Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 01/Histoire du Deuxième Saalouk

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 1p. 136-169).


HISTOIRE DU DEUXIÈME SAÂLOUK


« Vraiment, ô ma maîtresse, moi je ne suis pas né borgne. Mais mon histoire, que je vais te raconter, est si étonnante que, si elle était écrite avec l’aiguille sur le coin intérieur de l’œil, elle servirait de leçon à qui est capable de s’instruire !

Tel que tu me vois, je suis roi, fils de roi ! Sache aussi que je ne suis point un ignorant : j’ai lu le Koran ; j’en ai lu les sept narrations ; j’ai lu aussi les livres capitaux, les livres essentiels des maîtres de la science ; j’ai lu la science des astres et les paroles des poètes. Enfin, je me suis appliqué tellement dans l’étude de toutes les sciences, que j’ai surpassé tous les vivants de mon siècle.

Aussi mon nom grandit-il auprès de tous les écrivains. De plus, ma renommée s’étendit dans tous les districts et dans toutes les contrées, et ma valeur fut connue de tous les rois. C’est alors que le roi de l’Inde en entendit parler. Et il envoya prier mon père de m’envoyer auprès de lui, et, en même temps qu’il me demandait, il envoya à mon père des cadeaux somptueux et des présents vraiment dignes des rois. Aussi mon père consentit, et me fit préparer six navires pleins de toutes les choses, et je partis.

Notre voyage par mer dura un mois entier, après quoi nous arrivâmes à une terre. Là, nous débarquâmes nos chevaux, qui étaient avec nous dans les navires, et nos chameaux ; et nous chargeâmes dix de nos chameaux de cadeaux destinés au roi de l’Inde. Mais, à peine étions-nous en marche, qu’un nuage de poussière s’éleva en s’approchant, et couvrit toutes les régions du ciel et de la terre, et dura ainsi pendant une heure de la journée ; puis il se dissipa, et d’en dessous apparurent soixante cavaliers semblables à des lions en courroux. Lorsque nous les eûmes bien regardés, nous vîmes que c’étaient des Arabes du désert, des bandits coupeurs déroutés ! Et lorsqu’ils nous eurent aperçus, alors que nous commencions à fuir et que nous avions avec nous dix charges de cadeaux destinés au roi de l’Inde, ils coururent derrière nous et dirigèrent leur galop, toutes rênes lâchées, de notre côté. Alors, nous, nous leur fîmes des signes avec nos doigts, et nous leur dîmes : « Nous sommes des envoyés pour le puissant roi de l’Inde ! Ne nous faites donc pas de mal ! » Et ils nous dirent : « Nous ne sommes pas sur sa terre ni sous sa dépendance ! » Là-dessus, ils tuèrent quelques-uns de mes jeunes serviteurs, pendant que, les autres et moi, nous prenions la fuite dans toutes les directions, moi après avoir été blessé d’une blessure énorme. Pendant ce temps, les Arabes du désert s’occupèrent à piller nos richesses et nos cadeaux restés sur le dos des chameaux.

Quant à moi, dans ma fuite, je ne sus plus ni où j’étais, ni ce que je devais faire. Hélas ! naguère encore, j’étais dans les grandeurs, et maintenant dans la misère et la pauvreté ! Et je persistai dans ma fuite jusqu’à ce que je fusse arrivé au sommet d’une montagne, où je trouvai une grotte ; et je pus enfin m’y reposer et passer la nuit.

Le matin, je sortis de la grotte, et je continuai à marcher jusqu’à ce que je fusse arrivé à une ville splendide et prospère, au climat si merveilleux que l’hiver n’avait sur elle aucune prise et que le printemps la couvrait toujours de ses roses. Aussi je me réjouis fort de ma venue en cette ville, surtout dans l’état de fatigue où je me trouvais, accablé que j’étais par la marche et la fuite. Et vraiment j’étais dans un état triste de pâleur. Et j’étais bien changé.

Dans cette ville, je ne savais où me diriger, quand, passant à côté d’un tailleur qui cousait dans sa boutique, j’allai à lui et je lui souhaitai la paix ! Il me rendit mon souhait de paix, et m’invita cordialement à m’asseoir, et m’embrassa, et m’interrogea avec bonté sur la cause qui m’éloignait de mon pays. Alors je lui racontai tout ce qui m’était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin. Alors il fut très affligé pour moi, et me dit : « Ô tendre jeune homme, il ne faut rien dire de toute cette histoire à qui que ce soit ! Car j’ai bien peur pour toi du roi de cette ville : c’est le plus grand ennemi de ton père, et il a une ancienne vengeance à tirer de lui ! »

Après cela, il me prépara à manger et à boire ; et moi, je mangeai et je bus, et lui aussi avec moi. Et nous passâmes la nuit à causer ; et il me donna une place dans un coin de sa boutique, où je m’étendis, et lui aussi, pour dormir. Ensuite il m’apporta tout ce dont je pouvais avoir besoin, un matelas et une couverture.

