Mercvre de France (p. 139-166).
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VI

La reine pria l’évêque de les faire placer dans le monastère avec l’honneur qui leur était dû et des chants solennels ; mais lui, sans avoir égard à cette demande, monte à cheval et part pour la campagne.
grégoire de tours

Appuyée sur son esclave favorite, une grande femme à tête rasée, aux larges épaules, l’abbesse Leubovère descendait lourdement, suant et soufflant d’horreur. Il lui fallait se cacher, maintenant, pour se rendre chez l’évêque Marovée, car les nonnes rebelles n’étaient point venues à résipiscence depuis l’heure néfaste où elles avaient montré toute la malice de leurs âmes. Bien au contraire, s’étant saisies des clés du monastère et gardant les portes, elles espéraient empêcher leur supérieure d’aller réclamer le secours de son père spirituel. Mais la Sainte-Croix, placée hors des murs de Poitiers, pouvait cependant communiquer avec la ville par un souterrain qui unissait le domaine religieux à l’ancienne maison de plaisance de Radegunde, située juste au pied de la basilique. L’abbaye contenait, du côté de la campagne, les cloîtres et les cellules des réfectoires, la chapelle, petite église en forme de donjon qu’écrasait de son poids colossal une immense croix de pierre, puis les logements des esclaves, les vastes étables donnant sur la forêt, les écuries où l’on nourrissait plus de cinquante paires de bœufs, les chevaux se faisant rares à cette époque de guerres intestines, de nombreux troupeaux de moutons et de porcs. Du côté de la ville, autrefois reliée par un pont volant à l’abbaye, la maison romaine se composait d’un baptistère, d’une piscine, devenue bains publics, et de vastes salles fraîches où s’entassaient des coffres remplis de grains. Leubovère ne daignait pas relever le pont enjambant les murs de Poitiers de son arche hardiment indépendante. Un furieux vent de tempête l’ayant mis à mal, elle l’avait laissé crouler dans les ravins pour le plus grand déplaisir de ses religieuses, qui se sentaient davantage séparées du monde. Leubovère ne se souciait guère de ce passage. Elle en connaissait un autre au fond de ses caves (du moins se croyait seule à le connaître) qui lui servirait, le cas échéant, pour fuir les menaces des révoltées, si la révolte s’accentuait, ce qu’elle ne pensait pas possible après l’intervention de l’évêque.

Leubovère descendait un raide escalier tout gluant de mousse humide et poussait un soupir désespéré à chaque marche.

— Que Notre Seigneur Christ me protège ! Je vais me rompre les membres ! murmura-t-elle en s’arrêtant au bord d’un trou noir.

Les marches finissant, il lui fallait sauter une flaque d’eau. Son esclave, beaucoup plus grande qu’elle, la ceintura vigoureusement pour l’aider à traverser le dangereux endroit.

— Comme tu es forte, Soriel, soupira l’abbesse ! Je ne m’étonne plus que tes parents t’aient donné un nom d’homme.

Soriel, dont les yeux tristes lançaient d’étranges éclairs quand elle marchait dans l’ombre, répondit durement :

— Que mes parents soient maudits pour l’éternité.

— Soriel ! Soriel ! Tu seras toujours une mauvaise chrétienne…

— Je suis… ce qu’ils m’ont faite, un être qui a peur du jour.

— Alors, balbutia Leubovère, se cramponnant au robuste bras de sa compagne, tu dois te trouver bien ici ? Nous n’y verrons pas plus dans notre sépulcre !

La galerie se creusait sous les remparts de la ville. À mi-chemin elle s’arrondissait en salle voûtée autour d’un puits où l’on entendait bruire une source. Là, les deux femmes s’arrêtèrent encore, hésitant sur le sentier ténébreux qui bifurquait.

— Nous aurions dû nous munir d’une torche, dit Leubovère très inquiète.

— En l’allumant aux feux des cuisines, nous aurions révélé notre dessein, fit judicieusement Soriel. Prenez du repos, il y a une ouverture au-dessus du puits que je vais dégager.

L’esclave arrachait quelque chose le long des parois du roc. C’étaient des plantes qui obstruaient une étroite fissure, des branches de lierre et de ronces emmêlées.

Bientôt une clarté verdâtre pénétra jusqu’aux deux femmes.

Leubovère, n’en pouvant plus, s’assit sur la margelle du puits.

— C’est dans cet abîme que tu as jeté les idoles, Soriel ? demanda-t-elle en s’essuyant le front de son voile de lin.

