Le Nain noir (traduction Dufauconpret)/17

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 80-84).

CHAPITRE XVII

Cela ne ressemble guère à une noce

Shaksphare. Beaucoup de bruit pour rien.

Le château d’Ellieslaw était fort ancien, mais la chapelle où devait se célébrer la cérémonie fatale remontait à une antiquité beaucoup plus reculée.

C’est en ce lieu que se rassemblèrent, quelques minutes avant minuit, les personnes dont la présence était indispensable pour la cérémonie qui allait être célébrée. M. Vere, désirant ne pas avoir d’autres témoins que les témoins strictement nécessaires, avait laissé dans la salle du festin ceux de ses hôtes qui n’avaient pas encore quitté le château, et il était monté dans l’appartement de sa fille pour l’amener à l’autel. Sir Frédéric Langley et Mareschal, suivis de quelques domestiques, l’avaient précédé et l’attendaient dans la chapelle. Sir Frédéric était sérieux et pensif ; l’étourderie et la gaieté imperturbable de Mareschal semblaient faire ressortir encore le sombre nuage qui couvrait la figure du baronnet.

— La mariée n’arrive pas, dit Mareschal à sir Frédéric : j’espère que ma cousine n’aura pas été enlevée deux fois en deux jours.

Sir Frédéric ne répondit rien.

— Ce délai n’arrange pas le docteur Hobbler, continua Mareschal ; mon cousin est venu l’interrompre dans le moment où il débouchait sa troisième bouteille, et il voudrait bien que la cérémonie fût terminée pour aller la retrouver. J’espère que… Ah ! j’aperçois Ellieslaw et ma jolie cousine… Mais comme elle est pâle ! elle peut à peine se soutenir !… Sir Frédéric, songez bien que si elle ne dit pas un oui bien ferme, il n’y a point de mariage.

— Point de mariage. Monsieur, répéta sir Frédéric d’un ton qui annonçait qu’il avait peine à contenir sa colère.

— Non, point de mariage ! j’en jure sur mon honneur.

— Mareschal, lui dit à voix basse sir Frédéric en lui serrant la main fortement, vous me rendrez raison de ce propos.

— Très volontiers… Puis, élevant la voix : — Ma belle cousine, ajouta-t-il, parlez-moi librement : est-ce bien volontairement que vous venez accepter sir Frédéric pour époux ? Si vous avez la centième partie d’un scrupule, n’allez pas plus loin.

— Êtes-vous fou, monsieur Mareschal ? lui dit Ellieslaw, croyez-vous que j’amènerais ma fille à l’autel contre son gré ?

— Allons donc, regardez-la ; ses yeux sont rouges, ses joues plus blanches que sa robe ! Au nom de l’humanité, j’insiste pour que la cérémonie soit remise à demain.

— Il faut donc, jeune écervelé, que vous vous mêliez toujours de ce que ne vous concerne en rien ? dit Ellieslaw en colère. Au surplus, elle va nous dire elle-même qu’elle désire que la cérémonie ait lieu sur-le-champ. — Parlez, ma chère enfant, le voulez-vous ainsi ?

OUI, dit Isabelle ayant à peine la force de parler, puisque je ne puis attendre de secours ni de Dieu ni des hommes.

Elle ne prononça distinctement que le premier mot, et personne ne put entendre les autres. Mareschal leva les épaules, et se détourna d’un autre côté en maudissant les caprices des femmes. Ellieslaw conduisit sa fille devant l’autel ; sir Frédéric vint se placer auprès d’elle. Alors le docteur ouvrit son livre, et regarda Ellieslaw comme pour lui dire qu’il attendait ses ordres.

— Commencez, dit Ellieslaw.

Tout à coup une voix aigre et forte, qui semblait sortir du tombeau de la mère d’Isabelle, et qui retentit sous les voûtes de la chapelle, s’écria : Arrêtez. — Chacun resta muet, immobile, et au même instant un bruit éloigné, semblable à un cliquetis d’armes, se fit entendre dans les appartements du château. Il ne dura qu’une minute ou deux.

— Que signifie tout ceci ? dit sir Frédéric en regardant Mareschal et Ellieslaw d’un air qui annonçait la méfiance et le soupçon.

— Quelque dispute parmi nos convives, répondit Ellieslaw affectant une tranquillité qu’il était loin d’avoir. Continuez, docteur.

Mais avant que le docteur pût lui obéir, la même voix prononça une seconde fois, et plus fortement encore, le mot : Arrêtez ! et le Nain, sortant de derrière le monument, se plaça en face de M. Ellieslaw. Cette apparition subite effraya tous les spectateurs, mais elle parut anéantir le père d’Isabelle.

— Que veut cet homme ? dit sir Frédéric ; qui est-il ?

— Quelqu’un qui vient vous annoncer, repartit le Nain avec le ton d’aigreur qui lui était ordinaire, qu’en épousant miss Isabelle Vere vous n’épousez pas l’héritière des biens de sa mère, parce que j’en suis seul propriétaire. Elle ne les obtiendra qu’en se mariant avec mon consentement ; et ce consentement, jamais il ne sera donné pour vous. À genoux, misérable, à genoux ; remercie le ciel, remercie-moi, moi qui viens te préserver du malheur d’épouser la jeunesse, la beauté, la vertu sans fortune. — Et toi, vil ingrat, dit-il à Ellieslaw, quelle excuse me donneras-tu ? Tu voulais vendre ta fille pour te sauver d’un danger, comme tu aurais dévoré ses membres, dans un temps de famine, pour assouvir ta faim. Oui, cache-toi, tu dois rougir de regarder un homme dont la main s’est souillée d’un meurtre pour toi, que tu as chargé de chaînes en récompense de ses bienfaits, et que tu as condamné au malheur pour toute sa vie. La vertu de celle qui t’appelle son père peut seule obtenir ton pardon. Retire-toi, et puissent les bienfaits que je t’accorderai encore se convertir en charbons ardents sur ta tête !

