Mercvre de France (p. 353-376).
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XV

Elle rentra dans le devoir, s’humilia devant l’abbesse, lui demanda la paix et toutes deux s’unirent d’un même esprit et d’une même volonté. Toutefois, dans la chaleur des troubles, les serviteurs qui étaient avec l’abbesse en résistant à l’émeute faite par le parti de Chrodielde frappèrent un des serviteurs de Basine qui tomba mort… Basine à cause de cela quitta l’abbesse et se retira.
grégoire de tours

On avait provisoirement enfermé l’abbesse Leubovère dans la maison romaine. Au milieu du jardin de Radegunde se dressait une petite construction de granit rose, temple rond abritant une citerne maintenant tarie à cause de la négligence des esclaves. C’était cette piscine où venaient se baigner jadis les nonnes de l’abbaye, celle qu’on lui avait si souvent reproché d’abandonner aux mendiants de la ville de Poitiers. (Il fallait un constant entretien pour empêcher ces thermes de se détériorer et on sait que la marchande de blé n’aimait guère les dépenses inutiles.) Profitant donc de ce que la citerne demeurait vide, formait une prison d’où une femme infirme ne parviendrait point à s’échapper, quand le plein jour éclaira leur forfait les bandits de Chrodielde y descendirent l’abbesse et la laissèrent là pour charrier leur butin jusqu’à la basilique.

Un pur soleil rayonnait sur les rosiers sauvages du jardin, faisant s’ouvrir aux joies du printemps les fleurs innocentes, et des oiseaux chantaient pour saluer les bénédictions du ciel.

Basine et Méréra passant le seuil les dernières, se retournaient, cherchant des yeux Harog. Celui-ci les appela d’une voix gutturale. La femme et la chienne s’immobilisèrent, toutes deux épouvantées par ce visage d’homme étrangement convulsé.

— Basine ! Méréra ! je vous enjoins de rester ici ! fit-il, ses yeux sombres se baissant, car la lumière de ce jour le blessait de ses vives flèches.

La chienne courut à son maître. La femme hésita…, puis Basine, laissant retomber lourdement la porte de bronze, s’approcha, le pas lent, de cet homme qui l’effrayait par la pâleur comme transparente de sa face :

— Que signifie cet ordre ? questionna la jeune fille. Et pourquoi es-tu si triste, ce matin de victoire ? Nous tenons l’abbesse vivante, le butin paraît énorme. Que peux-tu désirer de plus, toi, le chef ?

Basine, attendant les résultats de l’entreprise à la basilique durant que Chrodielde était rentrée par le souterrain de la maison romaine, ignorait les détails de l’enlèvement de Leubovère. Elle avait suivi la foule enthousiaste des esclaves criant qu’on était victorieux et elle se trouvait là pour constater que tout finissait selon les vœux de leur orgueil.

Il y eut un moment de pénible silence, pendant lequel on entendit très distinctement le bourdonnement des abeilles autour des églantiers.

— Je désire pleurer en paix l’ami que j’ai perdu par ma faute, Basine. Selon que ton cœur parlera, maintenant, à ta conscience, j’agirai. Ou je te fuirai pour aller ensevelir ma peine au fond des cavernes de la forêt… ou je resterai avec toi pour te défendre contre la cruauté des gens de Chrodielde, mais n’espère plus rien de moi en faveur de vos détestables projets. (La voix d’Harog se fit plus sourde.) Basine, Ragna, le compagnon de toute ma vie, celui que je regardais comme mon frère, est mort cette nuit, tombé sous mes coups ! Son pauvre corps est là-haut, dans le verger du monastère, où je lui ai creusé moi-même sa sépulture.

— Ragna est mort ? s’écria Basine, joignant ses mains au-dessus de sa tête. Et tu l’as tué, cruel tueur de loups, parce qu’il était le favori de Chrodielde ?

Les prunelles de l’ange de cire étincelèrent d’un feu vert qui fonça, devint presque noir comme l’acier bleuissant dans la morsure des braises.

Harog ne répondit point. Il se dirigea vers la porte qu’il verrouilla.

— Maintenant, dit-il, le sort en est jeté. Harog le tueur de loups va s’amender, le front dans la poussière, et il me convient que tu sois témoin de son humiliation, toi que j’ai trop hardiment sollicitée d’amour.