— Maîtresse, ce n’est pas un abîme, c’est une sorte de grotte où coule une source, une eau très pure qui pourrait être utile si nous étions obligées de nous terrer. Mais… par la Sainte-Croix, est-ce que je rêve ? Les idoles !…

Comme elle se tournait vers la muraille, l’esclave eut un mouvement de stupeur, sinon de véritable effroi. Un pan de lierre s’abattit avec un bruit mou d’étoffe. L’abbesse se signa, tout effarée.

— Que vois-tu ? Que vois-tu ? questionna-t-elle, tremblant de tous ses membres et craignant de voir par les yeux subitement illuminés de son esclave.

— Je vois qu’elles sont revenues, fit l’esclave d’un ton calme après un moment de silence plus effrayant que n’importe quel cri d’épouvante.

Leubovère se dressa, les poings crispés.

— As-tu fini de me faire endurer ce supplice, chienne, hurla-t-elle ! Que vois-tu donc qui te met aux yeux ces lueurs d’enfer ? Veux-tu parler ?

L’abbesse aurait tenu le moindre bâton qu’elle s’en serait servie pour caresser rudement les épaules de son esclave favorite.

Soriel n’était pas émue. Sa grande taille prenait dans ce jour vert une dominatrice apparence de fantôme. Sa tunique de toile, beaucoup plus serrée que celle des esclaves ordinaires, la moulait en une sorte de gaine qui faisait saillir les angles de son osseuse charpente. Soriel, en effet, ressemblait à un homme ni jeune ni vieux, un être de mystère, sans âge, au masque pâle et froid, fatalement triste.

— Allons, révérende mère, ne te fâche pas, ricana l’esclave. Nous sommes tous fragiles ! Les dieux seuls, qu’ils soient gaulois ou romains, sont indestructibles. Tu m’avais ordonné de jeter secrètement dans un puits les idoles trouvées en fouillant les jardins de Radegunde et les voilà remontées ! On peut m’en croire ! Tout est inutile contre les dieux qui sont des démons.

L’abbesse, se signant de nouveau, regarda du côté de Soriel. Ce qu’elle aperçut la fit se prosterner d’une manière tellement violente que ses pauvres genoux douloureux sonnèrent sur le sol.

Dans cette salle creusée à même le rocher, toute tapissée par un lierre qui, du dehors, s’était introduit glissant de la vie à l’intérieur de cette crypte funèbre, demeurait un peuple d’enfants. Radieux encore de la lumière d’un bien lointain soleil des visages souriaient et leur sourire perçaient les vieilles chairs de l’abbesse comme autant de flèches d’astres. Ils étaient répandus çà et là, les uns en morceaux à grand’peine rapprochés, les autres presque entiers moins un bras ou une jambe, tendant leur membre mutilé avec des gestes de douce résignation, mais tous rayonnaient, dans la demi-obscurité de leur sépulcre, d’une joie délicieusement paisible. Ils semblaient réunis autour de la grande bouche d’ombre du puits pour éclater en sourires, semer un peu de gaieté parmi le royaume des morts.

— Un miracle ! gémit Leubovère.

— Est-ce que notre dame Radegunde les protège ? demanda l’esclave, qui n’osait plus railler.

— Es-tu certaine, toi, Soriel, de m’avoir obéie ? demanda Leubovère se relevant.

Soriel haussa les épaules.

— Tu ne pouvais point me commander un travail plus agréable, révérende mère. Ces monstres me font peur tout autant que le jour. Je les ai jetés là, j’en jure par la Croix dont les reliques sont sur nos têtes.

— Tu n’étais accompagnée d’aucun serviteur !

— Je suis assez forte pour porter des fardeaux de pierre et je n’avais nul besoin de me confier à personne.

— Alors, c’est un miracle, en vérité ! (L’abbesse ajouta, plus par habitude que par conviction :) Loué soit Dieu ! Prions, ma fille.

— Et que maudites soient les idoles ! répliqua Soriel d’un ton sourd, tout en imitant sa supérieure qui se remettait à genoux.