Ellieslaw sortit de la chapelle en faisant un geste de désespoir.

— Je n’entends rien à tout cela, dit sir Frédéric Langley. Nous sommes ici un corps de gentilshommes qui avons pris les armes au nom et sous l’autorité du roi Jacques ; ainsi, Monsieur, que vous soyez réellement ce sir Édouard Mauley qu’on a cru mort depuis si longtemps, ou peut-être un imposteur qui veut s’emparer de son nom et de ses biens, nous prendrons la liberté de vous retenir en prison jusqu’à ce que vous ayez donné des preuves bien claires de ce que vous pouvez être. — Saisissez-le, mes amis.

Sir Frédéric, voyant qu’il n’était pas obéi, car les domestiques reculaient d’un air de doute et d’inquiétude, s’avança vers le Nain pour le saisir lui-même ; mais il n’eut pas fait trois pas qu’il fut arrêté par le canon d’une pertuisane qui brilla sur sa poitrine. C’était le robuste Hobbie Elliot qui la lui présentait.

— Un instant, dit celui-ci ; avant que vous le touchiez, je verrai le jour à travers votre corps. Personne ne mettra la main sur Elshie, tant que je vivrai : il faut secourir ceux qui nous ont secourus. Ce n’est pas qu’il en ait besoin ; s’il vous serrait le bras, il vous ferait sortir le sang par les ongles. C’est un rude jouteur.

— Et par quel hasard vous trouvez-vous ici, Hobbie ? lui demanda Mareschal.

— En conscience, Mareschal Wells, j’y suis venu avec une trentaine de bons compagnons pour maintenir la paix, pour secourir Elshie au besoin, et pour payer mes dettes à M. Ellieslaw. On m’a donné un fameux déjeuner il y a quelques jours, et je sais qu’il y était pour quelque chose : eh bien, je suis venu pour lui servir à souper. — Ne portez pas ainsi la main sur vos épées. Messieurs : le château est à nous à bon marché. Les portes étaient ouvertes ; vos gens avaient bu du punch ; nous leur avons enlevé les armes des mains.

Mareschal sortit de la chapelle, et y rentra presque aussitôt. — De par le ciel, sir Frédéric, cela n’est que trop vrai ! dit-il, le château est rempli de gens armés ; nos ivrognes sont tous désarmés, nous n’avons d’autre ressource que de nous faire jour l’épée à la main.

— Là, là, dit Hobbie, pas de violence ! Écoutez-moi un peu : nous ne voulons de mal à personne. Vous êtes en armes pour le roi Jacques ? Eh bien, quoique nous les portions pour la reine Anne, si vous voulez vous retirer paisiblement, nous ne vous arracherons pas un cheveu de la tête. C’est ce que vous pouvez faire de mieux ; car je veux bien vous dire qu’il est arrivé des nouvelles de Londres. L’amiral Bang… Bing… je ne sais comment on l’appelle… a empêché la descente des Français : ils ont remmené leur jeune roi, et vous ferez bien de vous contenter de notre vieille Anne, à défaut d’une meilleure.

Ratcliffe, qui entrait dans la chapelle, confirma cette nouvelle si peu favorable aux jacobites, et sir Frédéric s’esquiva.

— Quelles sont vos intentions maintenant, monsieur Mareschal ? dit Ratcliffe.

— Ma foi ! répondit-il en souriant, je n’en sais rien. J’ai le cœur trop fier et la fortune trop basse pour suivre notre brave fiancé.

— Croyez-moi, dispersez vos gens, restez tranquillement chez vous, et, comme il n’y a pas eu d’acte public de rébellion, vous ne serez pas inquiétés.

M. Mareschal suivit son avis, et n’eut pas lieu de s’en repentir.

— Eh oui ! reprit Hobbie : — que ce qui est passé soit passé, et soyons tous amis. Le diable m’emporte si j’en veux à personne qu’à Westburnflat ; mais il vient de l’échapper belle. Je n’avais échangé avec lui que deux ou trois coups de claymore, qu’il a sauté dans le fossé du château par une fenêtre, et s’est échappé en nageant comme un canard.

Pendant cette scène de confusion, Isabelle s’était jetée aux pieds de son parent, sir Édouard Mauley (car c’est ainsi que nous appellerons désormais le solitaire), afin de lui témoigner sa reconnaissance et d’implorer le pardon de son père. Elle tenait la main de sir Édouard, la baisait, la baignait de larmes. Celui-ci, debout et immobile, portait ses yeux sur Isabelle. Enfin de grosses larmes l’obligèrent à retirer sa main pour les essuyer.

— Je croyais, dit-il, ne pouvoir plus connaître les larmes ; mais nous en versons à l’heure de notre naissance, et il paraît que la source ne s’en tarit que dans la tombe. Cet attendrissement n’ébranlera pourtant pas ma résolution. Je veux être mort pour vous, comme si j’étais étendu dans la tombe.

Sir Édouard embrassa Isabelle sur le front, puis il sortit de la chapelle, suivi de Ratcliffe.

Épuisée par les émotions qu’elle avait éprouvées, miss Vere se retira dans son appartement.

Quelques-uns des hôtes qu’avait rassemblés Ellieslaw se trouvaient encore dans le château : mais ils se retirèrent après avoir exprimé à qui voulut les entendre combien ils étaient éloignés de vouloir prendre part à aucune conspiration contre le gouvernement.

Hobbie Elliot prit le commandement du château pour la nuit, et y établit une garde régulière.