Basine le suivit au milieu du jardin, bouleversée d’affreux soupçons. Il lui avait toujours semblé naturel de ne pas se donner au jeune homme, mais selon sa vision spéciale des choses de l’amour, Harog ne devait pas se donner non plus à une autre. Harog, son fidèle serviteur, était son bien comme la chienne Méréra était le bien d’Harog. Et il lui revenait mille souvenirs cuisants : l’insolence de sa cousine, la tenue singulière du berger fuyant à la chasse des jours entiers, l’abandonnant à la garde des servantes, la nuit, ces filles de mauvaise vie, point dignes d’effleurer le bord de sa tunique.

— Harog, dit-elle plus affolée encore par la subite indifférence des yeux du jeune chef que par la mort du pauvre Ragna, est-ce que tu vas délivrer l’abbesse ?

Harog s’avançait vers les piliers du petit temple de granit rose.

Au fond de la piscine, dans une vase fétide, la vieille femme était accroupie, à quatre pattes, ainsi qu’un fabuleux et pitoyable crapaud. Elle barbotait, soufflant, suant, essayant vainement de se relever, clamant de temps en temps une invocation :

— Sainte Croix, vraie ou fausse, vous qui m’avez déjà sauvée, Sainte Croix bienheureuse, ayez compassion d’une pauvre infirme dont les douleurs vous sont offertes.

Elle retombait à plat, glissant des quatre membres, son ventre gonflé dans la vase tout pareil à une outre en passe de crever.

— Ma mère, fit Harog, dont l’accent impérieux mollissait de tendresse, je suis à toi. Tiens bon une fois encore et donne-moi tes bras que je te retire de ce cloaque impur où tes ennemis t’ont précipitée. Excuse-moi si je n’ai pu venir plus tôt.

Leubovère leva douloureusement la tête.

— Qui que tu sois, mon fils, je te remercie de ta persévérance. Je reconnais ta voix… tu es celui…

— Ma mère, interrompit Harog s’arc-boutant des genoux à la margelle de la vasque afin de supporter le poids gluant de la vieille infirme, ne me remercie pas avant de me mieux connaître.

Basine, stupéfaite, voyant ce monstre couvert de fange parvenir au grand soleil, eut un geste d’horreur, un cri de compassion.

— En vérité, songeait-elle, se reculant devant le fantôme boueux de l’Église qui se redressait, en vérité si Harog n’est pas fou, je suis en train d’assister à un miracle !

Elle n’était ni morte, ni même blessée, l’Église, et jamais, un matin de printemps, quelques jours avant Pâques, elle n’avait eu de plus puissantes objurgations, l’heure arrivée des confessions publiques !

Harog se prosternait le front sur les pieds nus de Leubovère qui hochait la tête doucement, éblouie de ces lueurs, de ces roses, du jardin de Radegunde où s’épanouissait l’œuvre de la Providence, une œuvre presque païenne.

— Bénissez-moi, ma mère, car j’ai beaucoup péché…

Tremblante, elle le bénit de ses mains d’où coulait la vase fluente et verte, d’un vert de poison.

— Je te bénis, mon enfant, et je remets tes crimes pour l’amour de Jésus. Tu m’as sauvée de la mort, tu m’as retirée de la fange. Que le nom du Seigneur soit glorifié… Quelle est cette femme ? ajouta-t-elle, émue de retrouver Basine près d’elle à ce moment de félicité. Si elle veut mon pardon, elle aussi l’obtiendra. Ce glorieux jour nous réunit dans une sorte de paradis, ô mes enfants…

— Ma mère, pria encore Harog, peux-tu pardonner à celui qui n’est plus ? Ragnacaire, ton ancien serviteur, que j’ai tué de ma main, cette nuit, pour ta délivrance.

— Ragnacaire, soupira l’abbesse (et brusquement bougonnante, elle ajouta :) Ragna le porcher ? Qui au lieu de garder mes porcs me les volait ? Il est mort en vilaine posture de sacrilège, ô mon fils !

— Par pitié, ma mère, absous-le puisque tu viens d’absoudre son meurtrier, gémit Harog d’une voix si hurlante de douleur que Basine, d’un geste d’enfant éperdue, se boucha les oreilles pendant que leur chienne hurlait, en écho.

