Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 01/Histoire du Troisième Saalouk

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 1p. 169-198).


HISTOIRE DU TROISIÈME SAÂLOUK


« Ô dame pleine de gloire, ne crois pas que mon histoire soit aussi merveilleuse que celle de mes deux compagnons ! Car mon histoire est infiniment plus étonnante.

Si à mes compagnons, ces deux-là, les malheurs furent infligés simplement par le destin et la fatalité, moi, c’est autre chose ! Le motif de ma barbe rasée et de mon œil abîmé, c’est que, moi-même, par ma faute, je me suis attiré la fatalité et me suis rempli le cœur de soucis et de chagrins.

Voici ! Je suis un roi, fils de roi. Mon père s’appelait Kassib, et je suis son fils. Lorsque le roi, mon père, mourut, j’héritai du royaume, et je régnai, et je gouvernai avec justice, et je fis beaucoup de bien à mes sujets.

Mais j’avais un grand amour pour les voyages par mer. Et je ne m’en privais pas, car ma capitale était située au bord de la mer ; et, sur une très large étendue de mer, j’avais des îles qui m’appartenaient, et qui étaient fortifiées en état de défense et de bataille. Et je voulus un jour aller visiter toutes mes îles, et je fis préparer dix grands navires, et j’y fis mettre des provisions pour un mois, et je partis. Le voyage de visite dura vingt jours, au bout desquels, une nuit d’entre les nuits, nous vîmes se déchaîner contre nous les vents contraires, et cela jusqu’à l’aube ; alors, comme le vent s’était un peu calmé et la mer radoucie, au lever du soleil nous vîmes une petite île où nous pûmes nous arrêter un peu : nous allâmes à terre, nous fîmes un peu de cuisine pour manger, nous mangeâmes, nous nous reposâmes deux jours, pour attendre la fin de la tempête, et nous repartîmes. Le voyage dura encore vingt jours, jusqu’à ce qu’un jour nous perdîmes notre route ; les eaux où nous naviguions nous devinrent inconnues, à nous et aussi au capitaine. Car le capitaine, en vérité, ne reconnaissait plus du tout cette mer ! Alors nous dîmes à la vigie : « Regarde la mer avec attention ! » Et la vigie monta sur le mât, puis descendit, et nous dit et dit au capitaine : « À ma droite, j’ai vu des poissons à la surface de l’eau ; et, au milieu de la mer, j’ai distingué au loin quelque chose qui paraissait tantôt noir et tantôt blanc ! »

À ces paroles de la vigie, le capitaine fut épouvanté ; il jeta par terre son turban, s’arracha la barbe et nous dit à nous tous : « Je vous annonce notre perte à tous ! Et pas un seul ne sortira sain et sauf ! » Puis il se mit à pleurer, et nous aussi, avec lui, nous nous mîmes à pleurer sur nous-mêmes. Puis je demandai au capitaine : « Ô capitaine, explique-nous les paroles du veilleur ! » Il répondit : « Ô mon seigneur, sache que du jour où souffla le vent contraire nous perdîmes notre route, et elle est perdue ainsi depuis déjà onze jours ; et il n’y a point de vent favorable qui puisse nous faire revenir dans la bonne voie. Or, sache la signification de cette chose noire et blanche et de ces poissons surnageant à proximité : demain nous allons arriver à une montagne de roches noires, qui s’appelle la Montagne d’Aimant, et les eaux nous entraîneront de force du côté de cette montagne, et notre navire sera mis en pièces, car tous les clous du navire s’envoleront, attirés par la montagne d’aimant, et se colleront sur ses flancs ; car Allah Très-Haut doua d’une vertu secrète cette montagne d’aimant qui, ainsi, attire à elle toute chose en fer ! Aussi tu ne peux t’imaginer la quantité énorme de choses en fer qui se sont accumulées, suspendues à cette montagne, depuis le temps que les navires sont attirés à elle de force ! Allah seul en connaît la quantité. De plus, on voit luire, de la mer, au sommet de cette montagne, un dôme en cuivre jaune soutenu par dix colonnes ; et sur ce dôme il y a un cavalier sur un cheval de cuivre ; et à la main de ce cavalier il y a une lance de cuivre ; et sur la poitrine de ce cavalier il y a, suspendue, une plaque de plomb gravée entièrement de noms inconnus et talismaniques ! Or, sache, ô roi, que tant que ce cavalier sera sur ce cheval, tous les navires qui passeront au-dessous seront mis en pièces, et tous les passagers seront perdus à jamais, et tous les fers des navires iront se coller contre la montagne ! Il n’y aura donc point de salut possible avant que ce cavalier ne soit précipité à bas de ce cheval ! »

À ces paroles, ô ma maîtresse, le capitaine se mit à pleurer des pleurs abondants, et nous fûmes certains de notre perte sans recours, et chacun de nous fit ses adieux à ses amis.

Et, en effet, à peine le matin venu, nous fûmes tout proches de cette montagne aux roches noires d’aimant, et les eaux nous entraînèrent de force de son côté. Puis, quand nos dix navires arrivèrent au bas de la montagne, tout d’un coup les clous des navires se mirent à s’envoler par milliers, avec tous les fers, et allèrent se coller sur la montagne ; et nos navires s’entr’ouvrirent, et nous fûmes tous précipités à la mer.

Alors, toute la journée, nous fûmes en la puissance de la mer, et nous fûmes les uns noyés et les autres sauvés, mais la plus grande partie fut noyée ; et ceux qui furent sauvés ne purent jamais ni se connaître ni se retrouver, car les vagues terribles et les vents contraires les dispersèrent de tous côtés.

Quant à moi, ô ma maîtresse, Allah Très-Haut m’a sauvé pour me réserver d’autres peines, de grandes souffrances et de grands malheurs. Je pus m’accrocher à une planche d’entre les planches, et les vagues et le vent me jetèrent sur la côte, au pied de cette montagne d’aimant !

Alors je trouvai un chemin qui conduisait jusqu’au sommet de la montagne, et qui était construit en forme d’escaliers taillés dans la roche. Et tout de suite j’invoquai le nom d’Allah Très-Haut, et…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit luire le matin, et, discrète, arrêta son récit.