Je demeurai de la sorte chez lui pendant trois jours, après lesquels il me demanda : « Sais-tu un métier qui puisse te faire gagner ta vie ? » Et je lui répondis : « Certes ! je suis un savant versé dans la jurisprudence, maître passé dans les sciences ; je sais lire et je sais compter ! » Mais il me répliqua : « Mon ami, tout ça, ce n’est pas un métier ! Ou plutôt c’est un métier, si tu veux (car il me voyait fort navré), mais il n’est guère achalandé sur le marché de notre ville ! Ici, dans notre ville, personne ne sait ni étudier, ni écrire, ni lire, ni compter. Mais, simplement, on sait gagner sa vie. » Alors je fus fort contrit, et je ne pus que lui répéter : « En vérité, par Allah ! je ne sais rien faire que ce que je viens de t’énumérer ! » Et il me dit : « Alors, mon garçon, serre ta taille ! Et prends une hache et une corde, et va abattre des bûches dans la campagne, jusqu’à ce qu’Allah veuille t’accorder un meilleur sort ! Et surtout, ne révèle à personne ta condition, car on te tuerait ! » À ces paroles, il alla m’acheter une hache et une corde, et m’envoya abattre du bois avec les autres bûcherons, après qu’il eut pris soin de me bien recommander à eux.

Je sortis alors avec les bûcherons et me mis à bûcher. Puis je mis ma charge de bois sur ma tête, je la portai en ville et la vendis pour un demi-dinar. J’achetai de quoi manger pour un peu de petite monnaie, et je gardai soigneusement le restant de la monnaie. Et ainsi, pendant toute une année, je continuai à travailler, et j’allai chaque jour faire visite à mon ami le tailleur, dans sa boutique, où je me reposais au frais, en me croisant les jambes dans mon coin.

Un jour, selon mon habitude, j’étais allé faire du bois à la campagne, et, en y arrivant, je trouvai une forêt touffue où il y avait beaucoup de bûches à faire. Je choisis alors un arbre qui était desséché, et me mis à enlever la terre tout autour de ses racines ; mais, comme j’y travaillais, la hache tout à coup fut prise dans un anneau de cuivre. Alors je retirai la terre tout autour, et je trouvai un couvercle de bois où était attaché l’anneau de cuivre. Et je l’enlevai. Et je découvris, au-dessous, un escalier. Je descendis jusqu’au bas de l’escalier et je trouvai une porte. J’entrai par la porte et je trouvai une magnifique salle d’un palais merveilleux et bien bâti. Et je trouvai à l’intérieur une adolescente admirable à l’égal de la plus belle des perles. Et telle, en vérité, que sa vue effaçait du cœur tout souci, toute affliction et tout malheur. Je la regardai, et aussitôt je m’inclinai dans l’adoration du Créateur qui lui avait dispensé tant de perfections et cette beauté.

Alors elle me regarda et me dit : « Es-tu un être humain ou un genni ? » Je lui répondis : « Un être humain. » Et elle me dit : « Mais, alors, qui a pu te conduire en ce lieu où je me trouve depuis vingt ans sans avoir jamais vu un être humain ? » À ces paroles, que je trouvai pleines de délices et de douceur, je lui dis : « Ô ma maîtresse, c’est Allah qui m’a conduit à ta demeure, pour qu’enfin soient oubliées toutes mes peines et mes douleurs. » Et je lui racontai tout ce qui m’était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin. Et cela lui fit pour moi beaucoup de peine vraiment, car elle pleura et me dit : « Moi aussi, je vais te raconter mon histoire :

« Sache donc que je suis la fille du roi Aknamus, le dernier roi de l’Inde, maître de l’Île d’Ébène. Il m’avait marié avec le fils de mon oncle. Mais, la nuit même de mes noces, avant que j’eusse perdu ma virginité, un éfrit m’enleva, qui s’appelait Georgirus, fils de Rajmus, fils d’Éblis lui-même ! Il m’emporta et s’envola et me déposa en cet endroit-ci, où il transporta tout ce que je pouvais désirer en fait de confitures et de sucreries, de robes, d’étoffes précieuses, de meubles, de vivres et de boissons. Depuis ce temps-là, il vient me voir tous les dix jours, et couche une nuit avec moi, ici même, et s’en va le matin. Il me prévint aussi que, si j’avais besoin de lui pendant les dix jours réguliers qu’il passait loin de moi, je n’avais, fît-il jour ou fît-il nuit, qu’à toucher de la main ces deux lignes qui sont là écrites, sous la coupole de cette salle. Et, en effet, depuis lors, sitôt que je touche cette inscription, je le vois apparaître. Cette fois-ci, il y a déjà quatre jours qu’il n’est venu, et il lui reste encore six jours à être absent. Aussi pourrais-tu, toi, rester chez moi cinq jours, pour t’en aller ensuite un jour avant son arrivée. »