— Un voleur ! Un voleur…, répétait Leubovère indignée, oubliant complètement l’assassin.

— Basine, s’exclama le pauvre Harog désespéré, viens te mettre à genoux près de moi, implore l’abbesse pour mon ami damné par notre commune erreur.

Basine, courant au jeune homme, lui saisit les tempes, plongeant ses yeux fulgurants dans la nuit des siens.

— Est-il vrai que tu n’as pas tué Ragna pour l’amour de Chrodielde ?

L’abbesse souffla, baissant les paupières :

— Il est vrai.

Alors Basine éclata en sanglots et se tordant les mains :

— Ma mère, mon abbesse, qu’il soit fait de nous ce que bon te semblera ! Je resterai partout où ne sera plus Chrodielde. Si Harog a péché en se révoltant contre le monastère, je suis plus coupable que lui, moi, ta fille rebelle…

… Et dans la paix du jardin embaumé, la vieille mère, bénissant les deux enfants agenouillés, eut l’air grave et attendri de celle qui fiance deux êtres pour l’éternité.

— Voici mon couteau teint de sang, dit Harog se relevant et jetant la lame frottée de l’herbe des douleurs au fond de la citerne. Désormais je jure de vivre sans arme, faisant face à mes ennemis pour la seule glorification de votre Dieu. Ainsi que ce couteau, que je croyais invincible, et qui va se rouiller dans la vase, mon âme dépouillera la colère de l’orgueil. Je fais, de plus, ô ma mère, serment entre tes mains de ne jamais livrer mon corps aux plaisirs charnels. Imitant Basine, je fais vœu de chasteté et j’atteste qu’elle a noblement résisté à toutes mes injurieuses sollicitations. Ma mère, je te la rends intacte.

La vieille abbesse pleurait de joie.

Tous les trois, enivrés d’un sentiment d’amour nouveau qui les exaltait jusqu’à la démence, ils rentrèrent sous le vestibule de la maison, la blanche fidélité de la chienne attachée à leurs pas, tandis que les colombes revenaient à tire d’ailes au toit béni de Radegunde.

Le soir de ce jour, Harog sortit seul en refermant sur lui la porte de bronze ; seul et sans arme, il se dirigeait du côté de Saint-Hilaire, allant au plus dur de sa mission.

— Un bon pasteur doit ramener ses brebis ! avait dit l’abbesse à Basine, qui se désolait en songeant à Chrodielde.

Et il était parti, repoussant même la compagnie de sa chienne.

Dans la basilique, une grande effervescence régnait, l’indignation générale des vainqueurs qui attendent leurs chefs pour le partage du butin et ne les voient pas venir.

Chrodielde, en présence de ce monceau d’objets entassés d’où s’échappaient des éclairs d’orfèvrerie, piaffait, cavale impatiente. Elle avait déjà envoyé des esclaves à la recherche d’Harog et de Ragna. Mais on lui déclarait qu’ils demeuraient introuvables, que la porte de la maison romaine, solidement verrouillée, gardait son mystère.

Boson-le-Boucher et Childéric-le-Saxon grognaient, tels deux ours, derrière la louve qui écumait de fureur. Allait-on perdre le gain de cette nuit de pillage par un revirement d’opinion d’Harog ? Ou, Ragna, maître du monastère, avait-il la prétention de l’occuper militairement après ne pas avoir tenu sa promesse ! Quant à Basine, elle se souciait moins de sa fugue. Basine devenait jalouse et insupportable par ses perpétuelles récriminations au sujet du commandement de leur armée. Sûrement Marovée, prévenu du coup de force, préviendrait à son tour le comte de Poitiers et l’on cernerait la basilique, le siège en serait tenté dans l’absence des deux chefs principaux.

Brodulphe-l’Adultère ricanait :

— Que de bruit pour deux bergers ! Il y aura plus de butin à se partager entre les brebis, s’ils ne rentrent point ! Calme-toi, Chrodielde, il ne manque pas d’hommes de bonne volonté pour ton service de nuit.

Elle allait châtier l’insolent d’un terrible revers de main lorsqu’un tumulte éclata au seuil de la basilique. C’était l’un des pasteurs qui revenait au bercail, mais il revenait sans arme et pâle comme un mort.