ET LORSQUE FUT
LA QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le troisième saâlouk, s’adressant à la jeune maîtresse de la maison pendant que les autres compagnons étaient assis les bras croisés, surveillés par les sept nègres qui tenaient l’épée nue à la main, continua :


J’invoquai donc le nom d’Allah, et je l’implorai et je me mis dans l’extase de la prière ; puis je m’accrochai, comme je pus, aux rochers et aux excavations, et je réussis, le vent s’étant enfin calmé par l’ordre d’Allah, à faire l’ascension de cette montagne ; et je me réjouis fort de mon salut à la limite de la joie ! Et il ne me restait plus qu’à atteindre le dôme ; je l’atteignis enfin et je pus y pénétrer. Alors je me mis à deux genoux, et je fis ma prière, et je remerciai Allah pour ma délivrance.

En ce moment, la fatigue me brisait tellement, que je me jetai à terre et m’endormis. Et, pendant mon sommeil, j’entendis une voix qui me disait : « Ô fils de Kassib ! quand tu te réveilleras de ton sommeil, creuse sous tes pieds, et tu trouveras un arc en cuivre et trois flèches en plomb sur lesquelles sont gravés des talismans. Tu prendras cet arc et tu en frapperas le cavalier qui est sur le dôme, et tu rendras ainsi la tranquillité aux humains en les débarrassant de ce fléau terrible ! Lorsque tu auras frappé le cavalier, ce cavalier tombera dans la mer, et l’arc tombera de tes mains sur le sol : alors tu prendras l’arc et tu l’enfouiras sous terre à l’endroit même où il sera tombé ! Cependant, la mer se mettra à bouillonner, puis à déborder jusqu’à atteindre ce sommet où tu te trouves. Et, alors, tu verras sur la mer une barque et, dans la barque, une personne. Mais c’est une autre personne que le cavalier jeté à la mer. Cette personne viendra à toi en tenant à la main un aviron. Et toi, sans crainte, monte avec elle dans la barque ! Mais prends bien garde de nommer le saint nom d’Allah, prends bien garde ! Il ne faut pas, et à aucun prix ! Une fois dans la barque, cette personne te conduira et te fera naviguer pendant dix jours jusqu’à ce qu’elle te fasse arriver à la Mer du Salut. En arrivant dans cette mer, tu y trouveras quelqu’un qui te fera parvenir jusqu’à ton pays. Mais, n’oublie pas, que, tout cela ne se fera qu’à la condition, pour toi, de ne jamais nommer le nom d’Allah ! »

À ce moment, ô ma maîtresse, je me réveillai de mon sommeil, et, plein de courage, je me mis aussitôt à exécuter l’ordre de la voix. Avec l’arc et les flèches trouvées, je frappai le cavalier et le fis tomber. Il tomba à la mer. Et l’arc tomba de ma main ; alors, à la place même, je l’enterrai : et aussitôt la mer s’agita, bouillonna et déborda en atteignant le sommet de la montagne où j’étais. Et, au bout de quelques instants, je vis apparaître au milieu de la mer une barque qui se dirigeait de mon côté. Alors je remerciai Allah Très-Haut. Et, quand la barque arriva tout près, j’y trouvai un homme de cuivre qui avait, sur la poitrine, une plaque de plomb sur laquelle étaient gravés des noms et des talismans. Alors je descendis dans la barque, mais sans prononcer une seule parole. Et l’homme de cuivre se mit à me conduire pendant un jour, pendant deux jours, pendant trois jours, et ainsi de suite jusqu’à la fin du dixième jour. Et alors je vis apparaître, au loin, des îles : c’était le salut ! Alors je me réjouis au comble de la joie et, à cause de la plénitude de mon émotion et de ma gratitude pour le Très-Haut, je nommai le nom d’Allah et le glorifiai et je dis : « Allahou akbar ! Allahou akbar ! »[1]

Mais, à peine avais-je prononcé ces mots sacrés, que l’homme de cuivre me saisit et me lança de la barque dans la mer, puis il s’enfonça au loin et disparut.

Comme je savais nager, je me mis à nager durant le jour entier jusqu’à la nuit, tellement que mes bras furent exténués, et mes épaules fatiguées, et que j’étais anéanti ! Alors, voyant la mort s’approcher, je fis mon acte de foi et me préparai à mourir. Mais, à l’instant même, une vague, plus énorme que toutes les vagues de la mer, accourut de loin comme une citadelle gigantesque et m’enleva et me lança si fort et si loin que je me trouvai du coup sur le rivage d’une des îles que j’avais vues. Ainsi Allah l’avait voulu.

Alors je montai sur le rivage, et je me mis à exprimer l’eau de mes habits ; et j’étendis mes habits par terre pour les faire sécher ; et je m’endormis pour toute la nuit. À mon réveil, je m’habillai de mes habits devenus secs, et je me levai pour voir où me diriger. Et je trouvai, devant moi, une petite vallée fertile ; j’y pénétrai et je la parcourus en tous sens, puis je fis le tour entier de la place où je me trouvais, et je vis que j’étais dans une petite île, entourée qu’elle était par la mer. Alors je me dis en moi-même : « Quelle calamité ! chaque fois que je suis délivré d’un malheur, je retombe dans un autre pire ! » Pendant que j’étais ainsi enfoncé dans de tristes pensées, qui me faisaient désirer la mort avec ferveur, je vis s’approcher sur la mer une barque contenant des gens. Alors, de crainte qu’il ne m’arrivât encore quelque accident fâcheux, je me levai et je grimpai sur un arbre et j’attendis en regardant. Je vis la barque atterrir et en sortir dix esclaves qui tenaient chacun une pelle ; ils marchèrent jusqu’à ce qu’ils fussent au milieu de l’îlot, et, là, ils se mirent à creuser la terre, et finirent par mettre à découvert un couvercle qu’ils enlevèrent, et ouvrirent une porte qui se trouvait au-dessous. Cela fait, ils s’en revinrent vers la barque, et en tirèrent une grande quantité d’objets qu’ils chargèrent sur leurs épaules : du pain, de la farine, du miel, du beurre, des moutons, des sacs remplis, et beaucoup d’autres choses, et toutes les choses que l’habitant d’une maison peut souhaiter ; et les esclaves continuèrent à aller et venir de la porte du souterrain à la barque et de la barque au couvercle jusqu’à ce qu’ils eussent complètement vidé la barque des gros objets ; alors ils en tirèrent des habits somptueux et des robes magnifiques qu’ils mirent sur leurs bras ; et alors je vis sortir de la barque, au milieu des esclaves, un vénérable vieillard, très âgé, cassé par les ans et amaigri par les vicissitudes du temps, et tellement qu’il en était devenu une apparence d’homme. Ce vieillard tenait par la main un jeune garçon d’une beauté affolante, moulé en vérité dans le moule de la perfection, aussi délicat qu’une branche tendre et pliante, aussi adorable que la beauté pure, digne de servir comme le modèle et l’exemple d’un corps parfait, enfin au charme si ensorceleur qu’il m’ensorcela le cœur et fit frémir toute la pulpe de ma chair ! Ils marchèrent jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la porte, et descendirent, et disparurent à mes yeux ; mais, après quelques instants, tous remontèrent, excepté le jeune garçon ; ils retournèrent, vers la barque, y descendirent et s’éloignèrent sur la mer.