Et je répondis : « Certes ! je le peux. » Alors elle fut très joyeuse ; elle se leva toute droite, me prit la main, me fit passer à travers une porte à arceaux, et me conduisit finalement à un hammam gentil et agréable et plein d’une douce atmosphère. Alors, tout de suite, je me déshabillai, et elle aussi se déshabilla toute nue ; et tous deux nous entrâmes dans le bain. Après le bain, nous nous assîmes sur l’estrade du hammam, elle à côté de moi, et elle se mit à m’offrir à boire du sirop au musc et elle mit devant moi des pâtisseries délicieuses. Puis nous continuâmes à causer gentiment et à manger de tout cela qui était le bien de l’éfrit, son ravisseur.

Ensuite elle me dit : « Pour ce soir tu vas dormir et te bien reposer de tes fatigues, pour être ensuite bien dispos. »

Et moi, ô ma maîtresse, je voulus bien dormir, après l’avoir beaucoup remerciée. Et j’oubliai, en vérité, tous mes soucis !

À mon réveil, je la trouvai assise à côté de moi, et elle me massait agréablement les membres et les pieds. Alors j’invoquai Allah pour appeler sur elle toutes les bénédictions, et nous nous assîmes à causer pendant une heure, et elle me dit des choses fort gentilles. Elle me dit : « Par Allah ! auparavant, toute seule dans ce palais souterrain, j’avais bien de la tristesse et je sentais ma poitrine se rétrécir, car je ne trouvais personne avec qui causer, et cela pendant vingt ans ! Mais la louange à Allah ! Qu’Il soit glorifié pour t’avoir ainsi conduit près de moi ! »

Puis, de sa voix douce, elle me chanta cette stance :

Si de ta venue
Nous avions été d’avance prévenues,
Pour tapis à tes pieds nous aurions étendu
Le pur sang de nos cœurs et le noir velours de nos yeux !
Nous aurions étendu la fraîcheur de nos joues
Et la jeune chair de nos cuisses soyeuses
Pour la couche, ô voyageur de la nuit !
Car ta place est au-dessus de nos paupières !

À l’audition de ces vers, je la remerciai, la main sur le cœur ; et son amour s’incrusta encore plus violemment en moi ; et s’envolèrent mes soucis et mes peines. Ensuite nous nous mîmes à boire dans la même coupe, et cela jusqu’à la nuit : alors, cette nuit-là, je me couchai avec elle, dans la félicité. Et jamais de ma vie, je n’eus une nuit semblable à cette nuit-là. Aussi, quand vint le matin, nous nous levâmes fort contents l’un de l’autre et dans le bonheur, en vérité !

Alors, moi, tout enflammé encore et surtout pour allonger mon bonheur, je lui dis : « Veux-tu que je te fasse sortir de dessous terre, et que je te débarrasse ainsi de ce genni-là ? » Alors elle se mit à rire, et me dit : « Tais-toi donc, et contente-toi de ce que tu as ! Voyons ! ce pauvre éfrit n’aura qu’un jour sur dix, et, toi, je te promets chaque fois les neuf autres jours ! » Alors, moi, emporté par l’ardeur de la passion, je m’avançai fort loin en paroles, car je lui dis : « Pas du tout ! je vais immédiatement détruire de fond en comble cette coupole où sont gravées ces inscriptions magiques, pour qu’ainsi l’éfrit vienne à ma portée et que je puisse le tuer ! Car, dès longtemps, je suis habitué à me faire un jeu du massacre de tous les éfrits de dessus et de dessous terre ! »

À ces paroles, et pour me calmer, elle se mit à me réciter ces vers :

Ô toi qui demandes un délai avant la séparation, et qui trouves dur l’éloignement, ne sais-tu qu’il est le moyen sûr de ne point s’attacher, mais simplement d’aimer ?

Ne sais-tu songer et te dire que la lassitude est la règle même de tout attachement, et que la rupture est la conclusion de toute amitié !…

Mais moi, sans faire attention à ces vers qu’elle me récitait, je donnai un violent coup de pied à la coupole !…

À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et se tut discrètement.

