Louis-Michaud (p. 183-191).

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La Tache carrée



Le Péril Bleu » ! die Blaue Gefahr ! the Blue Peril ! el Peril Azul ! il Perile Azzuro ! — ce terme journalistique eut la fortune de son cousin le vocable « Sarvant ». Son emploi devint universel. Et même, il exerça sur la pensée du monde une influence des plus curieuse.

Le pouvoir des mots ne connaît pas de limites. On avait désigné la nouvelle plaie du nom de Péril Bleu parce que les agresseurs empruntaient le chemin du ciel : mais, pour l’heure, à force de vérifier l’inanité des perquisitions mondiales, à force de lire, de dire et d’entendre « Péril Bleu », on inclinait à croire que l’ennemi c’était le ciel lui-même, et non plus que les larrons s’allaient rembucher dans un fort terrestre, après l’avoir utilisé comme une route de saphir. Il fallait un raisonnement pour remettre les choses au point. Alors on apercevait l’immense difficulté des recherches. On se représentait les myriades d’explorateurs en train de parcourir les steppes, les brousses, les jungles, les maquis, afin de découvrir le gîte des Sarvants ; et l’on saisissait combien de lieux pouvaient échapper, sur le vaste globe, à leur perspicacité. On pensait aux forêts vierges, aux montagnes inabordables, aux cavernes dont l’ouverture est une faille imperceptible ; on pensait à des bastilles souterraines et jusqu’à des constructions sous-marines. Mais l’idée de l’eau ramenait l’idée de l’air, et de nouveau les plus pondérés se surprenaient à l’examen du ciel, ainsi que l’on guette un repaire de brigands. Méprise singulière et singulièrement répandue, puisque les astronomes s’y laissaient aller.

Mais oui, c’est à peine croyable : eux, les familiers de l’éther, les confidents d’Élohim, ils n’envisageaient pas toujours l’objet de leur étude comme ils l’avaient fait jusqu’ici et comme il eût été raisonnable de le faire encore. C’est en vain que rien n’était changé dans la mécanique céleste ; plus d’un Laplace confessa l’émotion qu’il avait ressentie à considérer le firmament, et les calculs d’observatoire regorgent d’erreurs en l’année 1912.

M. Le Tellier suivit l’exemple de ses confrères.

Ce n’est pas que le ciel eût gardé pour lui son charme d’autrefois, ni que l’astronome se crût obligé de travailler pour le moment aux ouvrages de sa profession ; le malheur avait rabattu son attention sur les affaires d’ici-bas, et depuis son départ de Paris, M. Le Tellier n’avait pas dirigé la moindre lunette vers la moindre planète.

Mais parfois, au cours d’une veille enfiévrée, il s’accoudait devant la nuit, dans la fraîcheur, et là, méditait, non pas en physicien réfléchi, mais en rêveur désespéré. Il ne voyait plus les astres avec des yeux de savant, tels des univers dont il savait tout ce que l’homme d’aujourd’hui peut en savoir ; il les voyait comme des points brillants qui sont d’un aspect féerique. Les lunes, les soleils, les Mars et les Vénus, Saturne, Aldébaran, Cassiopée, Hercule, n’étaient plus pour lui des sujets d’analyse et des raisons de chiffres, désignés par les lettres de l’alphabet grec ; c’étaient des grains d’aurore éparpillés dans l’ombre. Et maintenant il regardait surtout le noir entre les étoiles.

L’image de son fils et de sa fille ne quittait plus sa rétine. Leur souvenir emplissait son âme. Il se les figurait au cœur de l’Afrique, dans une citadelle entourée de lianes infranchissables, — puis au sein du Mont Blanc ou de l’Himalaya, prisonniers d’oubliettes plus creusées que des mines, — puis reclus sous la mer, en de bizarres cellules d’acier… Enfin, succombant à la contagion, il interrogeait le ciel d’un regard de terreur, et prononçait tout bas

— « Le Péril Bleu ! »

Mais, d’un effort, il secouait l’absurde obsession, se gourmandait d’y avoir cédé, et pour la chasser, pour assainir ses idées, il se forçait à choisir un astre dans une constellation, à repasser l’histoire de sa connaissance et à réciter ses nombres d’espace et de temps.