Quand je les vis disparaître tout à fait, je me levai et descendis de l’arbre et courus vers l’endroit qu’ils avaient recouvert de terre. Je me mis à enlever de nouveau la terre et à travailler jusqu’à ce que j’eusse mis à découvert le couvercle ; je vis que ce couvercle était en bois de la grosseur d’une meule de moulin ; je l’enlevai tout de même, avec l’aide d’Allah, et je vis, en dessous, un escalier voûté ; je descendis dans cet escalier de pierre, quoique je fusse fort étonné, et je finis par arriver au bas. Au bas, je trouvai une salle spacieuse, tendue de tapis d’une grande valeur et d’étoffes de soie et de velours, et, sur un divan bas, entre des chandelles allumées et des vases pleins de fleurs et des pots remplis de fruits et d’autres remplis de douceurs, le jeune garçon était assis et se faisait de l’air avec un éventail. À ma vue, il fut pris d’une grande frayeur, mais, avec ma voix la plus harmonieuse, je lui dis : « Que la paix soit avec toi ! » Et il me répondit alors, rassuré : « Et sur toi la paix, et la miséricorde d’Allah et ses bénédictions ! » Et je lui dis : « Ô mon seigneur, que la tranquillité soit ton partage ! Tel que je suis, je suis pourtant un fils de roi, et roi moi-même ! Allah m’a conduit vers toi pour que je te délivre de ce lieu souterrain où j’ai vu des gens te faire descendre pour te faire mourir. Et je viens te délivrer. Et tu seras mon ami, car déjà ta vue seulement m’a ravi la raison ! »

Alors le jeune garçon sourit à mes paroles, avec un sourire de ses lèvres, et m’invita à aller m’asseoir à côté de lui sur le divan, et me dit : « Ô seigneur, je ne suis point en cet endroit pour mourir, mais pour éviter la mort. Sache que je suis le fils d’un très grand joaillier connu, dans le monde entier, pour ses richesses et la quantité de ses trésors ; et sa réputation s’est étendue dans toutes les contrées, par les caravanes qu’il envoyait au loin vendre les pierreries aux rois et aux émirs de la terre. À ma naissance sur le tard de sa vie, mon père fut avisé, par les maîtres de la divination, que ce fils devait mourir avant son père et sa mère ; et mon père, ce jour-là, malgré la joie de ma naissance et la félicité de ma mère, qui m’avait mis au monde après les neuf mois du terme par la volonté d’Allah, fut dans un chagrin considérable, surtout quand les savants, qui avaient lu mon sort dans les astres, lui eurent dit : « Ce fils sera tué par un roi, fils d’un roi nommé Kassib, et cela quarante jours après que ce roi aura jeté dans la mer le cavalier de cuivre de la montagne magnétique ! » Et mon père, le joaillier, fut dans l’affliction. Mais il prit soin de moi, et m’éleva avec beaucoup d’attention jusqu’à ce que j’eusse atteint quinze ans d’âge. Et c’est alors que mon père apprit que le cavalier avait été jeté à la mer, et il se mit à pleurer et à s’affliger tant, et ma mère avec lui, qu’il changea de teint, maigrit de corps et fut tel qu’un très vieux homme cassé par les ans et les malheurs. C’est alors qu’il m’amena dans cette demeure sous terre, dans cette île où, depuis ma naissance, il avait fait travailler les hommes, pour me soustraire aux recherches du roi qui devait me tuer à l’âge de quinze ans, après avoir renversé le cavalier de cuivre. Et mon père et moi nous fûmes certains que le fils de Kassib ne pourrait pas venir me trouver dans cette île inconnue. Et telle est la cause de mon séjour en cet endroit. »

Alors, moi, je pensai en mon âme : « Comment les hommes qui lisent dans les astres peuvent-ils se tromper autant que cela ! Car par Allah ! ce jeune garçon est la flamme de mon cœur, et, pour le tuer, il faut que je me tue moi-même ! » Puis je lui dis : « Ô mon enfant, Allah Tout-Puissant ne voudra jamais qu’une fleur comme toi soit coupée ! Et moi, je suis ici pour te défendre et je resterai avec toi toute ma vie ! » Alors il me répondit : « Mon père viendra de nouveau me prendre à la fin du quarantième jour, car, après ce temps, il n’y aura plus de danger. » Et je lui dis : « Par Allah ! ô mon enfant, je resterai avec toi ces quarante jours, et, après, je dirai à ton père de te laisser venir avec moi dans mon royaume où tu seras mon ami et l’héritier de mon trône ! »