ET LORSQUE FUT
LA TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le deuxième saâlouk, continua ainsi son récit à la jeune maîtresse de la maison :

Quand donc, ô ma maîtresse, j’allongeai à la coupole ce violent coup de pied, la femme me dit « Voici l’éfrit ! Il arrive à nous ! Ne t’avais-je pas prévenu ? Or, par Allah ! tu me perds ! Pourtant songe, toi, à te sauver, et sors par le même endroit d’où tu es venu ! »

Alors, moi, je me précipitai dans l’escalier. Mais malheureusement, à cause de la violence de ma terreur, j’oubliai en bas mes sandales et ma hache. Aussi, comme à peine j’avais grimpé quelques marches de l’escalier, je me retournai un peu pour jeter un dernier coup d’œil à mes sandales et à ma hache ; mais je vis la terre s’entr’ouvrir et en sortir un grand éfrit, horriblement hideux, qui dit à la femme : « Pourquoi cette terrible secousse dont tu viens de m’épouvanter ? Quel malheur t’arrive-t-il donc ? » Elle répondit : « Aucun malheur, en vérité, si ce n’est que tout à l’heure je sentais ma poitrine se rétrécir de ma solitude, et je me levais pour aller boire quelque boisson rafraîchissante qui fît se dilater ma poitrine, et, comme je me levais trop brusquement pour le faire, je glissai et tombai contre la coupole. » Mais l’éfrit lui dit : « Ô l’effrontée libertine ! comme tu sais mentir ! » Puis il se mit à regarder dans le palais, à droite, à gauche, et il finit par trouver mes sandales et ma hache. Alors il s’écria : « Hein ! que signifient ces ustensiles-là ? Dis ! D’où te viennent ces objets d’êtres humains ? » Elle répondit : « Tu viens à l’instant de me les montrer ! Je ne les ai jamais auparavant aperçus ! Probablement ils étaient accrochés derrière ton dos, et tu les auras toi-même apportés ici. » Alors le genni, au comble de la fureur, s’écria : « Quelles paroles absurdes, louches et détournées ! Elles ne sauraient avoir de prise sur moi, ô débauchée ! »

À ces paroles, il la mit toute nue, la mit en croix entre quatre pieux fichés en terre, et, l’ayant mise à la torture, il commença à la questionner sur ce qui était arrivé. Mais, moi, je ne pus tolérer cela davantage ni entendre ses pleurs ; et je montai vite l’escalier en tremblant de terreur ; et, arrivé enfin au dehors, je replaçai le couvercle comme il était, et je le dérobai aux regards en le recouvrant de terre. Et je me repentis de mon action à la limite du repentir. Et je me mis à penser à l’adolescente, à sa beauté, et aux tortures que lui infligeait ce maudit-là, alors qu’elle était avec lui depuis déjà vingt ans. Et surtout je fus bien peiné à la pensée qu’il la torturait à cause de moi. Et, en ce moment, je me remis à penser aussi à mon père et à son royaume et à la misérable condition de bûcheron où j’étais, et, tout en pleurant, je récitai un vers sur ce triste sujet.

Après quoi, je continuai à marcher jusqu’à ce que je fusse arrivé chez mon camarade le tailleur. Et je le trouvai qui, à cause de mon absence, était assis comme s’il eût été sur le feu dans une poêle à frire. Et il était là qui m’attendait avec impatience. Et il me dit : « Hier, ne te voyant pas arriver comme à l’ordinaire, je passai la nuit avec mon cœur chez toi ! Et j’avais peur pour toi d’une bête fauve ou de quelque autre chose semblable dans la forêt. Mais que la louange soit à Allah pour ton salut ! » Alors, moi, je le remerciai pour sa bonté, j’entrai dans la boutique et m’assis dans mon coin ; et je me mis à penser à ce qui m’était arrivé, et à me blâmer moi-même pour le coup de pied que j’avais donné à la coupole. Tout à coup, mon bon ami le tailleur entra et me dit : « Il y a, à la porte de la boutique, une personne, une sorte de Persan, qui te demande et qui a avec lui ta hache et tes sandales. Il les avait portées chez tous les tailleurs de la rue en leur disant : « Je sortis à l’aube pour aller à la prière du matin à l’appel du muezzin, et je trouvai sur ma route ces objets-là sans arriver à savoir à qui ils pouvaient appartenir. Dites-moi donc, vous autres, quel en est le propriétaire ! » Alors les tailleurs de notre rue qui te connaissent, en voyant la hache et les sandales, surent qu’ils t’appartenaient et donnèrent avec empressement ton adresse à ce Persan. Et il est là, qui t’attend à la porte de la boutique. Sors donc, et remercie-le pour sa peine, et prends ta hache et tes sandales. » Mais moi, à ces paroles, je sentis mon teint jaunir et tout mon corps s’affaisser de terreur. Et, pendant que j’étais dans cette prostration, tout d’un coup, la terre, devant mon coin, s’entr’ouvrit, et le Persan en question en sortit. C’était l’éfrit ! Il avait, pendant ce temps-là, mis sa jeune femme à la torture, et quelle torture ! Mais elle ne lui avait rien avoué. Alors il avait pris la hache et les sandales, et lui avait dit : « Je vais te prouver que je suis toujours Georgirus, de la postérité d’Eblis ! Et tu verras si je puis ou non t’amener ici le propriétaire de cette hache et de ces sandales ! »