Elles restèrent un moment immobiles, la vieille femme écroulée sur le sol et l’esclave les paupières baissées devant le jeune peuple qui souriait, infiniment paisible. Il y avait une petite Vénus de marbre rose, perchée sur un unique pied comme un oiseau prêt à reprendre son vol, un petit Bacchus de marbre jaune veiné d’azur, le ventre joufflu, les joues ventrues, toute sa petite nudité fraîche montrant des fossettes bleuies par le froid de l’eau, mais criant l’ivresse turbulente et folle de la liberté. Il y avait, également ivres, toute une famille de petits faunes et de petits satyres dont plusieurs, sans tête, formaient un amas de menus membres gracieux culbutés là comme une corbeille de fruits bizarres. Un Mercure décapité courait avec des ailes aux chevilles, une nymphe brisée à mi-corps sortait de la terre, comme essayant de se dégager de sa tombe. Ils étaient presque tous lumineux et gais, frottés d’une essence surnaturelle, émergeant de leur bain plus nus, vernis d’une huile magique, petits athlètes prêts à de nouveaux combats.

De la meurtrière de leur cachot filtrait une lueur éclairant la coulée tortueuse de ce lierre tenace qui arrivait de la vie extérieure pour leur apporter l’hommage de la nature, le dernier et le premier de tous les hommages… Et ils riaient entre eux d’apercevoir, à leur hauteur de jeunes dieux cyniques, ces femmes plongées en de mornes méditations, ces deux créatures que la pesanteur des années ou des malheurs avait faites pareillement insensibles, comme eux de marbre, mais point, hélas ! d’un marbre aussi beau !

Quand les deux femmes eurent achevé leur prière, elles continuèrent sans hésiter davantage leur chemin, se hâtant de s’éloigner d’un lieu suspect. Mieux valait ne point approfondir l’idée d’un miracle en faveur des idoles, les voies de la Providence allant, très souvent, au rebours de la logique humaine. D’ailleurs, si le monastère devenait la proie des puissances démoniaques, la révolte des nonnes s’en expliquerait plus aisément vis-à-vis de leur supérieur spirituel.

Au bout de la galerie souterraine finissait l’épaisseur des remparts ; l’abbesse y trouva une herse de fer que Soriel put dresser de ses fortes mains. Elles entrèrent enfin dans le domaine de Radegunde, un merveilleux jardin abandonné, tout encombré de végétations sauvages, qui entourait un ancien palais bâti à la façon romaine, c’est-à-dire en murs pleins dissimulant des terrasses.

L’abbesse, soufflant un peu, arrangea les plis de son manteau pour paraître dignement devant son évêque. D’un pas plus majestueux, elle traversa successivement une cour dallée de granit gris et une terrasse en mosaïque représentant des poissons nageant avec des amours sur leur dos. Puis elle descendit un large escalier aux marches lisses, juste en face des galeries du cloître Saint-Hilaire.

Des moines se promenaient sous leur portique de bois, devisant et priant. De loin, ils saluèrent l’abbesse en mettant leurs index joints sur leur poitrine tout en baissant humblement le front.

— Va m’annoncer à notre seigneur Marovée, dit Leubovère à sa suivante, qui retirait des brindilles sèches du bord de son manteau.

Selon une mode religieuse d’alors, l’abbesse, son capuce sur ses yeux, rejetait son voile en arrière. Elle portait une guimpe de toile montant aux oreilles : sa robe de laine bleue tombait en plis droits pour s’écarter devant, laissant voir une jupe blanche brodée de grosses croix, fleuronnée du bout. Une autre croix d’or lui pendait du col jusqu’à la ceinture, très lourde chose qui la gênait et qu’elle prenait en mains quand elle essayait d’aller vite. Elle aurait bien préféré s’aider d’un bâton, mais elle tenait, ce jour-là, au cérémonial. Les longues franges de son manteau l’embarrassaient aussi, charriant des herbes ou des épines, cependant l’abbesse Radegunde ayant prescrit le manteau en l’honneur de la messe, elle venait à son évêque dans cet apparat pour le mieux disposer aux confessions solennelles qu’elle devait lui faire.

Soriel partit, l’abbesse eut un mouvement d’humeur en s’apercevant que ses genoux étaient marqués, boueux ; dans le milieu de sa jupe blanche, cela formait deux taches brunes ombrant les broderies d’argent.

— La bête, songea-t-elle, qui m’ôte des herbes sèches et ne distingue point que je me suis mise à genoux dans la boue de l’enfer !

Comme elle s’impatientait de ces détails, elle oubliait un peu ce qu’elle voulait dire et, lorsque Marovée en personne lui ouvrit sa porte, elle se confondit en protestations d’humilité, répétant des phrases puériles où le bonheur des saints alternait avec l’inutilité de renouveler le luxe de ses vêtements quand le blé levait mal.

