Louis-Michaud (p. 174-179).

xxi

Le Péril Bleu



Mobiliser les troupes alpines, c’était depuis longtemps un fait accompli. Sous prétexte de manœuvres — afin, paraît-il, d’éviter une recrudescence de l’affolement public — le pouvoir avait ordonné des battues militaires, et chaque garnison prenait les armes tour à tour. On explorait le Bugey de fond en comble, sans éveiller de soupçons. Les reconnaissances d’officiers s’y accordaient avec les inquisitions de la Sûreté ; l’armée et la police agissaient parallèlement ; l’inspecteur Garan, revenu de ses erreurs, avait coopéré maintes fois aux stratégies les plus astucieuses.

Mais, ni dans les Alpes, ni dans le Bugey, le Sarvant ne se laissait même entrevoir.

Les bouges des faubourgs, les caves et les égouts des villes, les souterrains des vieux donjons, les carrières, les gouffres, les grottes, les forêts, les cryptes des ruines et les catacombes des abbayes furent explorés sans résultat. L’antre des flibustiers demeurait une énigme. Les dirigeables et les aéroplanes prêts à s’élancer derrière le ballon-fantôme restaient inactifs, et ceux qui croisaient dans l’atmosphère, au-dessus des mornes solitudes, revenaient bredouille de la chasse aux Croquemitaines.

À l’heure où M. Monbardeau réclamait la mobilisation des Alpins et fulminait contre le ministère, il y avait donc bel âge que l’œuvre de l’État s’était donné carrière en Bugey comme aux alentours, avec une discrétion que motivaient non seulement le trouble des citoyens (il nous semble, au contraire, que l’aspect des troupes les eût rassurés) mais aussi la peur d’une gigantesque plaisanterie plus ou moins cléricale. Les Camelots du Roy, par exemple, étaient capables de toutes les impertinences, du moment qu’il s’agissait de ridiculiser le régime.

À la vérité, cette œuvre de l’État, on avait décidé de la continuer jusqu’à la victoire. Mais il se produisit plusieurs disparitions impressionnantes de sentinelles avancées, d’agents solitaires… Et l’on dut couper court à cette traque phénoménale, pour éviter les refus d’obéissance et les défections.

L’existence des Sarvants n’étant pas officiellement reconnue, on cachait avec plus de soin encore que les recherches se poursuivaient dans toute la France et même fort au delà. Car, — sans comprendre pourquoi leur champ d’action se réduisait aux parages bugistes et s’étendait si lentement, — on soupçonnait les brigands d’aller très loin déposer leurs prises. L’échec des perquisitions régionales semblait en faire foi.

Impuissant à découvrir quoi que ce fût et craignant l’extension d’un mal dont la gravité lui apparaissait de jour en jour, le gouvernement jeta le masque et s’efforça d’organiser un système protecteur, dans le but de circonscrire le fléau. Il édicta des mesures préventives — des dispositions de prophylaxie, pour ainsi dire — applicables sur tout le territoire. Et alors les populations qui n’avaient pas subi la tyrannie du Sarvant se prirent à la redouter.

Celui-ci n’augmentait son empire qu’insensiblement, c’est entendu. Mais là, c’était l’abomination de la désolation.

Les services administratifs, la vie sociale, n’y fonctionnaient plus. Le pays se vidait peu à peu de ses habitants. Depuis le rapt de Mlle Le Tellier et de ses cousins, chaque enlèvement avait provoqué de nouveaux départs. Il était arrivé à Lyon, à Chambéry, des trains bourrés de paysans, et la frontière suisse avait vu l’exode des réfugiés français. La panique les saisissait tout d’un coup ; pour subsister ailleurs, ils vendaient leurs bestiaux à vil prix ; quelques-uns cédaient leurs champs et leur ferme ; et ils s’enfuyaient, bienheureux d’avoir trouvé marchand. C’étaient les riches. — D’autres n’avaient pas de quoi s’en aller. Quinze mille peut-être. Ceux-là vivaient de rien dans leurs masures barricadées, comme au fond de tanières. Nul ne correspondait avec son voisin ; — pourtant, les nouvelles arrivaient jusqu’à eux, mais dénaturées, grossies, et redoublaient leurs transes. L’aigle de Robert fut la chauve-souris géante que l’on appelle « vampire », et le poisson de Philibert prit forme de requin volant, de dragon, de tarasque des temps gothiques…

Autour des villages condamnés jaunissaient les moissons que personne ne récolterait. Les prairies poussaient haut et dru ; les vignes s’emmêlaient de longs rejets flexibles, et l’herbe verdissait le sol des routes blanches.