C’est alors qu’il était venu employer cette ruse, dont j’ai parlé, auprès des tailleurs.

Il entra donc brusquement chez moi, de dessous terre, et aussitôt, sans perdre un instant, il m’enleva ! Il s’envola et s’éleva dans les airs ; puis il descendit et s’enfonça dans la terre ! Quant à moi, je perdis toute connaissance. C’est alors qu’il entra avec moi dans le palais souterrain où j’avais goûté la volupté. Et je vis l’adolescente toute nue, et le sang qui coulait de ses flancs ! Alors mes yeux furent mouillés de larmes. Mais l’éfrit se dirigea vers elle et, l’empoignant, lui dit : « Ô débauchée ! le voici, ton amant ! » Alors l’adolescente me regarda et dit : « Je ne le connais point. Et je ne l’ai jamais vu qu’en ce moment-ci seulement. » Et l’éfrit lui dit : « Comment ? Voici devant toi le corps même du délit et tu n’avoues pas ! » Alors elle dit : « Je ne le connais pas. Et de ma vie je ne l’ai vu. Et il ne me convient pas de mentir à la face d’Allah ! » Alors l’éfrit lui dit : « Si vraiment tu ne le connais point, prends ce sabre et coupe-lui la tête ! » Alors elle prit le sabre, vint à moi et s’arrêta en face de moi. Alors, moi, jaune de terreur, je lui fis un signe négatif avec mes sourcils (pour la prier d’avoir pitié) et mes larmes coulaient le long de mes joues. Alors elle aussi me cligna de l’œil ; mais elle dit à haute voix : « C’est toi qui es la cause de tous nos malheurs ! » Alors, moi, de nouveau je lui fis signe avec mes sourcils, et de ma langue je lui dis des vers à double sens (que l’éfrit ne pouvait bien comprendre) :

Mes yeux savent assez te parler pour que ma langue devienne inutile ! Mes yeux seuls te recèlent les secrets recelés dans mon cœur !

Quand tu m’es apparue, les douces larmes ruisselèrent, et je me fis muet : car mes yeux te parlaient assez de ma flamme !

Les paupières, en clignant, nous expriment tout sentiment ; et nul besoin, pour l’intelligent, de l’usage de ses doigts.

Nos sourcils nous tiennent lieu de toutes les autres choses. Silence donc ! et laissons la parole seulement à l’amour.

Alors la jeune femme comprit et mes signes et mes vers, et elle jeta de ses mains le sabre de l’éfrit. Alors l’éfrit prit le sabre et me le tendit et me dit : « Coupe-lui le cou, et je te relâcherai et je ne te ferai aucun mal ! » Et moi, je dis : « Oui ! » Et je pris le sabre, et je m’avançai courageusement, et je levai le bras ! Alors elle me dit, en me faisant signe avec ses sourcils : « Moi, ai-je lésé tes droits ? » Alors mes yeux furent remplis de larmes, et je jetai de mes mains le sabre et je dis à l’éfrit : « Ô puissant éfrit, ô héros robuste et invincible ! si cette femme était, comme tu le crois, de peu de foi et de raison, elle aurait trouvé licite la chute de ma tête coupée ! Or, au contraire, c’est le sabre lui-même qu’elle a jeté loin d’elle. Comment donc pourrais-je, à mon tour, trouver licite de lui couper le cou, surtout étant donné que jamais je ne l’ai vue avant cette heure-ci ? Donc, jamais je ne commettrai cette action, même si tu devais me faire boire la coupe de la mauvaise mort ! » À ce discours, l’éfrit s’écria : « Ha ! je constate bien maintenant l’amour qui est entre vous deux ! »

Et alors, ô ma maîtresse, ce maudit prit le sabre, en frappa la main de l’adolescente et la coupa ; puis il en frappa l’autre main et la coupa de même ; puis il coupa son pied droit ; puis il coupa son pied gauche. Et ainsi, avec quatre coups, il coupa les quatre membres. Et, moi, je regardais cela de mes yeux et je pensais mourir certainement.