L’évêque Marovée souriait finement de ses lèvres minces, l’écoutant la tête penchée à droite par le poids d’un bonnet d’écarlate. Il était vêtu de blanc à l’image de ses jeunes clercs et sa tunique froncée aux épaules lui descendait des bras jusqu’à terre en de vastes manches balayeuses.

— Ma sœur, dit-il d’un ton bienveillant, j’ai grand plaisir à vous recevoir. Que Dieu bénisse vos récoltes et vous donne la paix. Remettez vos esprits, je vous sens troublée par quelque fâcheux événement. Asseyez-vous d’abord, vous parlerez ensuite tout à votre aise…

Ils se trouvaient dans la chambre principale de l’évêché, une vaste salle encadrée de portiques de bois derrière lesquels s’allongeaient les cloîtres de Saint-Hilaire. Des rideaux de peaux, de place en place duvetés de fourrures, posés à cheval sur les poutres, laissaient un espace vide près du sol où l’on voyait souvent passer les pieds nus d’un moine. Au centre une table où s’entassaient des parchemins et un siège de chêne tordu indiquaient les récentes occupations de Marovée. Au-dessus de la table une lampe à trois becs se balançait insensiblement, suspendue par des chaînettes de fer. Un pan de ciel bleu, encadré dans une des voussures de bois, leur envoyait une vive clarté, et quand Marovée eut fait asseoir l’abbesse près de son propre siège, des ramiers s’abattirent familièrement sur une des poutres, amenant avec eux toute la lumière du printemps.

— Je vous écoute, ma sœur, dit Marovée, s’appuyant du coude contre une pile de manuscrits.

— Mon père, ma maison est menacée d’un grand scandale !

Et sans s’arrêter à la question de la révolte, la plus menaçante de toutes, Leubovère entama le récit des idoles précipitées aux abîmes et remontées seules par l’évidente intervention d’un miracle.

Assis dans les vastes plis de sa tunique, Marovée avait l’air d’un homme résigné, à la fois blanc de cœur et de gestes, un homme de paix évangélique.

Il gardait son sourire bienveillant.

— Vous dites que ces objets profanes ont bien été jetés dans ce puits, ma sœur, donc, il faut vous croire, mais il s’agit d’une espèce de grotte souterraine, je crois, un caveau d’après votre description. Quelques-unes de vos filles — il en est de hardies — n’auraient-elles pas découvert le passage des remparts et n’auraient-elles pas pu descendre là par pure curiosité ?… Je ne veux pas faire de jugement téméraire, pourtant, Basine qui cet hiver vous réclamait un bord de robe… ou Chrodielde…

L’abbesse eut une exclamation d’étonnement.

— Ah ! mon père, que votre bénédiction soit sur moi ! Vous éclairez toute cette affaire vraiment satanique. C’est là que mes filles ont été puiser leurs idées de rébellion, je reconnais le souffle empoisonné de Satan et son goût de l’orgueilleuse pourriture charnelle ! Chrodielde et Basine se sont inspirées de ces figurines pour me vomir à la face leurs affreuses injures. Ce sont les dieux du bon vivre et des mauvaises sciences, les dieux païens, les pires démons. Je reconnais leur œuvre !

— Quelle œuvre ? Quelles injures ! demanda Marovée.

Et Leubovère, moitié pleurant, moitié grondant, agitant sa croix comme un bouclier parant des coups, conta la révolte des nonnes.

Marovée devint grave. Il la laissa se perdre dans les plus oiseuses considérations ; seulement, quand elle en arriva aux reproches directs, il l’arrêta d’un mouvement autoritaire.

— Ma sœur, dit-il sévèrement, nous ne pouvons pas douter de leur naissance. Basine est fille du roi régnant de Neustrie, et Chrodielde a perdu son père, le prince Charibert. Or, Basine, princesse de Neustrie, est toujours à craindre, car on lui a fait une grande injustice en lui rasant les cheveux. Elle pourrait reprendre son rang un jour. Tout est possible en ces temps de guerres intestines !

Leubovère se redressa, l’œil rougissant de colère.

— Quoi, mon père, vous, un homme de loyauté, vous penseriez qu’une nonne fille de roi aurait le droit du pas sur son abbesse, même en état de rébellion ?

— Je pense, ma sœur, qu’il faut ménager les rois dans leur plus intime descendance. Frédégunde, jadis concubine, est aujourd’hui reine légitimée. Demain Frédégunde morte, Chilpéric peut se souvenir de sa fille. Il a déjà voulu la marier à un prince d’Espagne… Mais il y a toujours manière de tourner les difficultés ! Si vous aviez accordé un galon d’or de plus à Basine, peut-être bien que Chrodielde n’aurait pas eu cet esprit de viguier des ténèbres que vous remarquez en elle, à juste titre. (Il ajouta dans un sourire où ses lèvres minces eurent comme une transparence :) Il faut peu de choses pour amuser des princesses !