On le devine : à ces heures scientifiques, l’astre qui sollicitait davantage ses regards était Véga, ou alpha de la Lyre, — cette Véga dont il avait cessé l’observation pour venir à Mirastel, laissant là des travaux qu’il comptait reprendre quinze jours plus tard et qu’après deux mois il n’avait pas repris. — M. Le Tellier se plaisait donc au spectacle de la belle étoile blanche vers quoi le Soleil nous entraîne. Elle semblait l’attendre, et longtemps il admirait l’éclatante pâleur que son hydrogène lui procure.

Le 6 juillet, vers une heure du matin, fuyant une alcôve hantée de cauchemars, il se mit au balcon et chercha l’étoile Véga.

Elle atteignait le point culminant de son orbe ; elle allait passer au plus près du zénith, à quelques degrés vers le sud. Pour la voir, il fallait lever la tête et regarder presque au centre des cieux. Elle glissait, candide et sereine, de gauche à droite…

Mais, en coupant le méridien du lieu, c’est-à-dire parvenue au sommet de sa course, — tout à coup elle s’éteignit.

M. Le Tellier fit un haut-le-corps. Il n’était pas revenu de sa stupeur, que l’étoile brillait de plus belle et continuait sa ronde autour de la Terre, s’abaissant du côté de l’ouest.

L’astronome ne la quittait plus des yeux. Ivre d’énergie et de curiosité, il la suivit passionnément jusqu’au matin qui l’effaça. — Il avait épié sans défaillance le retour d’un phénomène que son œil expert n’eut pas l’occasion de réobserver.

Il mit alors sur le compte de la fatigue et de l’énervement ce qu’il traita d’aberration d’optique, et s’en fut dormir.

Cependant, au réveil, il se consulta. Hum ! une hallucination ? Peut-être. Mais il doutait. En tout cas, cette apparence d’extinction n’avait pas été produite par un scintillement plus long que les autres ; il en était sûr ; la disparition de l’étoile avait duré pour cela trop de temps, — un temps que sa vieille expérience évaluait à cinq secondes. — Et puis non, non : il avait bien réellement assisté à la disparition momentanée de Véga, et rien de connu, rien de prévu ne pouvait l’expliquer… Le plus raisonnable était de supposer qu’un astéroïde avait passé devant l’étoile et provoqué son occultation… Mais alors un bolide obscur ?… Hum ! hum !…

(Or, il importe de le spécifier, M. Le Tellier possédait l’assurance absolue que nul oiseau, nul aérostat n’était venu s’interposer entre Véga et son œil. Pour masquer pendant cinq secondes une étoile de première grandeur, il eût fallu l’intervention d’un oiseau ou d’un aérostat si rapprochés du spectateur, que celui-ci les eût fatalement remarqués dans la nuit lumineuse.)

Ce petit incident stellaire, constaté par un tel homme, prenait une importance capitale, Ce détail qu’un autre n’aurait pas même aperçu, M. Le Tellier le rumina toute la journée. Et le résultat de ses délibérations fut qu’il se rendit, à la brune, dans l’observatoire de la tour, l’inventoria soigneusement, essaya le mouvement d’horlogerie de la lunette équatoriale, nettoya les lentilles, ouvrit dans le dôme une fente qui le partagea tout entier d’une arcade de vide, puis — ayant ainsi dégagé la bande d’infini où Véga décrirait sa courbe — il mit sa montre à l’heure sidérale, et visa dans la lunette un point de l’horizon.

Cela fait, il attendit sans patience le lever de l’étoile, l’aube de ce soleil éperdument lointain, mêlé ex abrupto à ses plus graves préoccupations et fixant son intérêt à des milliers de kilomètres, au moment précis où il s’était demandé : « Où sont les victimes du Sarvant ? »

Cette pensée lui brûlait le cerveau. Et quand parut Véga, quand il vit l’atome aveuglant au milieu du disque nocturne découpé par l’objectif, — il dut se raidir contre lui-même.

— « Allons donc ! femmelette ! »

D’un coup de pouce, il déclencha le mouvement d’horlogerie, et la lunette obéissante accompagna l’étoile dans sa marche.

C’était une bonne lunette astronomique d’amateur. Elle mesurait un mètre de long et grossissait modestement cinquante fois. Mais le grossissement avait peu d’importance à l’égard de Véga elle-même, si éblouissante qu’elle fût, les meilleurs télescopes ne pouvant rapprocher les étoiles — parce qu’elles sont trop loin — et ne servant qu’à les rendre plus nettes.

Aussi bien M. Le Tellier commençait-il à pressentir que Véga ne jouait en ceci qu’un rôle de comparse ; car le temps s’écoulait sans qu’il remarquât la moindre anomalie dans la conduite de l’astre.

