Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 10/Les Deux droles

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la revue blanche (Tome 10p. 165-168).


LES DEUX DRÔLES


Il m’est revenu également, ô Roi fortuné, qu’il y avait autrefois dans la ville de Damas, en Syrie, un homme réputé pour ses bons tours, ses drôleries et ses indélicatesses, et un autre au Caire, non moins fameux pour les mêmes qualités. Or le farceur de Damas, qui avait souvent entendu parler de son semblable du Caire, souhaitait fort le connaître, d’autant plus que ses clients habituels lui disaient sans cesse : « Il n’y a pas de doute ! l’Égyptien est certainement bien plus malin, plus intelligent, mieux doué et plus drôle que toi ! Et sa société est bien plus amusante que la tienne ! D’ailleurs, si tu ne veux pas nous croire, tu n’as qu’à aller le voir à l’œuvre, au Caire, et tu constateras sa supériorité ! » Et ils firent si bien que l’homme se dit : « Par Allah ! je vois qu’il ne me reste plus qu’à aller au Caire voir de mon œil ce que l’on dit à son sujet ! » Et il fit ses paquets et quitta Damas, sa ville, et partit pour le Caire où il arriva, avec l’assentiment d’Allah, en bonne santé. Et il s’informa, sans tarder, de la demeure de son rival, et alla lui rendre visite. Et il fut reçu avec tous les égards d’une large hospitalité, et honoré et hébergé, après les souhaits de bienvenue les plus cordiaux. Puis tous deux se mirent à se raconter mutuellement les affaires importantes du monde, et passèrent la nuit à s’entretenir agréablement.

Or, le lendemain, l’homme de Damas dit à l’homme du Caire : « Par Allah, ô compagnon, moi, je ne suis venu de Damas au Caire que pour juger avec mon œil des bons tours et des farces que tu joues sans cesse par la ville ! Et je voudrais ne retourner dans mon pays qu’enrichi d’instruction ! Voudrais-tu donc me rendre témoin de ce que je souhaite si ardemment voir ? « L’autre dit : « Par Allah ! ô compagnon, ceux qui l’ont parlé de moi t’ont sans doute trompé ! Moi, c’est à peine si je sais différencier ma main gauche d’avec ma main droite ! Comment donc saurais-je instruire dans la délicatesse et l’esprit un noble Damasquin comme toi ? Mais puisqu’il est de mon devoir d’hôte de te faire voir les belles choses de notre ville, sortons nous promener ! »

Il sortit donc avec lui et l’emmena, avant tout, voir la mosquée d’Al-Azhar, afin qu’il pût raconter aux habitants de Damas les merveilles de l’instruction et de la science. Et, en route, passant près des marchands de fleurs, il se composa un bouquet de fleurs, d’herbes aromatiques, d’œillets, de roses, de basilics, de jasmins, de branches de menthe et de marjolaine. Et ils arrivèrent ainsi tous deux à la mosquée, et pénétrèrent dans la cour. Or, en y entrant, ils aperçurent en face de la fontaine aux ablutions, accroupis dans les cabinets, des gens qui satisfaisaient de pressants besoins. Et l’homme du Caire dit à celui de Damas : « Eh bien, compagnon, toi, si tu avais à faire quelque plaisanterie à ces gens accroupis en file, comment t’y prendrais-tu…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Eh bien, compagnon, toi, si tu avais à faire quelque plaisanterie à ces gens accroupis en file, comment t’y prendrais-tu ? » L’autre répondit : « La chose est tout indiquée. J’irais derrière eux avec un balai d’épines, et, comme par inadvertance, tout en balayant, je leur piquerais le derrière ! » L’homme du Caire dit : « Le procédé, compagnon, est quelque peu lourd et grossier. Et c’est vraiment indélicat de faire de telles plaisanteries ! Voici ce que, moi, je ferais ! » Et, ayant ainsi parlé, il s’approcha d’un air aimable et engageant des gens accroupis dans les cabinets, et, à l’un après l’autre, il offrit une gerbe de fleurs, disant : « Avec ta permission, ô mon maître ! » Et chacun lui répondait, à la limite de la confusion et de la fureur : « Qu’Allah ruine ta maison, ô fils d’entremetteur ! Sommes-nous donc ici à un festin ? » Et tous les assistants assemblés dans la cour de la mosquée, en voyant la mine indignée des gens en question, riaient extrêmement.

Aussi, lorsque l’homme de Damas eut vu cela de ses propres yeux, il se tourna vers l’homme du Caire, et lui dit : « Par Allah, tu m’as vaincu, ô cheikh des farceurs ! Et le proverbe a raison qui dit : Fin comme l’Égyptien qui passe dans le trou de l’aiguille ! »



Puis Schahrazade, celle nuit-là, dit encore :