— Peu de choses, mon abbaye ?

— Précisément, ma mère. En accordant à propos un galon doré ou un morceau de pourpre, vous pouviez conserver votre suprématie abbatiale.

— Et maintenant me conseilleriez-vous de leur laisser boire du vin alors qu’elles sont déjà ivres de tous les ferments du paganisme !

— Maintenant, dit froidement Marovée, je crains qu’il ne soit trop tard ! Il faut peu de choses pour distraire des princesses ennuyées, mais quand elles sont irritées… la possession de tout un royaume n’y suffit pas, ma sœur !

Il y eut un pénible silence. L’abbesse pressait sa croix contre sa vaste poitrine, semblant la trouver à présent bien petite pour se transformer en bouclier. De ses yeux bordés de rouges coulaient deux larmes teintées de sang.

— Et si je les mettais à la place de leurs jouets païens, ces deux enfants de l’enfer ? Au pain et à l’eau, la chaîne aux chevilles, m’approuveriez-vous, seigneur Marovée ?

— Je vous le défendrais, ma sœur, pour votre salut en ce monde, murmura l’évêque hochant tristement la tête.

Un rideau de cuir se souleva. D’un bond joyeux, un agnelet blanc se précipita vers Marovée. La figure du vieil homme s’illumina et il gratta tendrement le front bombé de l’animal. Marovée aimait les bêtes, il leur laissait toute liberté autour de lui, se faisant suivre de moutons et de pigeons jusqu’au maître-autel. En sa jeunesse, grand chasseur, amateur de beaux coups d’épieux, il semblait, vieillard, implorer, de toutes les douces créatures sans âmes, le pardon de mystérieuses tueries qui hantaient sa conscience. Dans ses basses-cours, les chevaux, les ânes, les chèvres s’ébattaient sans aucune entrave. Les poules venaient caqueter dans les cloîtres, couraient, les ailes étendues, dès qu’elles le voyaient paraître, et quelquefois la crosse épiscopale s’ornait de deux colombes amoureuses, au grand dépit des jeunes clercs qui s’efforçaient de garder leur sérieux en présence de leur évêque impassible. Faisant pénitence du goût de la chair blanche ou de la venaison, Marovée se nourrissait de fromages, de fruits, préférant au meilleur jus de vendange le lait de ses vaches, mais ne permettant de les traire que lorsque le veau avait bu le premier.

— C’est assez pour un homme de Dieu, disait-il en riant à ses esclaves, des restes d’une bête ! Il faut donner large existence chez moi à tous ceux que l’on sacrifie chez les autres.

Le gros bon sens de l’abbesse Leubovère se choquait de ses attendrissements sur de viles créatures et trouvait que cet amour des humbles la servait mal à ce moment critique. Il s’agissait bien d’un agnelet capricieux !

— Mon père, souffla-t-elle, vous jugez ma conduite et non pas celle de mes filles. De quoi m’accusez-vous ?

— Je ne vous accuse point, ma mère, je vous préviens. (Il se pencha, se saisit de l’agneau qui se blottit dans la robe épiscopale avec l’aisance d’un personnage très accoutumé à de telles faveurs.) Allons ! toi, l’enfantelet, demeure sage. Ma sœur, vous voyez ce petit mouton ! Sa mère est morte d’une carie au pied. Me voici passé nourrice ! Quand il cesse de m’entendre, il bêle comme perdu. Il faudra que je vous fasse présent de pondeuses qui ont des œufs miraculeux. Un homme adulte, je vous l’affirme sur ma croix, peut se contenter d’en manger un à son repas du matin. Il ira la journée sans plus d’appétit. J’ai aussi des cochons de lait qui déjà… Mais excusez-moi, ma sœur, nous verrons cela plus tard ! Pour l’instant vos brebis à vous s’agitent sous l’empire des passions. L’époque est fertile, décidément, en révolte orgueilleuse. Soyez prudente. Je n’augure pas bien de votre visite, car elles sont capables d’avoir bouché le passage secret pendant votre absence.