À ce moment, la jeune femme me regarda à la dérobée et me cligna de l’œil. Mais, hélas ! l’éfrit vit ce clignement d’œil, et il s’écria : « Ô fille de putain ! tu viens de commettre un adultère avec ton œil ! » Et alors il la frappa au cou avec le sabre, et lui coupa la tête. Ensuite il se tourna vers moi et me dit : « Sache, ô toi l’être humain, que, dans notre loi à nous, les genni, il nous est permis, et il nous est même licite et recommandable, de tuer l’épouse adultère ! Sache donc que cette adolescente, je l’ai enlevée la nuit de ses noces, quand elle n’avait encore que douze ans, et avant qu’aucun autre eût couché avec elle ou l’eût connue ! Je l’ai portée ici, et je venais la voir un jour sur dix, pour passer la nuit avec elle, et je copulais avec elle sous l’aspect d’un Persan ! Mais du jour que j’ai constaté qu’elle me trompait, je l’ai tuée ! D’ailleurs elle ne m’a trompée qu’avec son œil seulement, l’œil qu’elle a cligné en te regardant. Quant à toi, comme je n’ai pu constater que tu eusses forniqué avec elle pour l’aider à me tromper, je ne te tuerai pas. Mais, tout de même, je veux, pour que tu ne puisses pas rire sur mon dos, te faire quelque mal qui t’enlève ta superbe ! Mais je te laisse choisir la variété que tu préfères parmi tous les maux. »

Alors, moi, ô ma maîtresse, je fus réjoui à la limite de la réjouissance en me voyant échapper à la mort. Et cela m’encouragea à abuser de la grâce. Et je lui dis : « Je ne sais vraiment que choisir au milieu de tous les maux ! Je préfère aucun ! » Alors l’éfrit courroucé frappa le sol du pied et s’écria : « Je te dis de choisir ! Ainsi, choisis sous quelle image tu préfères que je t’ensorcelle ! Préfères-tu l’image d’un âne ? Non ! L’image d’un chien ? L’image d’un mulet ? L’image d’un corbeau ? Ou bien l’image d’un singe ? » Alors je lui répondis, toujours en abusant, car j’avais l’espoir d’une grâce complète : « Par Allah ! ô mon maître Georgirus, de la postérité du puissant Eblis ! si tu me fais grâce, Allah te fera grâce ! car il te saura gré du pardon accordé à un homme bon Mouslem, qui ne t’a jamais fait de tort ! » Et je continuai à l’implorer à la limite de la prière, en me tenant humblement debout entre ses mains, et je lui dis : « Tu me condamnes injustement ! » Alors il me répondit : « Assez de paroles comme cela, sinon la mort ! N’abuse donc pas de ma bonté, car il me faut absolument t’ensorceler ! »

À ces paroles, il m’enleva, fendit la coupole et la terre au-dessus de nous, et s’envola avec moi dans les airs, et si haut que je ne voyais plus la terre que sous l’aspect d’une écuelle d’eau. Alors il descendit sur le sommet d’une montagne et m’y déposa ; il prit un peu de terre dans sa main, grommela quelque chose dessus en grognant comme ça : « Hum ! hum ! hum ! », prononça quelques paroles, puis jeta cette terre sur moi en s’écriant : « Sors de ta forme-ci et prends la forme d’un singe ! » Et, à l’instant même, ô ma maîtresse, je devins un singe, et quel singe ! Vieux d’au moins cent ans et assez laid ! Alors, moi, quand je me vis sous cet aspect, je fus d’abord mécontent et me mis à sauter et je sautais, en vérité ! Puis, comme cela ne me servait de rien, je me mis à pleurer sur moi-même et sur mon moi passé. Et l’éfrit riait d’une façon épouvantable, puis il disparut.

Alors je me mis à réfléchir sur les injustices du sort, et j’appris, à mes dépens, qu’en vérité le sort ne dépend point de la créature.

Après cela, je me mis à dégringoler du sommet de la montagne jusqu’au bas tout à fait. Et je me mis à voyager, en dormant la nuit dans les arbres, et cela durant un mois, jusqu’à ce que je fusse arrivé sur le rivage de la mer salée. Je m’arrêtai là près d’une heure, et je finis par voir au milieu de la mer un navire que le vent favorable poussait vers le rivage, de mon côté. Alors, moi, je me cachai derrière un rocher et j’attendis. Quand je vis les hommes arriver et aller et venir, moi, je m’enhardis et je finis par sauter au milieu du navire. Alors l’un des hommes s’écria : « Chassez vite cet être de mauvais augure ! » Et un autre s’écria : « Non ! tuons-le ! » Et un troisième s’écria : « Oui ! tuons-le avec ce sabre ! » Alors, moi, je me mis à pleurer et j’arrêtai de ma patte le bout du sabre, et mes larmes coulaient abondamment.

