Le Nain noir (traduction Dufauconpret)/18

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 85-88).

CHAPITRE XVIII

Tel est le dénouement de cette étrange histoire.

Le lendemain matin M. Ratcliffe remit à Isabelle une lettre de son père ; elle contenait ce qui suit :

« Ma chère fille. — L’iniquité d’un gouvernement persécuteur me force à passer en pays étranger pour sauver mes jours. Il est vraisemblable que j’y resterai quelque temps. Je ne vous engage pas à m’y suivre : il convient mieux à mes intérêts et aux vôtres que vous restiez en Écosse.

Je crois avoir à me plaindre de la conduite inexplicable de sir Édouard Mauley, votre plus proche parent du côté de votre mère ; mais, comme il vous fait son héritière, et qu’il va vous mettre en possession immédiate d’une partie de son immense fortune, je me contente de cette réparation. Je sais qu’il ne m’a jamais pardonné la préférence que m’avait accordée votre mère. Cela suffit pour déranger son esprit. Comme mari de sa plus proche parente et de son héritière, le soin de sa personne et de ses biens me fut dévolu ; mais des juges, croyant lui rendre justice, le réintégrèrent dans l’administration de sa fortune. Cependant si l’on veut examiner avec impartialité la conduite qu’il a tenue depuis cette époque, on conviendra que, pour son propre avantage, il eût mieux valu qu’il restât soumis à une contrainte salutaire.

« Je dois pourtant reconnaître qu’il montra quelque égard pour les liens du sang. Il se séquestra entièrement du monde, changea de nom, ce à quoi je consentis par complaisance, et il laissa à ma disposition le revenu de tous les domaines qui avaient appartenu à ma femme, et qui lui appartenaient à lui, comme son seul héritier dans la ligne masculine. Il croyait sans doute faire un grand acte de générosité. Je suis donc bien éloigné de croire qu’en ce point j’aie contracté une obligation envers sir Édouard Mauley ; au contraire, j’ai à me plaindre qu’il ait chargé M. Ratcliffe de la gestion de ses intérêts. Il en est résulté que toutes les fois que j’avais besoin d’argent, M. Ratcliffe exigeait de moi une sûreté sur mon domaine d’Ellieslaw. Les prétendus services de sir Édouard n’avaient donc pour but que de se rendre maître de mes affaires et de me ruiner quand il le jugerait convenable. Un tel projet me dispense, je crois, de toute reconnaissance envers lui.

« Dans le cours de l’automne dernier, M. Ratcliffe me fit l’honneur de prendre ma maison pour la sienne, sans m’en donner d’autre motif, sinon que telle était la volonté de sir Édouard. Je n’en ai appris qu’aujourd’hui la véritable cause. Il alla voir sir Édouard presque tous les jours ; il l’aida dans le ridicule projet de se construire lui-même un ermitage. Un souterrain, qu’ils creusèrent, servait à cacher Ratcliffe lorsque quelqu’un paraissait tandis qu’il était avec son maître.

« Vous penserez sans doute comme moi, qu’un pareil mystère devait cacher un intérêt puissant.

« Il me fait un crime d’avoir voulu vous marier à sir Frédéric. Et cependant, quoiqu’il ait tardé si longtemps à me faire connaître ses désirs, je n’ai pas le dessein d’y opposer mon autorité. Il souhaite que vous preniez pour époux le dernier homme sur lequel j’aurais cru qu’il pût jeter les yeux, le jeune Earnscliff : j’y donne mon consentement, pourvu que vous n’y refusiez pas le vôtre. Je vous confie donc, ma chère Isabelle, à la Providence.

« M. Ratcliffe m’a annoncé que l’intention de sir Édouard était aussi de me faire le paiement annuel d’une somme considérable pour assurer mon existence en pays étranger ; mais je suis trop fier pour rien accepter de lui. J’ai répondu que j’avais une fille affectionnée, et que j’étais sûr qu’elle ne souffrirait jamais que son père vécût dans la pauvreté, tandis qu’elle-même serait dans l’opulence.

« Je dois maintenant vous prévenir que, quoique j’aie fort à me plaindre de M. Ratcliffe, je ne l’en regarde pas moins comme un homme aussi intègre qu’éclairé ; je crois donc que vous ferez bien de lui confier le soin de vos affaires ; ce sera d’ailleurs un moyen de vous conserver la bienveillance de sir Édouard.

Richard Vere. »

Cette épître contient toutes les lumières que nous ayons pu nous procurer sur les événements antérieurs à l’époque où a commencé notre narration.

Quand Isabelle eut pris lecture de la lettre de son père, elle demanda à le voir ; mais elle apprit qu’il était parti de très bonne heure, après une longue conférence avec M. Ratcliffe, pour se rendre dans un port voisin, et de là passer sur le continent.

Où était sir Édouard Mauley ? personne ne l’avait vu depuis l’instant où il était sorti de la chapelle, la veille au soir.

— Serait-il arrivé quelque malheur au pauvre Elshie ? s’écria Hobbie : je m’en consolerais moins vite que de l’incendie de ma ferme.