— Ah ! fit Chrodielde, reculant d’effroi en face de cet homme tout blanc dont les yeux sombres resplendissaient d’audace, que me veux-tu, toi, avec la flèche de ton regard de sorcier ?

Il se forma un cercle d’ardente curiosité. Harog s’arrêta sous le porche laissant la lumière de ce jour miraculeux pénétrer l’intérieur de l’église.

— Mes amis, dit-il d’une voix tellement vibrante qu’elle sonna comme les trompes de Pâques, je viens à vous pour publier mon repentir. Il en est parmi vous que j’ai scandalisés au commencement de ma rébellion contre Leubovère, mais je veux leur donner surtout l’horreur du plus grand de mes crimes. J’ai tué, cette nuit, Ragnacaire, votre chef et mon meilleur compagnon ; celui qui me fut dévoué jusqu’à l’égarement. Je l’ai tué pour l’empêcher de rapporter la tête de l’abbesse à Chrodielde. Croyant dans les ténèbres de cette affreuse nuit reconnaître Boson-le-Boucher, je lui ai enfoncé mon couteau entre les deux épaules. Il est tombé n’ayant pas le temps de formuler un acte de contrition. Son sang crie vengeance contre moi. Je viens ici désarmé prêt au supplice qu’il vous plaira de m’infliger. Seulement il est une chose qui doit se savoir avant ma fin. Ô hommes des ténèbres, écoutez-moi ! La lumière de Dieu vient derrière mon crime plus irrésistible que celle de ce jour de réparation. J’ai vu que nous marchions dans un mauvais chemin et je vous engage à ne pas y persévérer. Ce butin n’est rien en comparaison des trésors de la maison de Radegunde. Ramenez-y mon corps après son juste supplice pour qu’il y retrouve, avec vous tous, la douceur des colombes de la paix…

Les mendiants, remués par une idée de piété pas encore éteinte en eux, le souvenir des eulogies peut-être, furent soudainement touchés de ses paroles fiévreuses.

Qu’avait-il vu, cet illuminé, cet homme d’ordinaire très sombre, pour transparaître ainsi, le front et les prunelles dardant la foi ? Et les criminels songèrent, inquiets, que la maison de Radegunde était probablement gardée par les soldats de Maccon envoyant leur otage, ce fou qui regrettait son rival, de les avoir débarrassés de Ragna, eux, les nombreux rivaux dans l’amour de Chrodielde victorieuse.

La louve grinça des dents.

— As-tu fini, serpent de malheur, dit-elle d’un accent plus railleur que cruel, de nous siffler ton chant de mort ! Personne ici, tant que je serai vivante, ne te fera de mal. Tu es notre chef respecté. Ragna a eu tort de ressembler cette nuit à Boson-le-boucher, l’homme jaune qui n’est déjà pas très beau ! Allons ! Laisse là les folies de ta douleur. Tu regrettes ton compagnon d’armes et c’est naturel, mais il y a besogne plus pressante…

Harog ne la regardait pas. Ses yeux passaient par-dessus l’épaule de la femme pour s’attacher obstinément à l’image du Christ placée bien au-dessus d’elle, au signe rédempteur de la croix qui lui offrait des bras plus sûrs que ceux de la perfide créature.

― Femme, dit-il froidement, repens-toi avant qu’il soit trop tard. Pécheur ayant péché avec toi, j’espère expier seul notre crime à tous deux. Il ne faut pas tenter davantage celui qui est notre maître…

Une clameur s’éleva de ces gens attendris par le spectacle d’un repentir public. Chez ces hommes à la fois légers et cruels, Harog laissait le souvenir d’une constante justice et de quelques guérisons tenant du sortilège. N’avait-il pas fermé des plaies que l’on disait incurables ? Et, s’il s’en allait d’eux, le sorcier, où serait l’équité du partage de leur butin ! De plus, chacun pensait qu’il devait se sentir protégé pour oser braver Chrodielde un jour de victoire décisive.

— Où est Basine ? questionna celle-ci âprement, ne baissant pas les yeux, sans aucune révolte de pudeur devant cette assemblée hostile.

— Sous la protection de sa sainte abbesse ressuscitée, fit paisiblement Harog, ne se doutant pas que son langage mystique serait pris au pied de la lettre.

