Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 10/Le Pet historique

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la revue blanche (Tome 10p. 161-165).


LE PET HISTORIQUE


Il est raconté — mais Allah est plus savant — qu’il y avait dans la ville de Kaukabân, dans le Yamân, un Bédouin de la tribu des Fazli, appelé Aboul-Hossein, qui, depuis déjà de longues années, avait abandonné la vie des Bédouins, et était devenu un citadin distingué et un marchand d’entre les marchands les plus opulents. Et il s’était une première fois marié au temps de sa jeunesse, mais Allah avait appelé l’épouse dans Sa miséricorde, au bout d’un an de mariage. Aussi les amis d’Aboul-Hossein ne cessaient-ils de le presser au sujet d’un nouveau mariage, en lui répétant les paroles du poète :

Lève-toi, compagnon, et ne laisse pas s’écouler en vain la saison du printemps.

La jouvencelle est là ! Marie-toi ! Ne sais-tu qu’une femme dans la maison est un almanach excellent pour toute l’année ?

Et Aboul-Hossein à la fin, ne pouvant plus résister à toutes les sollicitations de ses amis, se décida à engager des pourparlers avec les vieilles femmes négociatrices des mariages ; et il finit par se marier avec une jouvencelle aussi belle que la lune quand elle brille sur la mer. Et, pour ses noces, il donna de grands festins auxquels il invita tous ses amis et connaissances, ainsi que les ulémas, les fakirs, les derviches, et les santons. Et il ouvrit toutes grandes les portes de sa maison, et il fit servir à ses invités des mets de toutes les espèces, et, entre autres choses, du riz de sept couleurs différentes, et des sorbets, et des agneaux farcis de noisettes, d’amandes, de pistaches et de raisins secs, et un jeune chameau rôti en entier et servi d’une seule pièce. Et tout le monde mangea et but et entra en joie, en allégresse et en contentement. Et l’épousée fut promenée et montrée en parade sept fois de suite, habillée chaque fois d’une robe différente plus belle que la précédente. Et on la promena même une huitième fois au milieu de l’assistance pour la satisfaction, des invités qui n’avaient pu suffisamment s’en rassasier les yeux. Après quoi les vieilles dames l’introduisirent dans la chambre nuptiale et la couchèrent sur un lit haut comme un trône, et la préparèrent de toutes les manières pour l’entrée de l’époux.

Alors, Aboul-Hossein, au milieu du cortège, pénétra chez l’épousée, lentement et avec dignité. Et il s’assit un instant sur le divan, pour se bien prouver à lui-même et montrer à son épouse et aux dames du cortège combien il était plein de tact et de mesure. Puis il se leva avec pondération, pour recevoir les vœux des dames et leur donner congé avant de s’approcher du lit où l’attendait modestement la jouvencelle, lorsque, voici ! il lâcha, ô calamité ! de son ventre qui était plein de viandes lourdes et de boissons, un pet bruyant à la limite du bruit, terrible et grand ! Éloigné soit le Malin !

À ce bruit, chaque dame se tourna vers sa voisine, en parlant à haute voix et faisant semblant de n’avoir rien entendu, et la jouvencelle également, au lieu de rire ou de se moquer, se mit à faire résonner ses bracelets. Mais Aboul-Hossein, confus à la limite de la confusion, prétexta un pressant besoin et, la honte dans le cœur, descendit dans la cour, sella sa jument, sauta sur son dos et, désertant sa maison et la noce et l’épousée, il s’enfuit à travers les ténèbres de la nuit. Et il sortit de la ville, et s’enfonça dans le désert. Et il arriva de la sorte au bord de la mer, où il vit un navire en partance pour l’Inde. Et il s’y embarqua et arriva sur la côte de Malabar.

Là, il fit la connaissance de plusieurs personnes originaires du Yamân, qui le recommandèrent au roi du pays. Et le roi lui donna une charge de confiance et le nomma capitaine de sa garde. Et il demeura en ce pays dix années, honoré et respecté, et dans la tranquillité d’une vie délicieuse. Et chaque fois que le souvenir du pet se présentait à sa mémoire, il le chassait comme on chasse les mauvaises odeurs.

Mais au bout de ces dix années, il fut pris de la tristesse du mal du pays natal ; et peu à peu il fut atteint de langueur ; et il soupirait sans cesse en pensant à sa maison et à sa ville ; et il faillit mourir de ce désir rentré. Mais un jour, ne pouvant plus résister aux sollicitations de son âme, il ne prit même pas le temps de demander congé au roi, et il s’évada et regagna le pays de Hadramont, dans le Yamân. Là, il se déguisa en derviche et gagna à pied la ville de Kaukabân ; et il arriva de la sorte, en taisant son nom et son cas, sur la colline qui dominait la ville. Et il vit, avec des yeux pleins de larmes, la terrasse de sa vieille maison et les terrasses avoisinantes, et il se dit : « Pourvu que personne ne me reconnaisse ! Fasse Allah qu’ils aient tous oublié mon histoire ! » Et, pensant ainsi, il descendit de la colline et prit des chemins détournés pour arriver à sa maison. Et, en route, il vit, assise sur le seuil de sa porte, une vieille femme qui enlevait les poux de la tête d’une petite fille de dix ans ; et la petite fille disait à la vieille : « Ô ma mère, je voudrais bien savoir mon âge, car une de mes compagnes veut tirer mon horoscope. Veux-tu donc me dire en quelle année je suis née ! » Et la vieille réfléchit un moment et répondit : « Tu es née, ô ma fille, exactement la nuit de l’année où Aboul-Hossein lâcha le pet ! »

Lorsque le malheureux Aboul-Hossein entendit ces paroles, il rebroussa chemin et se mit à courir, livrant ses jambes au vent. Et il se disait : « Voilà que ton pet est devenu une date dans les annales ! Et il se transmettra à travers les âges aussi longtemps que les fleurs naîtront sur les palmiers ! » Et il ne cessa de courir et de voyager qu’en arrivant dans le pays de l’Inde. Et il vécut avec amertume dans l’exil jusqu’à sa mort. Que sur lui soient la miséricorde d’Allah et sa pitié !


— Puis Schahrazade, cette nuit-là, dit encore :