— Soriel, mon esclave, doit veiller, seigneur Marovée. Je suis venue pour chercher votre précieux avis et je ne m’en irai pas…

— Oh ! interrompit Marovée qui continuait à gratter le front de son favori, je ne savais pas la rébellion au point où elle en est, ma sœur. Ce que je puis vous assurer, c’est qu’il y a ici un asile d’où on ne vous fera jamais sortir par la force. Ma basilique est ouverte aux pauvres comme au riche, aux saints comme au pécheur. Restez chez moi tout simplement. Là-haut elles se calmeront peut-être, se croyant maîtresses de la maison.

Leubovère se dressa, furieuse.

— Moi, abandonner ma maison ! Moi, me sauver comme une coupable devant ces possédées, ces chèvres folles ! Y songez-vous, Seigneur !

— Les chèvres ne sont pas si folles que les femmes, objecta Marovée, quand elles grimpent sur les sommets, elles savent d’avance que le sabot ne leur faillira pas, tandis que les femmes… des princesses ! Radegunde prévoyait-elle le sort de Basine lorsqu’elle eut le courage de la refuser aux ambassadeurs de Chilpéric ?

— Radegunde ! s’écria Leubovère. Mais, mon père, c’est toujours de la reine abbesse que ces filles se réclament. Radegunde était seule capable de gouverner ! Radegunde permettait les nappes de roses ! Radegunde tolérait les ganses d’or, et la bordure de pourpre ! Radegunde, qui lavait la vaisselle par plaisir, leur a donné malheureusement le goût de toutes les voluptés en acceptant qu’à l’ombre de la Sainte Croix on vécût comme à l’ombre d’un palais. Tenez, Seigneur, si je n’étais bien certaine que nos reliques nous protègent là-haut mieux que votre croix pastorale, je resterais… Mais que peuvent les embûches du démon contre le morceau de la vraie Croix !

Et ce disant, Leubovère, tout essoufflée, baisa la croix d’or qu’elle venait de brandir.

Un instant Marovée examina la pauvre femme, tout ému de compassion pour une telle preuve de sa vaillance religieuse. Il poussa un profond soupir, regarda tour à tour le front bombé de son agnelet blanc où pointaient de menues cornes, puis le ciel de printemps qui passait bleu par les voûtes noircies. Un ramier, sur une poutre, triait ses plumes d’un bec languissant et une tiédeur semblait se répandre dans la salle avec les très légers flocons de son duvet. Alors l’évêque prononça, d’un ton singulier :

— Les choses de l’ordre naturel sont les meilleures.

Leubovère ne comprenait pas. Elle attendait sa bénédiction pour se retirer, le cœur un peu meurtri de son apparente indifférence. Or, l’évêque songeait au contraire à la secourir, mais il luttait, en lui-même, ne savait pas à quelle résolution s’arrêter. Il répéta d’une voix mieux affermie.

— Les choses de l’ordre naturel sont les plus douces. (Il ajouta, levant sa main droite :) Ma sœur, ai-je bien entendu ? Si vous doutiez de la vertu des reliques vous abandonneriez le monastère dès ce jour ?

Elle se troubla, répondit, larmoyante et effrayée :

— C’était langage impie, mon Seigneur ! Plût au ciel que je fusse morte étranglée par mes propres filles ! Comment oserais-je douter de la vertu de la Sainte-Croix ?

— Écoutez-moi, ma sœur, et calmez vos esprits. Je vais vous dire un secret qui n’est jamais sorti de mon cœur et qui bien souvent m’étouffe. Je vais vous le confier parce que Notre Seigneur Jésus-Christ semble m’en inspirer l’audace. Je vois clairement mon devoir. Rien ne peut reposer sûrement sur le mensonge. (L’évêque se leva, parcourut la salle en tenant toujours son agneau qui broutait, les yeux clos, une herbe de rêve.) Les clercs sont dehors et personne, je pense, n’arpente, le cloître. Donc, l’heure est favorable, ma sœur, car le secret que je veux verser dans votre sein est d’une grande, d’une terrible importance. Jurez-moi sur votre croix abbatiale que vous le garderez comme je l’ai gardé jusqu’au jour où il serait bon de sauver une créature d’église en péril.

L’abbesse frémissante se tassait sur son banc, espérant que le sol allait s’entrouvrir pour la dévorer.

— Je vous le jure, Seigneur, par ma croix abbatiale ! Je ne suis qu’une pauvre femme… plus chétive que cet agnelet blanc que vous honorez de vos soins, gémit-elle se mettant à genoux pour baiser le bas de la tunique de Marovée.

Il releva Leubovère, tout attendri.