Il y eut un désordre dans les rangs de l’armée des mendiants ; l’Aveugle-né à leur tête se précipita du côté d’Harog.

— Que loué soit Dieu de ce prodige ! Nous te suivrons ! Honneur au chef dont le repentir visible nous vaudra notre pardon. Nous te supplions de nous conduire, berger.

Presque aussitôt les nonnes de Leubovère firent irruption, venant des cloîtres. Elles tendaient les bras, traînant les chiens à leurs jupes.

— Miséricorde ! Ne nous laisse point dans les ténèbres extérieures, car notre recluse est morte, cette nuit même, en vomissant un flux noir qui fumait à l’imitation de Satan jaillissant de l’enfer ! Miséricorde pour nous que tes chiens ont veillées !

— Que tous ceux qui veulent se réconcilier me suivent, dit Harog. Ce sera ma dernière joie en ce monde de vous détourner de la voie de perdition. (Il s’adressa à Childéric-le-Saxon, qui ne riait plus, s’apercevant de la défection d’une moitié de l’armée.) Toi, Childéric, veille sur Chrodielde, je te remets mon commandement pour cette unique chose : ne la laisse pas maltraiter, elle qui me fut douce malgré ses torts…

Et il sortit d’un pas ferme, ayant enfin absolument dépouillé le vieil homme puisqu’il pardonnait au bourreau de Ragnacaire !…

— Basine me paiera cher sa trahison ! songeait Chrodielde. Elle a dû se donner à lui pour en obtenir un tel changement.

De loin, les mendiants chantaient, repris par leur coutume d’invocations intéressées :

— Gloire à Dieu dans le ciel et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté !

Quand arriva cette troupe de gens, hommes et femmes de bonne volonté, criant les louanges du Seigneur et le triomphe du juste, en face de la maison de Radegunde, la porte de bronze s’ouvrit, Marovée parut entre Basine, toute blanche, et Leubovère, dont on avait lavé les souillures. Les mendiants rugirent : Miséricorde ! L’Aveugle-né psalmodia, perdant la raison : Saül en a tué mille et David en a tué dix mille ! et Isia répétait : C’est bien ici la maison de la grâce !

Harog s’avança, très digne et très doux.

— Mon père, fit-il, votre bénédiction était sur moi depuis la mort du loup qui ravageait la ville de Poitiers. Ordonnez désormais à ces pauvres gens dont les péchés m’appartiennent. Je remets mon pouvoir maléfique entre vos mains.

L’évêque, sachant que les grands repentirs font les plus grands saints, murmura, à travers ses larmes :

— Je savais bien que l’ordre naturel est le meilleur. Celui qui tue les loups est toujours le bon berger.

Levant l’index au ciel pour attirer l’attention de ces esprits timorés du côté de la force divine il appela malgré lui ses colombes de ce geste qu’elles connaissaient bien, et elles essaimèrent comme les abeilles d’une ruche autour d’Harog, lui rafraîchissant le front de leurs ailes… La paix du Seigneur descendait…

… Mais Chrodielde entra en fureur parce qu’elle reçut, le lendemain, de Marovée ce message rédigé dans le double but de lui donner l’occasion de s’amender et de procurer le temps aux repentis de se protéger contre d’odieuses représailles.

Relâche l’abbesse, et qu’elle ne soit pas retenue en prison durant ces jours ; autrement je ne célébrerai pas la Pâque du Seigneur et aucun catéchumène n’obtiendra le baptême dans cette ville jusqu’à ce qu’on fasse délivrer l’abbesse de ses liens où elle est retenue. Que si, même en ce cas, tu refuses de la mettre en liberté, je rassemblerai les citoyens et j’irai la prendre.

En réponse à ce message, on vit arriver, le troisième jour, Boson-le-Boucher, dont l’œil faux inquiéta Basine. Marovée était parti pour ne pas éveiller les soupçons. On avait mis de l’ordre dans toutes les affaires de la maison romaine et caché l’abbesse dans un souterrain appartenant autrefois à la basilique, qu’un nommé Flavianus leur avait indiqué.

— Où est Leubovère ? demanda Boson.

— Elle est en fuite, nul ne sait ce qu’elle est devenue, répondit Basine.

— Je suis chargé de l’égorger, fit-il avec un sourire tranquille. Chrodielde m’envoie, mais ce n’est pas pour cela que je viens. Au contraire. Je désire être parmi vous, pour vous aider à la défendre. Voulez-vous de moi ?