Alors le jeune garçon, fils du joaillier, me remercia avec des paroles gentilles, et je remarquai combien il était plein de politesse, et combien il avait d’inclination pour moi, et moi pour lui. Et nous nous mîmes à causer amicalement, et à manger de toutes les choses délicieuses de ses provisions, qui pouvaient suffire pendant un an à cent invités. Et, après avoir mangé, je constatai combien mon cœur était ravi par les charmes de ce jeune garçon. Et alors nous nous étendîmes et nous nous couchâmes pour toute la nuit. À l’approche du matin, je me réveillai, et je me lavai, et je portai au jeune garçon le bassin de cuivre rempli d’eau parfumée, et il se lava ; et, moi, je préparai la nourriture, et nous mangeâmes ensemble ; et puis nous nous mîmes à causer, puis à jouer ensemble des jeux et à rire jusqu’au soir ; alors nous étendîmes la nappe et nous mangeâmes un mouton farci d’amandes, de raisins secs, de noix muscades, de clous de girofle et de poivre, et nous bûmes de l’eau douce et fraîche, et nous mangeâmes des pastèques, des melons, des gâteaux au miel et au beurre, d’une pâtisserie aussi douce et légère qu’une chevelure et où le beurre n’était pas épargné, ni le miel, ni les amandes, ni la cannelle. Et alors, comme la nuit précédente, nous nous couchâmes, et je constatai combien nous étions devenus amis ! Et nous restâmes ainsi dans les plaisirs et la tranquillité jusqu’au quarantième jour.

Alors, comme c’était le dernier jour, et que le joaillier devait venir, le jeune garçon voulut prendre un grand bain, et je chauffai l’eau dans le grand chaudron, j’allumai le bois, puis je versai l’eau chaude dans le grand baquet de cuivre, j’ajoutai de l’eau froide pour la rendre douce et agréable, et le jeune garçon se mit dedans, et je le lavai moi-même, et je le frottai, et je le massai, et je le parfumai, puis je le transportai dans le lit, et je le couvris de la couverture, et je lui entourai la tête d’une étoffe de soie brodée d’argent, et je lui donnai à boire un sorbet délicieux, et il dormit.

Quand il se fut réveillé, il voulut manger, et je choisis la plus belle des pastèques et la plus grosse, je la mis sur un plateau, je plaçai le plateau sur le tapis, et je montai sur le lit pour prendre le grand couteau qui était suspendu au mur au-dessus de la tête du jeune garçon, et le jeune garçon, pour s’amuser, tout à coup me chatouilla la jambe, et je fus tellement sensible que je tombai sur lui malgré moi, et le couteau que j’avais pris s’enfonça dans son cœur, et il expira à l’instant même.

À cette vue, ô ma maîtresse, je me frappai la figure et je poussai des cris et des gémissements, et je me déchirai les vêtements, et je me jetai sur le sol dans le désespoir et les pleurs. Mais mon jeune ami était mort, et sa destinée s’était accomplie, pour ne pas faire mentir les paroles des astrologues. Mais je levai mes regards et mes mains vers le Très-Haut et je dis : « Ô Maître de l’Univers, si j’ai commis un crime, je suis prêt à être châtié par la justice ! » Et, en ce moment, j’étais plein de courage en face de la mort. Mais, ô ma maîtresse, notre souhait n’est jamais exaucé ni pour le mal ni pour le bien !

Aussi je ne pus supporter davantage la vue de cet endroit, et, comme je savais que le père, le joaillier, devait venir à la fin du quarantième jour, je montai l’escalier, je sortis, et je fermai le couvercle, et le couvris de terre, comme avant.

Quand je fus dehors, je me dis : « Il faut absolument que je regarde ce qui va arriver ; mais il faut que je me cache, sinon je serai massacré par les dix esclaves qui me tueront de la pire mort ! » Et alors je montai sur un grand arbre, qui était près de la place du couvercle, et je m’assis et je regardai. Une heure après, je vis sur la mer apparaître la barque avec le vieillard et les esclaves ; ils descendirent tous à terre et arrivèrent en toute hâte sous l’arbre, mais ils virent la terre toute fraîche encore, et ils furent dans une grande crainte, et le vieillard sentit son âme s’en aller, mais les esclaves creusèrent la terre, ouvrirent la terre et tous descendirent. Alors le vieillard se mit à appeler son fils par son nom, d’une voix haute, et le jeune garçon ne répondit pas, et ils se mirent à chercher partout, et ils le trouvèrent le cœur percé, étendu sur le lit.

À cette vue, le vieillard sentit son âme s’en aller, et s’évanouit, et les esclaves se mirent à se lamenter et à s’affliger, puis ils portèrent, sur leurs épaules, le vieillard en dehors de l’escalier, puis le jeune garçon mort, et ils creusèrent la terre et ensevelirent le jeune garçon dans le linceul. Puis ils transportèrent le vieillard dans la barque, et toutes les richesses qui étaient restées et toutes les provisions, et ils disparurent au loin sur la mer.

Alors, moi, dans un état malheureux, je descendis de l’arbre, et je pensai à ce malheur, et je pleurai beaucoup, et me mis à marcher dans la petite île pendant tout le jour et toute la nuit, dans la désolation. Et je ne cessais de rester ainsi, quand enfin je remarquai que la mer diminuait d’instant en instant, et s’éloignait, et laissait à sec tout l’endroit situé entre l’île et la terre en face. Alors je remerciai Allah, qui voulait enfin me délivrer de la vue de cette île maudite, et j’arrivai de l’autre côté, sur le sable ; puis je montai sur la terre ferme, et me mis à marcher, en invoquant le nom d’Allah. Et ainsi jusqu’à l’heure du coucher du soleil. Et, soudain, je vis au loin apparaître un grand feu rouge ; et je me dirigeai vers ce feu rouge où je pensais trouver des êtres humains en train de cuire un mouton ; mais, quand je fus plus près, je vis que ce feu rouge était un grand palais en cuivre jaune que le soleil brûlait de la sorte, à son coucher.

Alors je fus à la limite de l’étonnement, à la vue de cet imposant palais tout en cuivre jaune, et je regardais la solidité de sa construction, quand soudain je vis sortir, par la grande porte du palais, dix jeunes hommes d’une taille merveilleuse et d’une figure qui louait le Créateur qui l’avait faite si belle ; mais je vis que ces dix jeunes hommes étaient tous borgnes de l’œil gauche, excepté un vieillard vénérable et imposant, qui était le onzième.

