je voudrais ne pas m’apercevoir qu’on me soigne !… Les femmes sont exagérées, même dans leurs vertus.

Marinette. — Quel bonhomme injuste vous faites !

Pierre. — Non. Je voudrais être loin…, avec vous tout près.

Marinette, se prenant la tête. — Oh ! attendez !… je m’embrouille !

Pierre. — Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ? Le « tout près » ? Je vais vous l’expliquer.

Marinette s’écarte. — Non, non, merci !

Pierre. — Alors, vous comprenez ?… Vous jouez l’innocente. Vous êtes une rouée ? Vous préparez contre moi des plans diaboliques, hein ?

Marinette. — Eh ! eh !

Pierre, très doucement. — Vous pouvez le dire… Soyez franche… Vous ne mentez jamais, vous ?

Marinette. — Le moins possible.

Un temps, sourires.

Pierre. — Comment m’aimez-vous ?

Marinette. — Comme vous êtes.

Un temps.

Pierre. — Je vous plais tout à fait ?

Marinette. — Je ne vous connais peut-être pas assez…

Pierre. — Et vous m’épousez ?

Marinette. — Pour vous connaître mieux.

Pierre. — Moquez-vous encore !… Ricanez. Vous ressemblez à certains masques japonais…

Marinette. — Merci !

Un temps.

Pierre. — Vous ne comprenez pas ce que c’est qu’aimer ?

Marinette. — Je ne sais pas.

Pierre. — Eh bien ! je vais vous le dire…

Marinette, reculant. — Ah ! non…, non, non !

Pierre. — Qu’est-ce que vous craignez ?

Marinette. — Que ça ne soit trop long. J’ai déjà entendu ça dans des soirées, des jeunes gens qui soupirent en vers. Merci !

Pierre. — Moi, je ne soupire pas, et je parle en prose… Marinette…, vous seriez la jeune fille la plus adorable que je connaisse…

Marinette. — Si vous n’en connaissiez pas d’autre ?

Pierre. — Sans cette petite manie de vouloir paraître ce que vous n’êtes pas.

Marinette. — Qu’est-ce que je parais ?

Pierre. — Vous paraissez vous moquer de tout.

Marinette. — Je me moque de ce qui n’est pas sérieux. Qu’est-ce que nous disons de sérieux ?

Pierre, gravement. — Enfin, Marinette, je vais devenir votre mari.

Marinette, éclatant de rire. — Oh ! pas cet air ! Je croirais épouser Barbe-Bleue !

Pierre. — Et vous aimez mieux épouser un polichinelle ?

Marinette. — Ni l’un ni l’autre. Je vous épouse, vous.

Pierre. — Allons, ça c’est gentil… Ça n’a l’air de rien, mais c’est gentil.

Marinette, vivement, en riant. — Eh bien ! vous voyez, je ne l’ai pas fait exprès !

Pierre rit aussi. — Vous n’avez pas fini de me faire enrager…

Marinette. — Bah !… Le mari déteint sur la femme : au bout d’un quart d’heure de mariage, la femme est douce comme un agneau, aux ordres de monsieur…

Pierre. — Qui est-ce qui vous a raconté ça ?

Marinette. — Je l’ai lu dans des livres… spéciaux.

Pierre. — En tout cas, je ne serai pas un tyran bien farouche.

Marinette. — Tant mieux !

Pierre. — Vous aviez peur ?

Marinette. — Pas autrement.

Pierre, piqué. — Suzanne, sans doute, vous a fait de moi un portrait aimable.

Marinette. — Suzanne ! La pauvre ! Elle ne me parle jamais de vous !

Pierre. — C’est pis… Je sais ce que je représente pour elle… Le prince du sang, le monsieur qui a besoin d’une horde de valets ! (Il se promène de long en large.) Moi qui évite même de parler à la bonne ! Moi qui suis toujours bien, pourvu qu’on me fiche la paix !

Marinette, riant. — C’est pour ça que vous m’épousez ?

Pierre. — Oh ! vous, ce n’est pas pareil… Vous on vous aime. De vous, on ne se lassera jamais.

Marinette. — C’est encore plus terrible.

Pierre. — Avec vous, je serai très heureux.