Il monta à cheval, et courut à la demeure du Nain. La porte en était ouverte ; le feu du foyer était éteint ; tout y était dans l’état où Isabelle l’avait trouvé la veille, et il paraissait évident que le solitaire n’y était pas rentré. Hobbie revint consterné.

— Je crains que nous ne l’ayons perdu, dit-il à M. Ratcliffe.

— Vous ne vous trompez pas, répondit celui-ci en lui remettant un papier ; mais vous n’aurez pas à regretter de l’avoir connu.

Ce papier était un acte par lequel sir Édouard Mauley, autrement dit Elshender le Reclus, faisait donation à Hobbie Elliot et à Grace Armstrong de la somme qu’il avait prêtée au jeune fermier.

— C’est une chose singulière, dit Hobbie en pleurant de joie ; mais je ne puis jouir de mon bonheur, quand j’ignore si le pauvre homme qui me le procure est heureux lui-même.

— Quand nous ne pouvons nous-mêmes être heureux, dit Ratcliffe, le bonheur que nous procurons aux autres en devient un pour nous. Telle sera la jouissance de celui que vous nommez Elshie.

Hobbie Elliot se retira à Heugh-Foot, épousa Grâce, fit rebâtir sa ferme, et fut aussi heureux que le méritait sa probité.

Il n’existait plus d’obstacles au mariage d’Earnscliff avec Isabelle. Sir Édouard Mauley, représenté par M. Ratcliffe, assura à sa parente une fortune qui aurait pu satisfaire la cupidité d’Ellieslaw lui-même. Mais Isabelle et Ratcliffe crurent devoir cacher à Earnscliff qu’un des motifs de la générosité de sir Édouard était de réparer, autant qu’il dépendait de lui, le crime dont, bien des années auparavant, il s’était rendu coupable en versant le sang du père de ce jeune homme. S’il est vrai, comme l’affirma Ratcliffe, que sa misanthropie devint un peu mois farouche, la connaissance qu’il eut d’un bonheur dont il était la cause y contribua sans doute, mais le souvenir du meurtre presque involontaire qu’il avait commis fut probablement le motif pour lequel il ne voulut jamais jouir du spectacle de leur félicité. Les années, en s’accumulant sur la tête des deux époux, ne firent qu’ajouter à leur tendresse réciproque.

Mareschal chassa, but du bordeaux, s’ennuya du pays, partit pour l’étranger, fit trois campagnes, revint, et épousa Lucy Ilderton.

Sir Frédéric Langley, toujours ambitieux, s’engagea dans la malheureuse insurrection de 1715. Il fut fait prisonnier à Preston dans le comté de Lancastre, avec le comte de Derwentwater, sa défense et le discours qu’il prononça avant de mourir figurent dans le recueil des procès d’État.

M. Vere fixa sa résidence à Paris, et y vécut dans l’opulence, grâce à la libéralité de sa fille. Il y fit une fortune brillante, dans le temps du système de Law, sous la régence du duc d’Orléans ; mais cette fortune s’écroula aussi rapidement que tant d’autres venues de la même source, et le chagrin qu’il en conçut détermina une attaque de paralysie qui mit fin à ses jours.

Willie de Westburnflat échappa au ressentiment d’Hobbie Elliot. Son patriotisme l’engageait fortement à aller servir son pays dans les guerres étrangères. Il alla joindre l’armée de Marlborough, obtint un grade en récompense des services que, grâce à son talent pour trouver le bétail, il rendit à la commission des vivres, revint en Écosse au bout de quelques années, avec une fortune acquise Dieu sait comment, démolit sa tour de Westburnflat, et bâtit à la place une maisonnette, mourut dans son lit en bon voisin et en chrétien sincère.

M. Ratcliffe continua de demeurer à Ellieslaw-Castle avec Earnscliff et Isabelle. Il faisait régulièrement une absence d’un mois au commencement du printemps et de l’automne ; mais quoiqu’il gardât un silence absolu sur le motif et le but de ce voyage périodique, on jugeait avec raison qu’il allait visiter sir Édouard. Après une de ces absences, on le vit revenir l’air triste et en habits de deuil. Ce fut ainsi qu’Earnscliff et Isabelle apprirent que leur bienfaiteur n’existait plus ; mais ils ne surent jamais ni quelle avait été sa résidence, ni en quel lieu reposaient ses cendres. Avant de mourir, sir Édouard avait fait promettre le secret à son unique confident.

La disparition subite d’Elshie servit à confirmer les bruits qui avaient couru sur son compte. Les uns crurent qu’ayant osé entrer dans un lieu consacré, malgré le pacte qu’il avait fait avec le diable, l’esprit malin, pour l’en punir, l’avait emporté comme il retournait vers sa chaumière ; mais le plus grand nombre pense qu’il ne disparut que pour un temps, et qu’on le revoit encore parfois dans les montagnes. Il est donc représenté comme jetant un charme sur les troupeaux, faisant avorter les brebis, ou détachant les avalanches. En un mot, tous les malheurs qu’ils peuvent éprouver, les habitants de cette contrée ne manquent jamais de l’attribuer au Nain noir.


fin du nain noir