Alors le capitaine eut pitié de moi, et leur dit : « Ô marchands, ce singe vient de m’implorer, et j’écoute sa prière ; il est sous ma protection ! Que personne ne l’arrête et ne le chasse ou l’incommode ! » Puis le capitaine se mit à m’appeler et à me dire des paroles agréables et bonnes ; et moi je comprenais toutes ses paroles. Aussi il me prit comme serviteur ; et moi je lui faisais toutes ses affaires et je le servais dans le navire.

Le vent nous fut favorable pendant cinquante jours, et nous atterrîmes à une ville énorme et si pleine d’habitants qu’Allah seul peut en compter le nombre !

À notre arrivée, nous vîmes s’avancer vers notre navire des mamalik qui étaient envoyés par le roi de la ville. Ils s’approchèrent et souhaitèrent la bienvenue aux marchands, et leur dirent : « Notre roi vous fait des compliments pour votre bonne arrivée, et il nous charge de vous communiquer ce rouleau de parchemin, et il dit : Que chacun de vous y écrive une ligne de sa belle écriture ! »

Alors, moi, toujours sous mon aspect de singe, je me levai et brusquement je saisis de leurs mains le rouleau de parchemin, et je sautai avec un peu plus loin. Alors ils eurent peur de me voir le déchirer et le jeter à l’eau. Et ils m’appelèrent avec des cris, et voulurent me tuer. Alors je leur fis signe que je savais et voulais écrire ! Et le capitaine leur dit : « Laissez-le écrire ! Si nous le voyons griffonner, nous l’empêcherons de continuer ; mais si, en vérité, il savait la belle écriture, je l’adopterais pour mon fils ! Car je n’ai jamais vu un singe plus intelligent. »

Alors, moi, je pris le calam, je l’appuyai sur le tampon de l’encrier, en étendant bien l’encre sur les deux faces du calam, et je commençai à écrire.

J’écrivis ainsi quatre strophes improvisées, chacune d’une écriture différente et selon un style différent : la première strophe d’après le mode Rikaa ; la seconde sur le mode Rihani ; la troisième sur le mode Çoulci ; et la quatrième selon le mode Mouchik :

a) Le temps a déjà marqué les bienfaits et les dons des hommes généreux ; mais il a désespéré de pouvoir arriver à dénombrer les tiens jamais !

Après Allah, le genre humain n’a recours qu’à toi, car tu es vraiment le père de tous les bienfaits !

b) Je vous parlerai de sa plume :

Sa plume ! C’est la première et l’origine même des plumes ! Sa puissance est une chose surprenante ; c’est elle qui l’a mis au nombre des savants remarquables.

De cette plume, tenue entre la pulpe de ses cinq doigts, coulent sur le monde cinq fleuves d’éloquence et de poésie !

c) Je vous parlerai de son immortalité :

Il n’y a point d’écrivain qui ne meure ; mais le temps éternise l’écriture de ses mains !

Aussi, ne laisse ta plume écrire que des choses qui pourraient te rendre fier au jour de la Résurrection !

d) Si tu ouvres l’encrier, ne t’y plonge que pour tracer des lignes de donateur, des lignes bienfaisantes !

Mais, si tu ne peux t’en servir pour écrire des donations, du moins que tu t’y plonges pour la beauté ! Et, de la sorte, tu seras parmi ceux qui comptent parmi les plus grands des écrivains !

Quand j’eus fini d’écrire, je leur tendis le rouleau de parchemin. Et tous furent dans la plus grande admiration, puis chacun inscrivit à tour de rôle une ligne de sa plus belle écriture.

Après quoi, les esclaves s’en allèrent porter le rouleau au roi. Lorsque le roi eut pris connaissance de toutes les écritures, il ne fut satisfait que de mon écriture à moi, qui était faite de quatre manières différentes, et pour laquelle j’étais réputé dans le monde entier, quand j’étais encore fils de roi.