Marinette. — Soit.

Pierre. — Vous, vous avez été élevée avec indépendante, sans mesquinerie… Vous n’êtes pas tatillonne… Vous saurez en prendre et en laisser !

Marinette. — Surtout en laisser !

Pierre, très content. — Parbleu ! (Il lui presse les mains.) Vous verrez cette joie !… Comme je vous embrasserai !…


Scène VII

Suzanne. — On peut entrer ?

Pierre. — Non.

Suzanne. — Ce n’est pas pour moi. C’est pour Mme Pharamond.

Pierre. — Eh bien ! non !

Suzanne. — La voilà.

Pierre. — Alors, ne demande rien ! (À Marinette.) Venez dans le jardin. Fuyons cette bique. (En s’en allant.) C’est comme ça tout le temps. On me dit par exemple : « Veux-tu être tranquille ? — Oui. Je veux être tranquille. — Alors, déplace-toi pour qu’on balaie sous ton fauteuil… » C’est comme ça tout le temps !

Ils sortent.

Mme Pharamond. — Ah ! madame !… Si l’on n’était pas forcé par la fatalité… livrerait-on jamais son chez soi ! (Soupirs profonds.) Voyons, madame, ici, nous avons… (Elle appelle comme si elle comptait du linge.) Un buffet.

Mme Hamelin. — Voici.

Mme Pharamond. — Une table sculptée.

Mme Hamelin. — Voici. (Mme Pharamond regarde avec minutie.) Oh ! elle n’est pas détériorée, madame Pharamond.

Mme Pharamond. — Je ne regardais pas cela, madame. Elle me semblait avoir un pied de moins !

Mme Hamelin, sautant. — Un pied de moins !

Mme Pharamond. — Oui, oh ! peu importe, madame… Ma pauvre tête est si brouillée. (Elle continue d’appeler.) Six chaises ; une lampe de cuivre. (Elle met son nez dessus.) Astiquée à merveille : on se voit dedans.

Suzanne, à part. — Mais on ne voit rien avec.

Mme Pharamond. — Une étagère avec trente-cinq bibelots de valeur.

Mme Hamelin. — Madame, ils sont intacts dans l’emballage. Nous les y avons mis devant vous le jour de l’arrivée.

Mme Pharamond. — C’est vrai, madame, vous aviez peur de les casser… Vous avez eu tort… Je n’y tenais guère. (Soupir.) La vaisselle, nous l’avons vue… (Avec emphase.) Restent les jardins… Avez-vous été satisfaite des fleurs ?…

Elle sort avec Mme Hamelin.


Scène VIII

La Bonne. — Mademoiselle, peut-on mettre le couvert ?

Suzanne. — Je crois bien !… Je vous aide… Dépêchons-nous. Nous sommes en retard. Avec cette bique ! (Elles prennent toutes deux des assiettes que la bonne a apportées. Suzanne en lâche une, qui se casse.) Oh !… La mère Pharamond est passée !

Elle met les verres.

La Bonne. — Deux verres, mademoiselle, à M. Pierre pour sa poudre.

Suzanne. — Oh ! aujourd’hui, il se contentera d’un verre. Pas de complications.

Mme Hamelin, rentrant. — Ah ! le couvert. Très bien. Marie, servez-nous vite. Nous avons juste trois quarts d’heure pour tout finir. (À Suzanne.) Où est Pierre ?

Suzanne. — Tu ne l’as pas vu dans le jardin ?

Mme Hamelin. — Non.

Suzanne. — Il était avec Marinette.

Mme Hamelin. — Il faut qu’il vienne, ou alors qu’il dîne avec elle.

Suzanne, courant à la fenêtre. — Pierre !

Pierre, du jardin. — Hé ?

Suzanne. — On dîne.

Pierre. — Zut.

Mme Hamelin. — Il est charmant !

Suzanne. — On ne peut pas être fiancé et rester charmant avec sa sœur.

Mme Hamelin. — Ni avec sa mère. Oui… Je voudrais bien que ce soit fini, qu’il soit marié !

Suzanne. — Moi, il me suffirait d’être au jour du mariage.

Mme Hamelin. — Pour mettre ta robe ?