À cette vue, je me dis : « Par Allah ! quelle coïncidence étrange ! Comment dix borgnes ont-ils pu faire pour avoir, chacun, l’œil gauche ainsi abîmé, ensemble ? » Pendant que j’étais enfoncé dans ces pensées, les dix jeunes hommes s’approchèrent et me dirent : « Que la paix soit sur toi ! » Et je leur rendis leur souhait de paix, et je leur racontai mon histoire, depuis le commencement jusqu’à la fin ; et je trouve inutile de la répéter, devant toi, une seconde fois, ô ma maîtresse.

À mes paroles, ils furent au comble de l’étonnement et me dirent : « Ô seigneur, entre dans cette demeure, et que l’accueil ici te soit large et généreux ! » J’entrai, et eux avec moi, et nous traversâmes des salles nombreuses et toutes tendues d’étoffes de satin, et enfin nous arrivâmes dans la dernière salle, spacieuse, plus belle que toutes les autres ; au milieu de cette grande salle, il y avait dix tapis étendus sur des matelas ; et, au milieu de ces dix couches magnifiques, il y avait un onzième tapis, sans matelas, mais aussi beau que les dix autres. Alors le vieillard s’assit sur ce onzième tapis, et les dix jeunes hommes chacun sur le sien, et ils me dirent : « Assieds-toi, seigneur, vers le haut de la salle, et ne nous demande rien sur quoi que ce soit de ce que tu verras ici ! »

Alors, après quelques instants, le vieillard se leva, sortit, et revint plusieurs fois en apportant des mets et des boissons, et tous mangèrent et burent, et moi avec eux.

Après cela, le vieillard ramassa tout ce qui restait, et revint s’asseoir. Alors les jeunes gens lui dirent : « Comment peux-tu t’asseoir avant de nous apporter de quoi remplir nos devoirs ! » Et le vieillard, sans parler, se leva et sortit dix fois, et rentra chaque fois avec, sur la tête, un bassin recouvert d’une étoffe en satin et, à la main, une lanterne, et il déposait chaque bassin et chaque lanterne devant chacun des jeunes hommes. Mais il ne me donna rien à moi, et je fus dans une grande contrariété. Mais, lorsque ils eurent enlevé l’étoffe, je vis que chaque bassin contenait de la cendre et de la poudre de charbon et du kohl. Puis ils prirent la cendre et la jetèrent sur leur tête, le charbon, sur leur visage, et le kohl, sur leur œil droit ; et ils se mirent à se lamenter et à pleurer et à dire : « Nous n’avons que ce que nous avons mérité par nos méfaits et nos fautes ! » Et ils ne cessèrent de la sorte qu’avec l’approche du jour. Alors ils se lavèrent dans d’autres bassins apportés par le vieillard, et mirent de nouvelles robes, et ils devinrent comme avant.

Lorsque je vis tout cela, ô ma maîtresse, je fus dans l’étonnement le plus considérable ; mais je n’osai rien demander, à cause de l’ordre imposé. Et, la nuit suivante, ils firent comme la première, et la troisième nuit, et la quatrième. Alors, moi, je ne pus retenir plus longtemps ma langue, et je m’écriai : « Ô mes seigneurs, je vous prie de m’éclairer sur le motif de votre œil gauche abîmé, et de la cendre, du charbon et du kohl que vous mettez sur votre tête, car, par Allah ! je préfère même la mort à cette perplexité où vous m’avez jeté ! » Alors ils s’écrièrent : « Ô malheureux, que demandes-tu ? C’est ta perte ! » Je répondis : « Je préfère ma perte à cette perplexité ! » Alors ils me dirent : « Crains pour ton œil gauche ! » Et je dis : « Je n’ai pas besoin de mon œil gauche si je dois rester dans la perplexité ! » Alors ils me dirent : « Que ton destin s’accomplisse ! Il va t’arriver ce qui nous est arrivé, mais ne te plains pas, car ce sera ta faute ! Et, d’ailleurs, après la perte de ton œil, tu ne pourras pas revenir ici, car nous sommes déjà dix, et il n’y a point de place pour un onzième ! »

À ces paroles, le vieillard apporta un mouton vivant qu’on égorgea, qu’on écorcha, et dont on nettoya la peau. Puis ils me dirent : « Tu vas être cousu dans cette peau de mouton, et tu seras exposé sur la terrasse de ce palais en cuivre. Alors le grand vautour nommé Rokh, qui est capable d’enlever un éléphant, te prendra pour un vrai mouton, et fondra sur toi et t’enlèvera jusqu’aux nuages, puis te déposera sur le sommet d’une haute montagne inaccessible aux êtres humains, pour te dévorer dans son gosier ! Mais alors, toi, avec ce couteau que nous te donnons, tu fendras la peau du mouton et tu sortiras tout entier ; alors le terrible Rokh, qui ne mange pas les hommes, ne te mangera pas et disparaîtra à ta vue ! Alors, toi, tu marcheras jusqu’à ce que tu atteignes un palais dix fois plus grand que notre palais, et mille fois plus magnifique. Ce palais est tout lamé de lames d’or, et toutes ses murailles sont incrustées de grosses pierreries et surtout d’émeraudes et de perles. Alors tu entreras par la porte ouverte, comme nous entrâmes nous mêmes, et tu verras ce que tu verras ! Quant à nous, nous y avons laissé notre œil gauche, et nous supportons encore la punition méritée, et nous l’expions en faisant chaque nuit ce que tu nous as vu faire. Telle est notre histoire, en résumé, car, en détail, elle remplirait les feuilles d’un gros livre carré ! Quant à toi, que maintenant ta destinée s’accomplisse ! »

À ces paroles, comme je tenais à ma résolution, ils me donnèrent le couteau, me cousirent dans la peau du mouton, et m’exposèrent sur la terrasse du palais, et s’éloignèrent. Et, soudain, je me sentis enlever par le terrible oiseau Rokh, qui s’envola ; et, aussitôt que je me sentis déposer à terre sur le sommet de la montagne, je fendis, avec le couteau, la peau du mouton, et je sortis en entier en criant : « Kesch ! Kesch ! » pour chasser le terrible Rokh qui s’envola lourdement, et je vis que c’était un grand oiseau blanc, aussi gros que dix éléphants et aussi grand que vingt chameaux !