Minuit sonna.

M. Le Tellier ne quittait pas l’oculaire. Tout autre qu’un astronome s’y fût lassé ; mais il gardait la vue limpide et l’esprit en éveil. L’étoile et lui s’examinaient. Les rouages, réglés sur la fuite du ciel, ronronnaient discrètement, et le petit télescope se cabrait d’un geste uniforme, insensible, neutralisant la rotation de la Terre et contraignant l’observateur à se déplacer continuellement.

Bientôt le tube se trouva presque droit, braqué à sept degrés au sud du zénith ; Véga repassait à sa culmination ; et M. Le Tellier, couché la tête renversée, eut un frémissement : — elle avait encore disparu. — Au même instant, il lui sembla que le rond bleu s’obscurcissait…

Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Véga reparaît, et le champ s’éclaircit.

— « C’est une éclipse ! »

En un rien de temps, l’horlogerie est arrêtée. L’astronome saisit le chronomètre dont il a poussé le déclic à la disparition de l’étoile : l’occultation a duré quatre secondes neuf dixièmes. Il prend l’heure, consulte la Connaissance des Temps : l’éclipse s’est produite à la même minute, au même endroit que la veille. L’écran qui s’est interposé entre la Terre et Véga est donc un objet se mouvant avec notre planète, un corps solidaire de notre globe, qui reste immobile au-dessus du Bugey et qui est situé à sept degrés au sud du zénith de Mirastel.

Mais à quelle hauteur ?

L’astronome va l’estimer. En effet, depuis qu’elle est enrayée, la lunette se soumet au virement de la Terre, elle est rentrée dans l’ordre général, et il suffit de la ramener très peu en arrière pour qu’elle ajuste inébranlablement le point mystérieux. Une manivelle qu’on tourne la fait rétrograder d’un millimètre, et dans le champ télescopique traversé pourtant par d’autres étoiles, le ciel se réassombrit, et les astres, qui cheminent, s’éteignent un par un.

— « Ça, » se dit M. Le Tellier, « cette vapeur obscure, c’est une chose qui n’est pas mise au point, tout simplement. »

Deux tours de vissage au bouton moletté : le tube de l’oculaire s’enfonce dans le tube de l’objectif, et voilà que la buée diffuse se ramasse, se condense, se solidifie et devient une tache carrée, noire, insolite.

— « Qu’est-ce que c’est que ça ? »

À l’œil nu, tout là-haut, on ne voit absolument rien ; cette chose est beaucoup trop éloignée. Mais dans la lunette, elle est aussi franche et fixe que Véga l’était tout à l’heure. Et cette fixité intrigue M. Le Tellier.

— « Sans aucun doute, » pense-t-il, « voici découverte l’île aérienne où mes enfants sont retenus par des coquins. Mais comment diable ce ballon titanesque est-il amarré ? Il se tient ferme dans l’atmosphère comme un rocher battu des flots !… Sa nature, en tout cas, ne fait pas question. C’est un aérostat, forcément…, ou quelque chose de similaire… C’est une invention des hommes, qui n’intéresse en rien la météorologie… Mais il faut que cela soit diantrement élevé, pour être invisible au grand jour, sans télescope !… Ah ! nous disions : quelle est sa hauteur ? — Problème facile. »

Ayant allumé une petite lampe-briquet, il contrôla de quelle quantité il avait dû raccourcir la lunette pour mettre au point. Il fit ensuite un calcul, et son visage, brusquement stupéfait, se rembrunit.

— « Cinquante mille mètres ! » murmura-t-il. « Comment ! cette machine-là est à cinquante kilomètres !… Il y a donc encore de l’air respirable à cette altitude ? On peut donc vivre à plus de douze lieues du sol ?… Je délire !… C’est contraire à toutes les théories admises !… »

Un morne abattement succédait à la fierté de sa trouvaille, à l’entrain quasi joyeux qu’il venait d’éprouver. Déjà il avait rêvé d’une escadre d’aéronats faisant le blocus de cette bouée maudite. Mais 50.000 mètres !… Aucun ballon ne pourrait monter jusque là. Les Sarvants étaient hors de portée !

Et cette tache, alors, qu’était-ce donc ?

Il se remit à l’oculaire. La tache ne changeait ni de forme, ni de couleur.

— « Elle n’est pas très grande », songea M. Le Tellier.

Il mesura ses dimensions — fit encore des calculs, où entraient les coefficients de grossissement et de hauteur — et déduisit qu’en réalité ce carré noir avait soixante mètres de côté.