Un silence de mort planait.

Parfois, un vagabond se risquait à la maraude. Il vint aussi des bandes de voleurs, dans l’espoir de piller les biens à l’abandon… Mais subitement des cris horribles s’élevaient à l’intérieur des maisons ou dans la campagne lointaine : batailles d’hommes contre des chiens enragés, contre des chats oubliés, contre des rivaux, contre la peur, ou bien contre… on ne savait quoi.

Les pillards, au bout de quelque temps, ne vinrent plus.

À partir de ce jour, les seuls êtres humains que l’on vit errer par les champs et les bois furent de misérables insensés, dont le nombre augmentait d’heure en heure. Ils sortaient de leurs geôles volontaires sous la domination d’idées puériles, produits de l’épouvante et de la claustration. Demi-nus, désœuvrés, les malheureux allaient au hasard, se nourrissant de grains et de racines. Le Sarvant, d’après l’histoire, en choisit quelques-uns ; la majorité se suicida.

Il n’était pas rare, en effet, qu’aux arbres, aux poteaux des chemins, aux croix des carrefours, se balançassent des pendus qui avaient fui la peur dans la mort. À travers la vallée, une succession de pylônes soutenait les câbles électriques de Bellegarde à Lyon ; presque tous avaient servi d’échelles à d’étranges désespérés, qui touchaient les câbles et s’électrocutaient. Des momies carbonisées tordaient leurs postures simiesques au sommet de ces miradores, et semblaient bouffonner entre elles. Les rivières charriaient des cadavres, messagers de l’effroi qui sévissait. La voie du chemin de fer était un rendez-vous d’écrasés. — Il régna de grandes puanteurs. Mais grâce aux nuées de corbeaux qui s’abattirent sur le pays, le charnier qu’il était fut vite un ossuaire.

La postérité s’étonnera d’une telle débâcle. C’est qu’elle oubliera comment les Bugistes comprenaient la calamité. Ce n’était plus une brimade, ce n’était plus un stratagème de forbans. C’était la fin du monde. Et ils croyaient que Jéhovah commençait par le Bugey à dépeupler la terre. Pour eux, le Sarvant devenait l’ange exterminateur. Blottis dans l’ombre des cahutes, n’osant pas ouvrir les fenêtres, ils tendaient l’oreille. Le roulement des trains, grondant parmi le calme, leur paraissait le tonnerre de Dieu. Ils évoquaient avec angoisse les bêtes d’Apocalypse qui avaient été vues dans le ciel : un veau, un aigle, un brochet. Les plus mystiques pensaient au bœuf ailé de saint Luc, à l’aigle de saint Jean l’Évangéliste, à l’ichthys, poisson-symbole des premiers chrétiens. C’est pourquoi, si quelque automobile traversant la région s’avisait de corner, ils entendaient la trompette du Jugement, et s’étant signés, ils se prosternaient, la face contre terre.

Dix siècles auparavant, les mêmes alarmes s’étaient répandues. Les terreurs de l’an mil neuf cent douze égalaient celles de l’an mille. Et si elles devaient moins se généraliser, c’est qu’elles avaient une raison d’être, tandis que les autres étaient filles de l’inépuisable fantaisie[1].

Malgré cette exaltation des sentiments religieux, on n’arrangeait plus de processions. Il eût fallu sortir. Et quand même on fût sorti, chaque paroisse aurait-elle réuni assez de pénitents ?… La statistique n’a pas cité de famille où le Sarvant n’ait fait plusieurs victimes. Loin d’être une exception, le quintuple malheur de Mme Arquedouve était celui de nombreuses grand’mères.