— J’aime les âmes simples comme ces bonnes créatures qui n’ont même pas le paradis en échange de leurs maux. Et vous êtes une âme simple, toute blanche, si votre corps a plus de résistance qu’un enfantelet de brebis. (Il vint se rasseoir, penchant la tête et baissant le ton.) Vous allez droit devant vous et ne soupçonnez pas le mal de la science. Ah ! Ma sœur, ceux qui savent sont encore plus malheureux que vous… Vous n’avez pas compris, jadis — vous étiez plus jeune —, pourquoi je n’aimais pas votre couvent d’amour sincère. Je n’ai jamais eu d’animosité contre Radegunde et vous avez cru que c’était elle que je n’aimais point, car ma conduite fut, en apparence, coupable vis-à-vis de la sainte fondatrice de votre maison. (Ici, Marovée s’inclina.) J’ai toujours eu de la répugnance, je l’avoue, à me joindre à vos cérémonies et quand, les dissentiments terminés, j’ai pris la résolution de rester votre pasteur à toutes j’ai dû murer ma conscience. Cela me fut pénible. Aujourd’hui je vais respirer d’aise pour la première fois depuis bien des ans. Loué soit Dieu ! Vous connaissez la raison du voyage en Orient, mais vous ignorez son terrible résultat. Si je l’ai su, c’est par la mort d’un pauvre moine qui, ayant contracté une fièvre ardente dans les pays du soleil, vint chez moi me supplier de le confesser parce que l’absolution lui avait été refusée par deux prêtres de nos pays d’Occident. On avait donc été chercher ce morceau de la vraie croix à travers les chemins difficiles des contrées ennemies. Durant six lunes, des hommes courageux, affrontant tous les dangers, avaient rapporté le précieux fragment renfermé et scellé par les moines orientaux dans une châsse d’argent pur, placée elle-même en un coffre de santal contenant d’autres reliques des saints apôtres et des martyrs. Le tout fut d’abord mis en sûreté à Tours, où mon frère l’évêque Eufronius avait érigé un rustique oratoire à la seule fin de servir d’hôtellerie à notre précieux bois. (Plus tard, le savant Gregorius consacra cette chapelle au nom de la Sainte-Croix, comme vous l’avez appris.) C’est ici, ma sœur, qu’intervint la malice de Satan. Pouvait-il voir une pareille fortune sans en être jaloux ? Une nuit, ce moine atteint de fièvre ardente dont je vous ai parlé eut une étrange vision. Ce religieux, jusqu’à cet instant le gardien vigilant des reliques, s’endormit malgré ses accès et pendant son sommeil il aperçut un feu dévorant auréolant la châsse d’argent pur. Eut-il la pensée de sauver le bois de la Croix ou fût-il poussé par une curiosité irrésistible ? Il ne sut pas le définir, mais il se précipita sur le coffre de santal. Presque aussitôt les sceaux se rompirent, les liens tombèrent et il put l’ouvrir sans aucune violence. Il trouva la boîte de métal baignant dans une lueur extraordinaire qui s’éteignit sans lui brûler les mains. Il ouvrit également cette boîte, se pencha, espérant contempler enfin le fragment de la Sainte Croix glorieusement intact. Quelle ne fut pas son horreur de découvrir que la boîte était vide ! Il n’y avait plus rien ou il n’y avait jamais rien eu ! Ni bois, ni poussière de bois, ni aucun résidu de bois ! Le moine épouvanté chut à la renverse. Quand l’aube le réveilla sur les dalles de la chapelle, il constata que la tranquillité régnait autour de lui. La châsse reposait à sa place d’honneur, au milieu de l’autel, et personne, pas plus lui que d’autres, n’aurait su dire ce qui s’était passé. Que penserait l’évêque chargé de vérifier le contenu des coffres ? Que croirait Radegunde, la reine pieuse qui attendait le fragment de la vraie Croix pour, affirmait-elle, expirer d’amour en le baisant ?… Surtout, qu’allait-on lui reprocher à lui, le gardien fiévreux qui s’était déclaré incapable de dormir la nuit, ne voulant céder à quiconque le droit de veiller sur le dépôt sacré ? Cet homme, je dois l’avouer, ma sœur, eut une idée détestable et c’est en cela qu’il fut le plus criminel, mais il ne prit point le temps de réfléchir. Il vit l’ordre naturel des choses bouleversé et eut la triste audace d’essayer de la rétablir. Se souvenant qu’on lui avait décrit la croix du Sauveur comme un arbre très vieux et très noir, il détacha un morceau de la charpente de l’oratoire, le plus vieux et le plus noir qu’il put trouver, l’introduisit à la place de celui qui n’y avait probablement jamais été, car il y a des félons en Orient, ma sœur, puis referma la châsse, lia le coffre de son mieux, en répara les scellements. L’évêque Eufronius, m’envoyant les reliques, mentionna pourtant ce détail que la châsse lui paraissait avoir un peu souffert du voyage. Or, le moine coupable avait fait diligence. Se sentant à toute extrémité, brûlé de remords, il voulait se confesser. Un prêtre lui refusa l’absolution. De Tours, il vint vers moi, se jeta à mes pieds, répandant des torrents de larmes, et je l’entendis me raconter tout d’une haleine, comme s’il s’arrachait l’âme, sa merveilleuse vision, l’histoire de son crime. À moi, redoutant un nouveau refus, il ne s’était point confessé. Il avait vomi, en état de fièvre ardente, toutes ses souffrances et toutes ses hontes. Il ne demandait plus l’absolution, mais la mort ! Je le fis coucher dans la chambre la moins visitée de ma maison, me réservant de le confesser quand il serait revenu de ses émotions, sinon à la santé. Seulement, lorsque les reliques furent arrivées à Poitiers, la reine Radegunde me priant de les faire placer au monastère avec l’honneur qui leur était dû et des chants solennels, sans avoir égard à sa demande je monte à cheval pour m’éloigner au galop. Dans le doute je m’abstenais… Voilà pourquoi, ma sœur, je n’ai jamais pu me rendre à votre église abbatiale d’un cœur libre et l’esprit dispos. J’ai eu souvent l’occasion de voir la mystérieuse relique. Elle m’est apparue absolument fausse, d’un bois ordinaire qui n’avait point l’âge requis pour nous représenter celui qu’on attendait d’Orient. Je n’ai rien dit parce que j’aurais hâté la fin de la bienheureuse Radegunde. Aujourd’hui, je parle parce que vous, ma sœur, vous confiez votre existence aux artifices de Satan. Votre monastère est maudit depuis de longues années et, à cette heure, nous parlerions tous les deux qu’on ne nous croirait pas. Du reste, il importe peu que l’objet d’un culte soit faux si la prière qu’il inspire est sincère. Mais ce n’est pas une raison pour que je vous laisse demander grâce à ce morceau de bois mort, plus sourd que tous les arbres vivants de nos forêts ! Vous voici instruite. Mon secret sera le vôtre. Taisons-nous sans espérer de miracle. Il convient de se défendre autrement. N’avez-vous pas crié, doutant de la vertu des reliques : « J’abandonnerais ma maison ?… »