Quand il aurait chiffré et lorgné tout le reste de la nuit, son savoir ne s’en serait pas augmenté d’un iota. Il comprit qu’il était raisonnable d’attendre le jour et d’étudier la tache une fois éclairée… Bonne résolution, impossible à tenir. Il acheva la nuit au bout de sa lunette, remuant des conjectures prodigieuses et se parlant de la sorte à lui-même :

— « Une bouée, parbleu ! J’y reviendrai toujours, en dépit de tout. Ce ne peut être qu’une bouée dont je n’aperçois que le fond…, une espèce de ballon ultra-perfectionné, qui se maintient dans un air raréfié… Que cela ne soit pas en rapport étroit avec les rapts, voilà qui est inacceptable. Tout concorde… Et pourtant, je ne puis comprendre… Quel intérêt ont-ils, ces chenapans, à jucher si haut leurs victimes ? La moitié d’une telle distance suffisait amplement à les protéger de toute incursion… Pourquoi cet appareil de terrorisation aussi : ces minéraux, ces végétaux cambriolés ?… Pourquoi nous faire attendre si longtemps leur lettre de chantage ?… De quel engin subreptice et nouveau font-ils usage pour enlever leur proie jusqu’à cette bouée-ballon ?… Et cette science merveilleuse, où l’ont-ils puisée ?… Enfin, qu’est-ce donc que ces gens qui font des miracles d’audace, de génie et de méchanceté ?… »

M. Le Tellier n’avait pas énuméré le quart de toutes les questions qui se pressaient à ses lèvres ; — un coq chanta.

Le soleil levant frappait la tache par-dessous. On voyait distinctement que c’était une chose vague, un solide plat, composé de pièces brunes, rectangulaires, avec entre elles des lignes incolores très fines.

Sans trop de réflexion, « pour voir ce que ça donnerait », l’astronome intercala une lentille entre l’objectif et l’oculaire, afin de redresser normalement l’image, que les lunettes astronomiques forment à l’envers. Cette métamorphose du télescope en longue-vue terrestre demeura sans effet notable, le dessous d’un corps n’ayant pas de sens.

L’astronome s’énervait. Parfois, il s’efforçait sans y réussir d’apercevoir la tache directement. Le ciel turquoise était d’une pureté sainte-virginale, exempte du plus faible soupçon de brun, de la plus infime molécule de blond ou seulement de bleu plus foncé. Trop loin ! trop loin ! La tache, ainsi, ne pouvait être perçue, même si l’on négligeait de compter avec l’épaisseur de l’air, jamais totalement lucide malgré son apparence et toujours teinté d’azur assombrissant.

Et M. Le Tellier, revenu à l’oculaire de la lunette, n’y découvrait rien de nouveau.

Il espionna sans se lasser le fond de cette chose énigmatique. Il surveillait davantage les bords du carré, et surtout celui du nord, qui devait mieux s’offrir aux investigations, étant donnée la position légèrement méridionale de l’objet par rapport à Mirastel. Il voulait qu’il y eût le long de ces bords, tout autour de la tache, une balustrade, un garde-fou, un bastingage, une barre d’appui plus ou moins baroques ; et il escomptait l’apparition de quelque tête infinitésimale et adorée qui se pencherait au-dessus de l’abîme, grosse comme une tête d’épingle…

À la fin, il s’arracha de l’épuisante contemplation. Trois heures de patience ne lui avaient appris rien de nouveau. Le plafonnement gênait. Il fallait observer la chose de profil et non par-dessous. Donc il fallait l’observer de plus loin. — Oui, mais, dans ce cas, une lunette d’amateur ne suffirait plus. Les grands télescopes devenaient indispensables…

Et tout à coup, ce trait de lumière dans son raisonnement : l’équatorial de Hatkins ! Le rêve ! Un grossissement de six mille diamètres ! Six mille au lieu de cinquante ! — Fort bien encore. Mais, de Paris, à plus de cinq cents kilomètres de Mirastel, est-ce qu’on pourrait voir la chose ? Est-ce que la rotondité de la Terre n’empêcherait pas qu’on la vît ? Est-ce que la chose ne serait pas, pour le rayon visuel, au-dessous de l’horizon parisien ?

Vite, un crayon, du papier, une table des logarithmes…

Tout va bien : cela sera visible, à vingt kilomètres au dessus de l’horizon !

Le soir même, à Culoz, M. Le Tellier prenait l’express de Paris.