Suzanne, riant. — Non, pour voir si Marinette est décoiffée.

La Bonne, en hâte. — Voilà la soupe !

Mme Hamelin, courant à son tour à la fenêtre. — Pierre, nous mangeons sans toi !

Pierre, du jardin, impertinent. — Bon. Vous êtes assez grandes ? Ne vous brûlez pas.

Mme Hamelin, à Suzanne. — Tu l’entends ? Il recommence ! Il ne va pas faire un pas plus vite que l’autre jusqu’au train. Je t’ai dit : « Bienheureuses si nous ne le hissons pas dans un wagon ! » (Résolue.) Mangeons.

Bruit de cuillers ; un temps.

Suzanne. — Faut-il préparer sa poudre ?

Mme Hamelin, sèchement, — Non ! Mangeons ! Il bavarde, il s’amuse. Eh bien ! il fera ses affaires, et il dînera comme il pourra. (Bruit de cuillers plus précipité.) Sonne Marie. (Sonnette. Marie entre.) Marie, le jambon, les légumes, tout à la fois ! Sinon, vous n’aurez jamais le temps de laver vos assiettes, et nous raterons le train.

La Bonne, en sortant. — Oui, madame.

Silence.

Mme Hamelin, brusquement, à Suzanne. — Donne-moi un autre verre.

Suzanne. — Pour toi ?

Mme Hamelin. — Non, pour lui… Pour lui préparer sa poudre !… Il faut bien !… Ce qu’il m’horripile !… (Elle prépare la poudre. Pierre entre avec beaucoup de calme.) Déjà ? (Silence. Il furette sur la cheminée.) Ne te presse surtout pas. (Silence.) Je te préviens que ton potage est froid. (Silence.) Tu ne sais sans doute pas à quelle heure est le train ?

Pierre, très naturel. — Non.

Mme Hamelin, regardant sa fille. — Il va me faire pleurer !

Pierre. — Pourquoi ?… C’est vrai… je ne sais pas à quelle heure…

Suzanne, vivement. — Oh ! tais-toi !

Mme Hamelin. — Oh ! oui, tais-toi ! (Un temps assez long.) As-tu rencontré le cocher, par hasard ?

Pierre. — Le cocher ?

Mme Hamelin. — Oui, pour les malles !

Pierre. — Non.

Suzanne. — Tu en es sûr ?

Pierre. — Non…

Mme Hamelin. — Eh bien ! qu’est-ce que tu dis, alors ?

Pierre. — Mais je ne le connais pas, moi, le cocher !

Mme Hamelin, à Suzanne. — Je te dis qu’il va me faire pleurer !

Suzanne, lui tendant son verre. — Prends ça, bois, et de grâce, tais-toi !

Il prend le verre et tourne une petite cuiller dedans. Puis, il se décide à boire, La bonne apporte le jambon et les légumes.

Mme Hamelin. — Tu devrais déjà avoir fini ta soupe !

Pierre, croisant les bras. — Non !… mais sans rire…, c’est une comédie !… Je n’ai plus deux ans ! (Il s’assied avec calme.) Je saurai prendre le train, comme vous, et dîner avant…, mieux que vous. (Il déplie lentement sa serviette.) J’en ai pour un quart d’heure, moi, à dîner…

Mme Hamelin, mâchant fiévreusement. — Mais, nous n’avons pas un quart d’heure à te donner ! Il nous faut les assiettes dans cinq minutes !

Pierre. — Dans cinq minutes ? Alors, c’est pire qu’au buffet !

Mme Hamelin, impérative. — Avale ta soupe !

Pierre. — C’est effrayant ! (Il remue sa cuiller dans son potage.) On croirait qu’on part… pour le tour du monde !… au moins ! Et encore, ça ne serait pas une raison pour partir à jeun…, au contraire… C’est une sottise de commencer un voyage l’estomac vide, ou mal rempli… Dieu que c’est chaud !… Je serai bien mieux que vous, moi, cette nuit. Je digérerai. Vous, vous avez déjà une congestion… Oh ! c’est brûlant, cette ordure-là… Marie !

Mme Hamelin. — Veux-tu laisser la bonne !

