Le Mystère du B 14/Chapitre 8

F. Rouff, éditeur (p. 20-22).

viii

le onzième voyageur



Voyons, résumons la situation, fit M. Chaulvet. Un homme a été assassiné dans le B-14… En gare, tandis que le wagon sanglant était garé, l’assassin a décapité le cadavre et a sauté dans le 234, qui était garé à côté… Il a jeté cette tête dans l’Isère… Or, voici M. le contrôleur qui nous assure, et le doute n’est pas possible, que ce voyageur qui a été assassiné ne se trouvait pas dans le train au moment du départ…

Le contrôleur des wagons-lits acquiesça de la tête.

— D’autre part, de ce même B-14, un homme a sauté dans ce passage du Robinel, c’est-à-dire une petite demi-heure avant que le B-14 entre en gare de Valence, où le crime a été découvert…, puisque le cadavre que nous avons n’était pas dans le train à son départ de Marseille, il faut bien admettre que le voyageur qui a sauté du train est un des deux qui se trouvaient normalement dans le train…

— Oui, fit alors le contrôleur, mais le signalement que vous en donnez, du moins son costume, ne répond nullement à l’un de mes voyageurs…

Rosic haussa les épaules :

— Ne discutons pas contre l’évidence… Ce voyageur a sauté du train, c’est donc qu’il s’y trouvait… Admettre que celui-là aussi n’était pas au départ serait supposer qu’il y avait douze voyageurs dans votre train ; or, n’est-ce pas, il n’y en avait que dix ?

— Oui…

— Donc, ce voyageur ne peut être qu’un complice… La chose me paraît claire…

À la vérité, elle n’apparaissait pas aussi claire à M. Chaulvet, qui, la tête dans ses mains, se perdait dans toute cette affaire et commençait à désespérer de parvenir à la vérité.

Cela lui avait paru si simple : et voici que cette angoissante complication survenait ; le contrôleur ne reconnaissait pas la victime et d’autre part, il y avait un complice qui sautait du train, car on ne pouvait douter de l’assertion de Rosic, et il fallait bien admettre que l’homme vêtu de verdâtre qui venait si malencontreusement d’échapper à Rosic avait forcément joué un rôle dans l’aventure…

Et il conclut :

— Cette affaire est angoissante…

Mais Rosic :

— Il faudrait, sans doute, Monsieur le procureur, donner des ordres pour que l’homme au complet verdâtre ne nous échappe point…

— Mais…

— Puisqu’il est à Valence, où il vient de voler le veston de sa victime…

M. le procureur déjà tendait la main vers son timbre d’appel, quand, tout à coup, la porte s’ouvrit brusquement, et M. Guillenot le sous-chef de gare apparut, tout rouge d’avoir couru, et passablement essoufflé.

— Du nouveau, cria-t-il, sans même dire bonjour, tant il était ému.

— Quoi ? firent d’une même voix M. Chaulvet et Rosic.

— On vient de me téléphoner de Saint-Rambert-d’Ablon qu’un homme qui descendait à contre-voie du 234 s’est fait écraser par un train-poste qui brûle la gare…

Rosic et M. Chaulvet regardèrent Guillenot : quelle importance pouvait avoir cet humble fait divers ?

Mais M. Guillenot expliqua :

— Quand un homme, dans une grande gare, descend d’un train à contre-voie, c’est qu’il n’a pas la conscience tranquille… c’est qu’il ne tient pas à être remarqué… Or, vous savez que l’assassin du B-14 se trouvait précisément dans le 234, et s’y trouvait sans billet… Il a donc essayé de disparaître à la première grande gare où il le pouvait faire sans être trop remarqué… Ce n’est qu’une impression, mais il me semble bien que ce voyageur qui vient de se faire couper à Saint-Rambert doit être notre homme !…

— Décidément, approuva M. Chaulvet, vous feriez un remarquable policier, car tout prouve que là encore vous venez de mettre dans le mille…

— Partons pour Saint-Rambert, interrompit M. Rosic, à qui ces éloges au sous-chef de gare étaient des plus déplaisants…

Et il quitta le cabinet de M. Chaulvet, suivi par le procureur de la République, et tous deux sautaient dans l’auto qui attendait devant le palais de justice.

— Et le contrôleur ?… fit Rosic. Nous en aurons besoin pour identifier le cadavre…

— En effet…

Le contrôleur sortait du palais avec M. Guillenot ; il s’apprêtait à regagner quelque hôtellerie proche pour s’y coucher enfin et tâcher de dormir quelques heures, car il était brisé de fatigue ; aussi eut-il un mouvement de désespoir quand M. Chaulvet, bondissant sur lui, le poussa vers l’auto, disant :

— C’est que nous avons besoin de vous, là-bas…

Le contrôleur eut un haut-le-corps ; il essaya de résister ; mais à quoi bon ! Et après un hochement de tête résigné, les yeux papillonnant de sommeil, il grimpa dans l’auto, où il ne tarda pas d’ailleurs à ronfler comme une toupie d’Allemagne.

L’auto filait.

Rosic et M. Chaulvet se taisaient éperdument.