Alors je me mis à marcher, et à me hâter, tant j’étais sur le feu de l’impatience, et, au milieu du jour, j’arrivai au palais. À la vue de ce palais, malgré la description des dix jeunes hommes, je fus émerveillé à la limite de l’émerveillement, car il était bien plus magnifique que les paroles. La grande porte d’or, par laquelle j’entrai dans le palais, était entourée par quatre-vingt-dix-neuf portes en bois d’aloès et en bois de sandal, et les portes des salles étaient en ébène incrusté d’or et de diamants ; et toutes ces portes conduisaient à des salles et à des jardins où je vis toutes les richesses accumulées de la terre et de la mer.

Dans la première salle où j’entrai, je me trouvai immédiatement au milieu de quarante adolescentes, qui étaient si merveilleuses de beauté que l’esprit ne pouvait se retrouver au milieu d’elles ni les yeux se reposer de préférence sur l’une, et je fus si plein d’admiration que je m’arrêtai en sentant ma tête tourner.

Alors toutes ensemble se levèrent à ma vue, et, d’une voix agréable, elles me dirent : « Que notre maison soit ta maison, ô notre convive, et que ta place soit sur nos têtes et dans nos yeux ! » Et elles m’invitèrent à m’asseoir, et me placèrent sur une estrade, et s’assirent toutes au-dessous de moi, sur les tapis, et me dirent : « Ô notre seigneur, nous sommes tes esclaves et ta chose, et tu es notre maître et la couronne sur nos têtes ! »

Puis toutes se mirent à me servir : l’une apporta l’eau chaude et les étoffes, et me lava les pieds ; l’autre me versa sur les mains de l’eau parfumée contenue dans une aiguière d’or ; la troisième m’habilla d’une robe toute en soie avec une ceinture brodée de fils d’or et d’argent ; la quatrième me présenta une coupe pleine d’une boisson délicieuse et parfumée aux fleurs ; et celle-ci me regardait, et celle-là me souriait, et l’une me clignait de l’œil, et l’autre me récitait des vers, et celle-là s’étirait les bras devant moi, et l’autre tordait devant moi sa taille sur ses cuisses, et l’une disait : « ah ! » et l’autre : « ouh ! » et celle-ci me disait : « ô toi mon œil ! » et celle-là : « ô toi mon âme ! » et l’autre : « mes entrailles ! » et une autre : « mon foie ! » et une : « ô flamme de mon cœur ! »

Puis toutes s’approchèrent de moi, et se mirent à me masser et à me caresser, et me dirent : « Ô notre convive, raconte-nous ton histoire, car nous sommes ici seules, depuis longtemps, sans un homme, et notre bonheur est maintenant complet ! » Alors, moi, je devins plus calme et je leur racontai une partie de mon histoire seulement, et cela jusqu’à l’approche de la nuit.

Alors on apporta les chandelles par quantité prodigieuse, et la salle fut éclairée comme par le soleil le plus éclatant. Puis on tendit la nappe et on servit les mets les plus exquis et les boissons les plus enivrantes, et on joua des instruments de plaisir et on chanta de la voix la plus enchanteresse, et quelques-unes se mirent à danser, pendant que je continuais à manger.

Après toutes ces réjouissances, elles me dirent : « Ô mon chéri, c’est maintenant le temps du plaisir solide et du lit ; choisis, d’entre nous, celle de ton choix, et sois sans crainte de nous offenser, car chacune de nous aura son tour pendant une nuit, nous les quarante sœurs ; et, après, chacune à son tour recommencera à jouer avec toi dans le lit, toutes les nuits. »

Alors, moi, ô ma maîtresse, je ne sus laquelle des sœurs je devais choisir, car toutes étaient aussi désirables. Alors je fermai les yeux, je tendis les bras et saisis l’une, et j’ouvris les yeux ; mais je les refermai vite, à cause de l’éblouissement de sa beauté. Elle me tendit alors la main et me conduisit dans son lit. Et je passai toute la nuit avec elle. Je la chargeai quarante fois une charge de chargeur ! et elle aussi ! et elle me disait chaque fois : « Youh ! ô mon œil ! Youh ! ô mon âme ! » Et elle me caressait, et je la mordais, et elle me pinçait, et de la sorte toute la nuit.

Et je continuai de la sorte, ô ma maîtresse, chaque nuit avec l’une des sœurs, et chaque nuit beaucoup d’assauts, de part et d’autre ! Et cela pendant une année entière, dans la dilatation et l’épanouissement. Et, après chaque nuit, au matin, l’adolescente de la nuit prochaine venait à moi, et me conduisait au hammam, et me lavait tout le corps, et me massait énergiquement, et me parfumait avec tous les parfums qu’Allah accorde à ses serviteurs.

Et nous arrivâmes ainsi jusqu’à la fin de l’année. Le matin du dernier jour, je vis toutes les adolescentes accourir vers mon lit, et elles pleuraient beaucoup et se dénouaient les cheveux d’affliction et se lamentaient, puis elles me dirent : « Sache, ô lumière de nos yeux, que nous devons te quitter, comme nous avons quitté les autres avant toi, car tu dois savoir que tu n’es pas le premier, et qu’avant toi beaucoup de chargeurs nous ont montées, comme toi, et nous le firent, comme toi ! Seulement, toi, tu es, en vérité, le sauteur le plus riche en sauts et en mesure de large et de long ! Et aussi tu es certes le plus libertin et le plus gentil de tous. C’est pour ces motifs que nous ne pourrons jamais vivre sans toi. » Et je leur dis : « Mais dites-moi pourquoi vous devez me quitter. Car, moi non plus, je ne veux pas perdre la joie de ma vie en vous ! » Elles me répondirent : « Sache que nous sommes toutes les filles d’un roi, mais de mères différentes. Depuis notre puberté, nous vivons dans ce palais, et, chaque année, Allah conduit sur notre chemin un chargeur qui nous satisfait, et nous aussi de même ! Mais, chaque année, nous devons nous absenter durant quarante jours, pour aller voir notre père et nos mères. Et, aujourd’hui, c’est le jour ! » Alors je dis : « Mais, ô délicieuses, je resterai dans la maison à louer Allah jusqu’à votre retour ! » Elles me répondirent : « Que ton désir s’accomplisse ! Voici toutes les clefs du palais, qui ouvrent sur toutes les portes. Ce palais est ta demeure, et tu en es le maître. Mais prends bien garde d’ouvrir la porte de cuivre qui est au fond du jardin, sinon tu ne pourras plus nous revoir et il t’arrivera fatalement un grand malheur. Prends donc bien garde d’ouvrir la porte de cuivre ! »