Pierre. — Je ne peux pas ingurgiter ça ! (À la bonne qui entre.) Marie, une autre assiette.

Mme Hamelin. — Ah ! mais non !

Pierre. — Je la laverai.


Mme Hamelin, désespérée. — Nous n’en sortirons pas !

Pierre. — Enfin, je vous en prie, quand est votre train ?

Suzanne. — À sept (heures cinquante-cinq, pour la trentième fois.

Pierre. — Sept heures cinquante-cinq ? Et il est sept heures moins le quart. Et la gare est à deux secondes, et le train a toujours une heure de retard !… Vous vous payez ma tête ! (Il prend une assiette des mains de la bonne.) Merci, Marie. J’ai le temps de dîner trois fois !

Mme Hamelin. — Naturellement, pacha !

Suzanne. — Parce qu’après tu n’as rien à faire !

Mme Hamelin. — Mais nous !

Pierre. — Vous ? Vous avez à vous faire de la bile !… Oh ! puis, écoutez, dans cinq minutes, là, j’aurai mangé, tout mangé… parions ! Mais laissez-moi cinq minutes ! (Mme Hamelin et Suzanne haussent les épaules. Silence. Il reprend peu à peu sa figure souriante.) D’ailleurs, je ne peux pas avaler… (Il se prend le cou.) Ça me serre là.

Mme Hamelin. — Tes sacrifices qui t’étouffent ?

Pierre. — Non…, je n’aime pas les sacrifices humains. Mais… je suis amoureux…

Suzanne, faisant signe à sa mère qu’il ne mange toujours pas. — Nous pouvons parier.

Pierre. — Gare ! Mes explications sont comprises dans les cinq minutes !

Mme Hamelin, appelant. — Marie ! (La bonne accourt.) Le dessert, Marie.

Pierre, avalant sa soupe à grandes cuillerées. — Et moi, le jambon, Marie ! le jambon express, le jambon fantôme ! que j’en fourre dans mes poches pour la nuit !

Il sort du papier de ses poches.

Suzanne. — Qu’est-ce qu’il va faire de bête ?

Pierre. — Puisque je n’ai pas le temps de manger au buffet maternel, je me prépare un panier-repas.

Suzanne. — Voyons…

Mme Hamelin. — Laisse-le donc ! Il est fou !

Mme Hamelin se lance nerveusement des grains de raisin dans la bouche.

Suzanne. — Moi, il me ferait pleurer d’énervement aussi !

Mme Hamelin. — Ah ! ne me dis pas ça ! Je ne sais pas ce qui me retient !

Pierre, sarcastique. — Qu’est-ce que ça sera quand vous me perdrez ?

Suzanne, horripilée, lui tendant un compotier. — Tu ne prends pas du raisin avec ton jambon ? Piques-en donc des grains dedans.

Pierre, calme. — Tiens, c’est une idée ?…

Il prend du raisin.

Mme Hamelin. — Ce qu’il me fait mal aux nerfs ! Oh !

Elle se met à pleurer.

Suzanne. — Maman ! Voyons, maman !

Mme Hamelin, se levant. — J’aime mieux m’en aller ! Je ne veux plus le voir !

Suzanne. — Maman !… Maman !…

Elle suit sa mère, en commençant de pleurer aussi.

Pierre, seul. — Ça y est !… Ça devait éclater. Orages féminins. Du bruit, beaucoup d’eau, et les hommes très embêtés… (Un temps.) Enfin…, ça va toujours me permettre de manger quelques fruits sereinement. (Rentrée de la bonne. Irrité.) Vous revenez chercher ma dernière assiette ? Bon. Enlevez ma dernière assiette. Je mangerai dans le creux de ma main. Enlevez mon verre : je vais boire d’avance. Enlevez la table : je m’installerai sur mes genoux. Enlevez ma chaise : je m’assiérai par terre. Et enlevez-vous : je serai beaucoup mieux !

La Bonne. — Monsieur…, c’est pour le train.

Pierre. — Mais filez-y donc au train ! Courez le chercher à la station d’avant !

Alors, la bonne, vexée, retire le couvert, puis la nappe ; et elle le laisse avec sa seule assiette sur le bois de la table. Il se réinstalle bien, et se met à éplucher tranquillement une poire. Un temps.