Il semblait qu’une épidémie infestât ce coin de l’humanité. De fait, les persécuteurs vous enlevaient à l’improviste, sans que rien y fît, comme souvent procède le choléra. Comme en temps de choléra, les survivants gardaient une figure d’esclave poursuivi, où la peur s’était imprimée à jamais dans une grimace indigne de l’homme. Ils ne s’inquiétaient même pas de savoir où les disparus s’en étaient allés. Aucun ne doutait de leur massacre. Les femmes pleuraient un peu quand elles y songeaient ; cela faisait en elles une heureuse détente, — et le moment des larmes se trouva l’instant du bonheur. Le rire n’était plus, au tréfonds des mémoires, qu’un vague souvenir de paradis perdu. Tous les cœurs se serraient ; — la nuit surtout.

La nuit, on la passait aux écoutes, à guetter le trop célèbre ronflement. On s’imaginait le percevoir. On le percevait par auto-suggestion.

Et quand l’aube poignait dans sa splendeur caniculaire qui rôtissait dehors les charognes sans nombre, alors, par une fente de la porte, par une lézarde de la muraille, entre deux tuiles disjointes, les pauvres gens fixaient le ciel imperturbable, limpide et bleu, sillonné d’hirondelles, — le ciel fourbe, avec son masque de sérénité. Tout le jour, ils contemplaient cet azur aveuglant. Leurs yeux éblouis voyaient apparaître des façons de petits vers ondulés, incolores, qui se déplaçaient lorsqu’on voulait les regarder ; ils s’en effrayaient ; c’étaient les vaisseaux mêmes de leurs yeux.

Le murmure de la saison se déguisait en un bourdonnement redouté. Soixante fois par minute, ils se figuraient distinguer n’importe quoi. Beaucoup prétendirent avoir surpris de la sorte l’ascension de créatures et d’objets divers, montant seuls et tout droit dans l’atmosphère. Mais ils n’en auraient pas juré, sentant bien qu’ils étaient de méchantes vigies.

Mirastel fut le dernier château qu’on habitât. Mme Arquedouve et sa fille Lucie n’étaient guère transportables et M. Le Tellier se cramponnait à l’idée qu’il retrouverait ses enfants là où le Sarvant les avait captivés.

Les représentants du département profitèrent de la circonstance et lui demandèrent un rapport détaillé sur la situation.

À la suite de ce rapport, on voulut appliquer une nouvelle tactique défensive. Mais les fonctionnaires délégués en Bugey n’y restaient pas une semaine. Cet enfer avait raison des meilleures volontés, des pires ambitions, des bravoures les plus éprouvées.

Toute la terre alors surveilla le Bugey. C’était un point gangrené dont elle suivait avec effroi l’horrible épanouissement. Tel un incurable qui, la sueur aux tempes, couve des yeux son chancre envahissant, le monde entier contrôla sans répit les progrès du cancer français. La presse internationale tournait au bulletin sanitaire. — San-Francisco ne souriait plus.

Toute la terre surveillait le Bugey, et tout le Bugey surveillait le ciel. D’un bout à l’autre du pays, cela seul importait. On se moquait de tout, excepté de cela. L’engraissement des porcs, la vendange à venir, les foins à faner, les seigles florissants, la température propice ou défavorable, les querelles municipales, — chacun s’en désintéressait. La fortune et la misère ne comptaient plus ; la politique avait perdu son importance ; une guerre pouvait survenir ; une invasion menacer la patrie ; le Péril Jaune pouvait fondre sur l’Europe ; — qu’est-ce que cela faisait ?

Un souci méritait seulement l’inquiétude. Un seul danger valait d’être écarté : — Le Péril Bleu.


  1. Dans la nuit du 18 au 19 mai 1910, la fin du monde devait accompagner le retour de la comète de Halley. Est-il besoin de rappeler la quantité de suicides qu’engendra cette prédiction ?