À ces paroles, toutes vinrent m’accoler et m’embrasser l’une après l’autre, en pleurant et en me disant : « Qu’Allah soit avec toi ! » Et elles me regardèrent en pleurant, et elles partirent.

Alors moi, ô ma maîtresse, je sortis de la salle en tenant les clefs à la main, et je commençai à visiter ce palais, que jusqu’à ce jour-là je n’avais pas eu le temps de voir, tellement mon corps et mon âme avaient été enchaînés dans le lit aux bras de ces adolescentes. Et je me mis, avec la première clef, à ouvrir la première porte.

Lorsque j’ouvris la première porte, je vis un grand jardin tout rempli d’arbres à fruits, tellement grands et tellement beaux que, de ma vie, je n’en avais vu de semblables dans le monde entier ; des eaux dans de petits canaux arrosaient tous les arbres et si bien que les fruits de ces arbres étaient d’une grosseur et d’une beauté merveilleuses. Je mangeai de ces fruits, spécialement des bananes, des dattes longues comme les doigts d’une noble Arabe, des grenades, des pommes et des pêches. Lorsque j’eus fini de manger, je remerciai Allah de ses dons, et j’ouvris la deuxième porte avec la deuxième clef.

Lorsque j’ouvris cette porte, mes yeux et mon nez furent charmés par les fleurs qui remplissaient un grand jardin arrosé par de petits ruisseaux. Il y avait, dans ce jardin, toutes les fleurs qui poussent dans les jardins des émirs de la terre : des jasmins, des narcisses, des roses, des violettes, des jacinthes, des anémones, des œillets, des tulipes, des renoncules et toutes les fleurs de tous les temps. Quand j’eus fini de sentir toutes les fleurs, je cueillis un jasmin et je l’enfonçai dans mon nez et je l’y laissai, pour le respirer, et je remerciai Allah Très-Haut pour ses bontés.

J’ouvris ensuite la troisième porte, et mes oreilles furent charmées par les voix des oiseaux de toutes les couleurs et de toutes les espèces de la terre. Ces oiseaux étaient tous dans une grande cage faite avec des baguettes en bois d’aloès et de sandal ; l’eau à boire de ces oiseaux était contenue dans de petites soucoupes en jade et en jaspe fin et coloré ; les grains étaient contenus dans de petites tasses en or ; le sol était balayé et arrosé ; et les oiseaux bénissaient le Créateur. J’écoutais les voix de ces oiseaux, quand la nuit s’approcha ; et je me retirai ce jour-là.

Mais le lendemain, je sortis en hâte et j’ouvris la quatrième porte, avec la quatrième clef. Et alors, ô ma maîtresse, je vis des choses que même en songe un être humain ne pourrait jamais voir. Au milieu d’une grande cour, je vis une coupole d’une construction merveilleuse : cette coupole avait des escaliers en porphyre qui montaient pour arriver à quarante portes en bois d’ébène incrustées d’or et d’argent ; ces portes, dont les battants étaient ouverts, laissaient voir chacune une salle spacieuse ; chaque salle contenait un trésor différent, et chaque trésor valait plus que mon royaume tout entier. Je vis que la première salle était remplie de grands monceaux alignés de grosses perles et de petites perles, mais les plus grosses étaient plus nombreuses que les petites, et chacune était aussi grosse qu’un œuf de colombe et aussi brillante que la lune dans tout son éclat. Mais la seconde salle surpassait la première en richesse : elle était remplie, jusqu’au haut, de diamants, de rubis rouges, et de rubis bleus[2] et d’escarboucles. Dans la troisième, il y avait seulement des émeraudes ; dans la quatrième, des morceaux d’or naturel ; dans la cinquième, des dinars d’or de toute la terre ; dans la sixième, de l’argent vierge ; dans la septième, des dinars d’argent de toute la terre. Mais les autres salles étaient remplies de toutes les pierreries du sein de la terre et des mers, de topazes, de turquoises, d’hyacinthes, de pierres de l’Yémen, de cornalines de toutes les couleurs, de vases de jade, de colliers, de bracelets, de ceintures, de tous les joyaux employés à la cour des émirs et des rois.

Et moi, ô ma maîtresse, je levai mes mains et mes regards et je remerciai Allah Très-Haut pour ses bienfaits. Et je continuai ainsi, chaque jour, à ouvrir une ou deux ou trois portes, jusqu’au quarantième jour, et mon émerveillement augmentait chaque jour, et il ne me restait plus que la dernière clef, qui était la clef de la porte en cuivre. Et je pensai aux quarante adolescentes, et je fus dans la plus grande félicité en pensant à elles, et à la douceur de leurs manières, et à la fraîcheur de leur chair, et à la dureté de leurs cuisses, et à l’étroitesse de leurs vulves, et à la rondeur et au volume de leurs derrières, et à leurs cris quand elles me disaient : « Youh ! ô mon œil ! Youh ! ô ma flamme ! » Et je m’écriai : « Par Allah ! notre nuit va être une nuit bénie, une nuit de blancheur ! »

Mais le Maudit me faisait sentir la clef de cette porte de cuivre, et elle me tenta énormément, et la tentation fut plus forte que moi, et j’ouvris la porte de cuivre. Mais mes yeux ne virent rien, et mon nez seul sentit une odeur très forte et très hostile à mes sens, et je m’évanouis à l’instant et à l’heure mêmes, et je tombai en deçà de la porte, qui se referma. Lorsque je me réveillai, je persistai dans cette résolution inspirée par le Cheitan, et j’ouvris la porte de nouveau, et j’attendis que l’odeur devînt moins forte.