Scène IX

Marinette, paraissant à la porte. — On peut entrer ?

Pierre. — Tiens, c’est vous ?

Marinette. — Je vous apporte le livre promis.

Pierre se lève. — Oh ! vous êtes gentille… (Bafouillant.) Merci bien. Voulez-vous le poser là ?… J’ai les doigts pleins de jus de poire.

Marinette. — Vous finissez votre dernier repas… tout seul ?

Pierre se remet à sa poire. — Oh ! naturellement, seul ! Il y a eu ce qu’il y a toujours : la crise de larmes fatale… Madame énervée ! Mademoiselle fait comme sa mère… Alors, on s’en est pris à moi, pour tenir un prétexte ; et, après m’avoir maudit, on est monté dans les chambres, sangloter et se retremper à deux : « Ah ! Suzanne, si je ne t’avais pas ! — Ah ! maman, si je ne t’avais plus ! » Cette poire est, d’ailleurs, une merveille… Et alors, voilà : je reste méditatif, et me nourrissant par raison ; mais le fait même que je me nourris crispe ces dames.

Marinette. — Alors, ce n’est pas le moment de monter les voir ?

Pierre. — À moins que vous ne vouliez pleurer avec elles. C’est très féminin, vous savez… C’est un spectacle courant que je vous offre là. L’homme seul, et la femme, ou les femmes s’arrachant les cheveux à côté… Vous en viendrez là aussi.

Marinette, souriante. — Ah !

Il reprend une seconde poire.

Pierre. — Oui… Ces poires sont une preuve de l’existence de Dieu.

Marinette. — Vous croyez en Dieu ?

Pierre. — Quand j’ai le temps. Ce soir, n’est-ce pas, il faut que je m’étouffe. Je prends un train !

Marinette. — Avez-vous quelque chose à finir ? Je vous aiderais.

Pierre. — Ah ! si vous voulez.

Marinette. — Alors ? Quoi ?

Pierre. — Mais… je ne sais pas.

Marinette. — Les malles sont terminées ?

Pierre. — Sans doute.

Marinette. — On peut mettre les courroies ?

Pierre. — Il y a des courroies ?

Marinette. — Ça avancera votre maman.

Pierre. — Soit… (Un temps.) Qu’est-ce que ça peut être, ces poires-là ? C’est du beurré, hein ?

Marinette, pendant qu’elle attache les courroies des malles, en riant. — Les bonnes poires, c’est toujours du beurré. Elles sont dures, vos courroies.

Pierre, la bouche pleine. — Oui. Pourquoi, pendant qu’on y est, ne cachette-t-on pas les malles ?

Marinette. — Les voilà toujours bouclées… Dites, je m’en vais, maintenant. Je vous trouverai au train.

Pierre. — Au train ? Bon ! Bien. (Il se lève et lui prend les mains.) Savez-vous… que ça va me faire mal de vous quitter…, même pour trois jours…

Marinette. — Peuh ! vous mangerez des poires ! Vous n’en avez plus ? Je pourrais vous en apporter pour la nuit.

Pierre. — Vrai ?… J’accepte ! Ça m’adoucira les propos de ma famille… (Il sourit.) À tout à l’heure !

Elle sort.


Scène X

Suzanne rentre à gauche, les yeux rouges, un peu raide, en laissant la porte ouverte. Sa mère appelle d’en haut : « Suzanne. »

Suzanne. — Maman ?

Mme Hamelin. — Mets les courroies aux malles, ma petite.

Suzanne. — Bon.

Elle va vers les malles, et s’arrête, surprise. Elle regarde son frère, qui ne la regarde pas.

Mme Hamelin, entrant, les yeux rouges. — Tu as entendu, pour les malles ?

Suzanne. — Oui, Maman… Mais… (À mi-voix.) C’est fait…

Un temps.

Mme Hamelin, stupéfaite. — Lui ?

Suzanne. — Dame !…

Alors, elles hésitent, sourient, s’attendrissent et tout d’un coup, ensemble, courent l’embrasser.

RIDEAU
Le Pacha


(Dessins de J. Touchet.)