L’abbesse regardait son évêque avec une stupeur dévote qui la transfigurait. Elle essayait, vainement, de l’écouter, n’entendait guère mieux que le morceau de bois mort. Était-ce possible ? Ce moine fiévreux n’était-il pas un possédé suscité par Satan contre la vraie Croix ? Leubovère avait tellement l’habitude de prier devant la châsse de son église qu’un immense dégoût lui serrait la gorge.

— Seigneur Marovée ! Sainte Radegunde !… Ah ! Tous les démons se déchaînent !… Que vais-je devenir ! bégaya-t-elle, en se signant plusieurs fois.

— Réfléchissez, ma bonne sœur, murmura l’évêque apitoyé. Il est certain que le temps des épreuves nous arrive.

— Et vous, mon seigneur, n’avez-vous pas dit, avant de me narrer cette histoire si affligeante, que les choses de l’ordre naturel sont les meilleures ?

— Ma sœur, je l’ai dit.

Elle songea un moment, la tête courbée.

Le petit agneau eut un bêlement joyeux. Il sauta des genoux de Marovée pour gagner les cloîtres où il flairait une provende fraîche.

— Mon père, déclara Leubovère en se levant avec dignité, je vais donc veiller à mon grain. S’il pourrit, j’en dois compte. S’il mûrit, il me faudra le récolter. Quoi qu’il advienne, je ne changerai rien à l’ordre des saisons que Dieu ne change jamais. Ce n’est pas l’hiver qui barre le chemin au printemps. Puisque mes filles ont résolu de me succéder, cela se fera naturellement, à ma fin, mais pour un morceau de bois de plus ou de moins, je ne vais pas manquer d’honneur. Mon poste est là-haut, dans mon monastère. Je retourne à mon poste.

— Qu’il en soit donc ainsi ! répondit Marovée, lui imposant les mains.