Alors j’entrai, et je trouvai une salle spacieuse, toute jonchée de safran, et illuminée avec des chandelles parfumées à l’ambre gris et à l’encens et par des lampes magnifiques en or et en argent contenant des huiles aromatiques qui rendaient en brûlant bette odeur forte. Et, entre les flambeaux d’or et les lampes d’or, je vis un merveilleux cheval noir qui avait une étoilé blanche sur le front ; et son pied gauche et sa main droite étaient tachetés de blanc à leurs extrémités ; sa selle était en brocart et sa bride était une chaîne d’or ; son auge était pleine de grains de sésame et d’orge bien criblé ; son abreuvoir contenait de l’eau fraîche parfumée à l’eau de roses. Et moi, ô ma maîtresse, comme ma grande passion était les beaux chevaux et que j’étais le cavalier le plus illustre de mon royaume, je pensai que ce cheval me conviendrait fort ; et je le pris par la bride et je l’amenai dans le jardin, et je montai dessus ; mais il ne bougea pas. Alors je le frappai au cou avec la chaîne d’or. Et aussitôt, ô ma maîtresse, le cheval étendit deux grandes ailes noires que je n’avais pas vues jusqu’à cet instant, cria d’une façon épouvantable, frappa trois fois le sol avec son sabot, et s’envola avec moi dans les airs.

Alors, ô ma maîtresse, la terre tourna devant mes yeux ; mais je serrai mes cuisses et je me tins comme un bon cavalier, et, enfin, le cheval descendit et s’arrêta sur la terrasse du palais en cuivre rouge où j’avais trouvé les dix jeunes hommes borgnes. Et alors il se cabra si terriblement et se secoua si vite qu’il me renversa, et il s’approcha de moi, et abaissa son aile vers mon visage, et enfonça le bout de son aile dans mon œil gauche, et me l’abîma irrémédiablement. Puis il s’envola dans les airs et disparut.

Et moi, je mis ma main sur mon œil perdu, et je marchai de long en large sur la terrasse en me lamentant et en secouant ma main de douleur ! Et tout à coup, je vis apparaître les dix jeunes hommes qui, en me voyant, me dirent : « Tu n’as pas voulu nous écouter ! Et voilà le fruit de ta funeste résolution. Et nous ne pouvons te recevoir au milieu de nous, car nous sommes déjà dix. Mais, en suivant telle et telle route, tu arriveras dans la ville de Baghdad chez l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid, dont la renommée est arrivée jusqu’à nous, et ta destinée sera entre ses mains ! »

Et je partis, et je voyageai jour et nuit, après avoir rasé ma barbe et pris ces habits de saâlouk, pour n’avoir pas à supporter d’autres malheurs, et je ne cessai de marcher jusqu’à ce que je fusse arrivé dans cette demeure de paix, Baghdad, et je trouvai ces deux borgnes-ci, et je les saluai et leur dis : « Je suis un étranger. » Et ils me répondirent : « Nous aussi, nous sommes étrangers. » Et c’est ainsi que nous arrivâmes tous trois dans cette maison bénie, ô ma maîtresse !

Et telle est la cause de mon œil perdu et de ma barbe rasée ! »


À cette histoire extraordinaire, la jeune maîtresse de la maison dit au troisième saâlouk : « Allons ! caresse un peu ta tête et va-t’en. Je te pardonne ! »

Mais le troisième saâlouk répondit : « Je ne m’en irai, par Allah ! que lorsque j’aurai entendu les histoires de tous les autres. »

Alors la jeune fille se tourna vers le khalifat, vers Giafar et vers Massrour et leur dit : « Racontez-moi votre histoire ! »

Alors Giafar s’approcha et lui raconta l’histoire qu’il avait déjà dite, à la jeune portière, en entrant dans la demeure. Aussi, après avoir entendu les paroles de Giafar, la jeune fille leur dit à tous :

« Je vous pardonne à tous, les uns et les autres. Mais allez au plus vite ! »


Et tous sortirent et arrivèrent dans la rue. Alors le khalifat dit aux saâlik : « Compagnons, où allez-vous ainsi ? » Ils répondirent : « Nous ne savons où nous devons aller. » Et le khalifat leur dit : « Venez passer la nuit chez nous. » Et il dit à Giafar : « Prends-les chez toi et amène-les-moi demain, et nous verrons ce qu’il y aura à faire. » Et Giafar ne manqua pas d’exécuter les ordres du khalifat.

Alors le khalifat monta dans son palais, et il ne put goûter aucun sommeil cette nuit-là. Puis, le matin, il se réveilla, et il s’assit sur le trône du royaume ; et fit entrer tous les chefs de son empire. Puis, après que tous les chefs de l’empire furent partis, il se tourna vers Giafar et lui dit : « Amène-moi ici les trois jeunes filles et les deux chiennes et les trois saâlik. Et Giafar partit aussitôt et les amena tous entre les mains du khalifat ; et les jeunes filles se couvrirent de leurs voiles et se tinrent devant le khalifat. Alors Giafar leur dit : « Nous vous tenons quittes, parce que, sans nous connaître, vous nous avez pardonné et que vous nous avez fait du bien. Et voici que maintenant vous êtes entre les mains du cinquième des descendants d’Abbas, le khalifat Haroun Al-Rachid ! Il faut donc que vous ne lui racontiez que la vérité. »


Lorsque les adolescentes eurent entendu les paroles de Giafar, qui parlait pour le prince des Croyants, l’aînée s’avança et dit : « Ô prince des Croyants, l’histoire qui est mienne est tellement surprenante que, si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle serait une leçon à qui la lirait avec respect ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et s’arrêta discrètement dans son récit.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que l’aînée des jeunes filles s’avança entre les mains de l’émir des Croyants et raconta ainsi cette histoire :


Notes
  1. Formule usitée pour glorifier Dieu : « Dieu est tout-puissant ! »
  2. C’est-à-dire de saphirs.