Mais leurs pensées étaient identiques, et tous deux, respectivement, dans leur esprit, roulaient les péripéties mystérieuses de cet étrange drame, se demandant si, cette fois ils allaient pouvoir en percer le mystère.

Une heure après, l’auto traversait la petite ville de Saint-Rambert-d’Ablon et s’arrêtait devant la gare, qui se trouve à l’extrémité nord du pays.

MM. Chaulvet et Rosic pénétraient en trombe dans le bureau du chef de gare, et après s’être fait connaître :

— Le cadavre de l’homme écrasé par le train-poste est-il toujours ici ?…

— Toujours, répondit le chef de gare… Il se trouve dans un des dortoirs des mécaniciens, en attendant sa mise en bière…

— L’a-t-on identifié ?…

— La chose a été malheureusement impossible… Ses poches ne contenaient aucun papier… seulement de l’argent… de l’or, en livres indiennes et des bank-notes… environ pour une dizaine de mille francs…

— Parbleu, fit M. Chaulvet… ce diable de Guillenot ne s’est pas trompé… C’est bien notre assassin du B-14…

— Un assassin ?… s’exclama le chef de gare.

— L’erreur n’est pas possible… Pas de papiers… Il a détruit tous ceux qu’il pouvait avoir…

— Pas tous, interrompit le chef de gare, car il avait une valise contenant, avec quelques instruments de toilette, de gros ballots de papiers, dont malheureusement on n’a pu prendre connaissance, car ils sont tous écrits en anglais…

— On les fera traduire, s’écria Rosic qui, se tournant vers M. Chaulvet, ajouta : ces papiers vont sûrement nous donner la clef de l’énigme…

— Voyons toujours le cadavre…

Le chef de gare conduisit M. Chaulvet, Rosic et le contrôleur qui tombait de sommeil jusqu’à ce dortoir des mécaniciens qui se trouvait à l’autre bout du quai…

Le corps était étendu sur une couchette, une serviette couvrait sa tête ; d’un geste vif Rosic l’écarta, tout en disant au contrôleur :

— Reconnaissez-vous l’un de vos voyageurs ?

Mais il ne put achever cette phrase et, en même temps que M. Chaulvet et le contrôleur, il poussa un cri d’effroi… la tête n’était plus qu’une bouillie sanglante, où il était bien difficile de distinguer le moindre trait…

— Oui, expliqua le chef de gare… En sautant du 234, il a dû buter contre le rail… à ce moment le train-poste passait à toute vapeur et la tête a été complètement écrasée…

— Comment voulez-vous que je reconnaisse… marmonna le contrôleur, qui ne pensait qu’à une seule chose : aller se coucher…

— Heureusement, fit Rosic, il nous reste les papiers… Où est la valise…

— Chez M. le commissaire de surveillance.

— C’est bien, fit Rosic… je vais l’emporter à Lyon pour en faire traduire les papiers…

Et, suivi de M. Chaulvet, il se dirigea vers le cabinet du commissaire de surveillance. Le contrôleur, prudemment, s’était éclipsé, et, sorti de la gare, trébuchant de sommeil, il était en quête d’un lit, la seule chose qui lui importât à cette heure.

Le commissaire de surveillance, effaré de recevoir dans son bureau le procureur de la République de Valence et le chef de la Sûreté lyonnaise, balbutiait des mots sans suite, se demandant, dans son for intérieur, pourquoi l’écrasement d’un voyageur demandait un tel déploiement d’autorités supérieures.

Mais Rosic avait ouvert la valise.

Comme l’avait dit le chef de gare, elle ne contenait que quelques liasses de papiers, qui devaient être fort importants à en juger par les nombreux cachets, sceaux et signatures qui les couvraient, mais où il était impossible de distinguer un traître mot. En plus les objets de toilette portant ces initiales : W. B., en or, sur les manches d’ivoire des peignes, brosses et autres objets…

Mais à ce moment un employé apparut dans le bureau du commissaire, disant :

— Monsieur le procureur de la République de Valence…

— C’est moi, fit M. Chaulvet… Qu’y a-t-il ?

— Monsieur le procureur, une dépêche…

— Donnez.

M. Chaulvet prit le papier, le lut, et :

— Voici du moins les noms des deux voyageurs qui ont pris place dans le B-14. J’avais télégraphié à Marseille, au bureau des sleepings. L’un se nommait Joé Wistler…

— J. W., fit M. Rosic, les initiales de la valise trouvée dans le B-14 à Valence… c’est le nom de la victime.

— L’autre William Ralph Burnt…

— Voici sa valise et voici son cadavre… c’est l’assassin…

— Oui, fit M. Chaulvet… Mais nous voilà bien avancés…

— Bah !… conclut philosophiquement Rosic… laissez-moi emporter ces papiers… j’ai quelqu’un à Lyon qui va me traduire ça à première vue… et c’est bien le diable si dans ces papiers nous ne trouvons pas la clef de ce problème…

— En attendant, fit M. Chaulvet, que toute cette aventure obsédait… allons dîner, car je meurs de faim…

Il pouvait être, en effet, huit heures du soir, et c’était bien l’heure de se mettre à table, après une journée aussi émouvante…