Basine redoutait extraordinairement de le voir pénétrer chez elle. Les chiens, qu’il avait souvent brutalisés, grognaient sur le seuil. Boson approcha, demandant Harog, la miné basse.

— Il est plus clairvoyant que vous tous. S’il était ici je crois qu’il m’accueillerait comme un frère.

Et ce disant il leur montra ses vêtements lacérés, des traces de sang sur sa peau.

— Regarde ce qu’ils m’ont fait là-bas, parce que je ne voulais pas égorger l’abbesse ! Je viens seulement vous prévenir que les gens de Chrodielde sont furieux et qu’ils ne tarderont point à vous donner l’assaut.

Boson ne mentait pas. Il n’en voulait ni à Leubovère ni à Basine. On ne pouvait pas consulter Harog, qui était allé ce jour-là porter l’eau sainte avec Marovée sur la tombe du pauvre Ragna, et personne ne comprit le dessein du boucher. Ce n’était qu’un bon serviteur de plus pour leur juste cause et on s’en réjouit. On lui fournit une arme, des vêtements et de quoi boire puisqu’il paraissait très altéré.

Les gens de Chrodielde, tout réduits qu’ils se trouvaient, n’en demeuraient pas moins dangereux par leur fureur contre l’abbesse et en attendant que Maccon, le comte de Poitiers, procurât des soldats par ordre de Childebert aux gens de Basine, il pourrait se passer des choses terribles. Chrodielde ne pardonnerait jamais à Basine de lui avoir volé son favori et Basine devinait bien sa rage.

On verrouilla donc toutes les portes de la rue, bouchant les moindres ouvertures du côté de la basilique.

À la tombée du jour, Harog rentra seul, ayant laissé là-haut le saint évêque consolant les vieilles nonnes gardiennes de leur couvent saccagé.

C’était un soir de tendresse. Après la paix du cœur viendrait peut-être le repos du corps ! Ces horribles tueries cesseraient faute de combattants. Marovée, qui s’exaltait dans sa mission de pasteur épargnant ses brebis les plus galeuses, retardait la collision de l’armée de Maccon avec celle de ces bandits sans autre expérience de la guerre que les surprises tentées à la faveur de la nuit. Il espérait en finir noblement par la grâce, le pardon de tout pour tous.

— Il ne connaît pas l’âme de Chrodielde, pensait Harog.

Le crépuscule enveloppait le jardin de Radegunde. Les églantiers en fleurs répandaient leur encens dans l’espace et les colombes amoureuses roucoulaient. La nuit dissimulait-elle encore un piège, serait-elle encore meurtrière malgré l’enivrante douceur du printemps qui peu à peu s’emparait de toutes les âmes de ces hommes farouches pour y faire s’épanouir la corolle embaumée de la foi ?

Harog, ayant quitté la tombe de Ragna et le passage obscur qui reliait le monastère à la maison romaine, se trouvait tout à coup transporté comme dans un éden, une gloire paradisiaque. Les dons de la terre clamaient la bonté du ciel. C’était bien cela qu’il fallait comprendre à l’ombre de la Grande Pierre. Un dieu, foyer d’intelligence, pouvait-il s’être laissé étouffer par les branches de la croix, les bras d’un végétal, sans que sa volonté d’amour pour les hommes farouches prît part à sa fin, lui inspirât l’ineffable volupté du sacrifice ?

Dans une faible clarté tombant des terrasses, une femme vêtue de blanc, Basine, descendait vers lui.

— Bien-aimée, fit-il joignant les mains, je suis plus calme depuis que notre pauvre Ragna repose en terre sainte. La terre est si cruelle quand elle n’est pas bénie.

Elle sourit, eut un geste de joie, car elle le voyait moins sombre.

— Boson-le-Boucher est des nôtres, fit-elle mystérieusement, posant ses mains sur les épaules de son ami. Un moment j’ai eu peur de cet homme jaune pour notre abbesse, mais il a avoué son péché lui aussi. Ah ! mon Harog, nul ne résistera, nul ne peut résister à ton exemple ! Je me sens inférieure en ta présence. Une fille de roi ne vaut point le berger…

Harog la regardait, ébloui. Pourquoi lui semblait-elle nouvellement épanouie comme ces fleurs d’églantiers, ces roses de Pâques ? Elle était la même et bien plus belle. La cire de l’ange insensible fondait dans la chair de la femme ravie. Certaine, à présent, qu’il ne la désirait plus sensuellement, qu’il ne manquerait jamais à son vœu de chasteté, elle n’en n’avait plus la terreur. N’était-il pas tout proche de la lumière ?… Elle l’adorerait comme elle n’avait jamais su adorer Dieu.

— Te souviens-tu qu’une nuit, au monastère, je t’ai dit : j’ai rêvé de toi, petit berger tueur de loups ? Tu m’enveloppais toute d’un manteau écarlate…

— Je me souviens, répondit sourdement le jeune homme, dont les traits se durcirent, et ce manteau écarlate c’étaient mes bras teints de sang… Comment n’as-tu point l’horreur du meurtrier que je suis ?

— J’avais l’horreur de l’homme et j’aimais le sang ! Je n’aurai pas le dégoût du prêtre, Harog. Nous fuirons le monde pour nous consacrer à Dieu. Nous fonderons notre monastère en pleine forêt ! C’est mon vœu le plus cher. Fortunat aimait Radegunde, j’en suis certaine, et Dieu ne défend pas l’amour pur…

— Dieu ne défend pas l’impossible, veux-tu dire ? murmura le pauvre garçon, sentant la jeune fille s’abandonner à ses épaules, lui pesant de tout son poids voluptueux de chevrette capricieuse.

— Tu m’aimes ? interrogea-t-elle ingénument, cherchant sa bouche. Nous pouvons nous aimer, Harog, mon frère, puisque l’Église a permis à Injuriosus et à Scolastica de vivre ensemble leur amour, l’époux aussi chaste que l’épouse.

Elle dominait Harog de sa taille flexible d’ange-garçon auréolé d’or parce qu’elle se tenait debout sur une marche de la terrasse, et se penchant elle lui baisait le visage lentement, tantôt le front, tantôt les joues, comme un enfant qui goûte au mets dont il n’a pas encore voulu. Les fleurs des églantiers auraient eu plus de brutalité à s’effeuiller sur lui !… mais, peu à peu, ses yeux, d’un vert infini semblable à celui de la mer, bleuirent insensiblement, ses yeux de femme flambèrent et leur azur se troubla jusqu’à la menace de Forage. Crispant ses mains, elle lui faisait pénétrer ses ongles dans le cou sans le savoir.

Elle répéta :

— Dieu n’a pas défendu l’impossible…

Harog eut un regard désespéré vers le ciel, assombri, à présent, comme les prunelles de la jeune fille.

— Ayez pitié, Seigneur Jésus, et ne m’induisez plus en tentation.

Proférant ces mots, il entendit sa chienne pousser un hurlement plaintif.

— Méréra sent l’ennemi, dit Basine se redressant.

Méréra n’eut pas le temps de sauter à la gorge de cet ennemi qui rampait derrière eux depuis le crépuscule, et Boson-le-Boucher put planter son couteau aisément entre les deux épaules de l’involontaire meurtrier de Ragna.

— Moi, fit l’homme jaune riant d’un rire cynique, j’y vois très bien la nuit et c’est bien le tueur de loups que je voulais tuer !

Boson-le-Boucher ne pardonnait point au jeune chef de l’avoir pris pour un gardeur de porcs, lui, qui désirait passer pour Agrius, le Romain.

Ameutés par les cris déchirants de Basine, les chiens fidèles firent justice de l’assassin durant que les colombes fuyaient éperdument aux quatre coins de la ville, mais Harog expirait…

Basine, presque folle, quitta le soir même la demeure de Radegunde, se séparant de Leubovère, abandonnant la cause de l’abbesse et la sienne pour prendre au hasard un chemin en forêt, suivie de Méréra, hurlant à la mort.

… Ainsi mourut Harog, fils de la nuit impure, berger, chasseur, sorcier, tueur de loups et meneur de louves, le premier des chevaliers français, alors que, réconcilié avec l’Église, ayant demandé pardon à Dieu et aux hommes, il priait secrètement Celui qui peut tout de ne pas l’induire encore en mauvaise tentation vis-à-vis de sa dame.