Alors le roi dit à tous ses amis qui étaient présents et à ses esclaves : « Allez tous auprès du maître de cette belle écriture, et donnez-lui cette robe d’honneur pour qu’il s’en revête, et faites-le monter sur la plus belle de mes mules, et portez-le en triomphe aux sons des instruments, et amenez-le entre mes mains ! »

À ces paroles, tous se mirent à sourire. Et le roi, qui s’en aperçut, fut très fâché et s’écria : « Comment ! je vous donne un ordre, et vous riez de moi ! » Et ils répondirent : « Ô roi du siècle, nous prendrions bien garde de rire de tes paroles ! mais nous devons te dire que celui qui a écrit cette écriture si belle n’est point un fils d’Adam, mais un singe qui appartient au capitaine du navire ! » Alors le roi fut prodigieusement étonné de leurs paroles, puis il se convulsa d’aise et d’hilarité, et s’écria : « Je désire acheter ce singe ! » Là-dessus, il ordonna à toutes les personnes de sa cour d’aller au navire recevoir le singe et de prendre avec eux la mule et la robe d’honneur, et leur dit : « Il faut absolument que vous le revêtiez de cette robe d’honneur, que vous le fassiez monter sur la mule et que vous l’ameniez ici ! »

Alors tous vinrent au navire et m’achetèrent très cher au capitaine, qui ne voulait pas d’abord ! Puis, moi, je fis signe au capitaine pour lui dire que j’étais très affligé de le quitter. Puis, eux, m’emmenèrent, m’habillèrent avec la robe d’honneur, me firent monter sur la mule, et nous partîmes tous au son des instruments harmonieux de cette ville ; et tous les habitants et toutes les créatures humaines de la ville furent dans la stupéfaction et se mirent à regarder avec un intérêt énorme ce spectacle étonnant et prodigieux.

Lorsqu’on m’eut amené devant le roi et que je le vis, je baisai la terre entre ses mains à trois reprises et puis je restai immobile. Alors le roi m’invita à m’asseoir, et, moi, je me mis à genoux. Alors tous les assistants furent émerveillés, de ma bonne éducation et de ma politesse admirable ; mais c’est encore le roi qui fut dans le plus grand émerveillement. Et aussitôt que je me fus mis ainsi à genoux, le roi ordonna à tout le monde de s’en aller, et tout le monde s’en alla. Il ne resta dans la salle que le roi, l’eunuque en chef, et un jeune esclave favori, et moi, ô ma maîtresse !

Alors le roi ordonna qu’on apportât de quoi manger. Et on apporta une nappe sur laquelle se trouvaient tous les mets qu’une âme peut souhaiter et désirer, et toutes les choses qui font les délices des yeux. Et le roi me fit signe de manger. Alors je me levai et je baisai la terre entre ses mains à sept reprises différentes, et je m’assis très poliment, et je me mis à manger en me rappelant toute mon éducation passée.

Lorsqu’on leva la nappe, je me levai, moi aussi, pour aller me laver les mains ; puis je revins, après m’être lavé les mains, et je pris l’encrier, le calam et une feuille de parchemin, et j’écrivis deux strophes sur l’excellence des pâtisseries arabes :

Ô pâtisseries, douces, fines et sublimes pâtisseries enroulées par les doigts ! Vous êtes la thériaque, antidote de tout poison ! En dehors de vous, pâtisseries, je ne saurais aimer jamais rien ; et vous êtes mon seul espoir, toute ma passion !

Ô frémissements de mon cœur à la vue d’une nappe tendue où, en son milieu, s’aromatise une kenafa[1] nageant au milieu du beurre et du miel, dans le grand plateau !

Ô kenafa ! kenafa amincie en une chevelure appétissante, réjouissante ! mon désir, le cri de mon désir vers toi, ô kenafa, est extrême ! Et je ne pourrais, au risque de mourir, passer un jour de ma vie sans toi sur ma nappe, ô kenafa, ya kenafa !

Et ton sirop ! ton adorable, délicieux sirop ! Haï ! en mangerais-je, en boirais-je jour et nuit, que j’en reprendrais dans la vie future !

Après quoi, je déposai le calam et la feuille, et je me levai et m’en allai m’asseoir respectueusement plus loin. Alors le roi regarda ce que j’avais écrit et le lut, et il s’en émerveilla étonnamment et s’écria : « Est-ce possible qu’un singe puisse posséder une telle éloquence et surtout une si belle écriture ? Par Allah ! c’est la merveille des merveilles ! »

À ce moment, on apporta au roi un jeu d’échecs, et le roi me demanda par signes : « Sais-tu jouer ? » Et moi, avec ma tête, je fis : « Oui, je sais ! » Alors je m’approchai, je rangeai le jeu et je me mis à jouer avec le roi. Et par deux fois je le vainquis ! Alors le roi ne sut plus que penser, et sa raison fut dans la perplexité, et il dit : « Si c’était un fils d’Adam, il aurait surpassé tous les vivants de son siècle ! »

Alors le roi dit à l’eunuque : « Va chez ta jeune maîtresse ma fille, et dis-lui : « Viens vite, ô ma maîtresse, chez le roi ! » car je veux que ma fille puisse jouir de ce spectacle et voir ce singe merveilleux ! »

Alors l’eunuque s’en alla, et il revint bientôt avec sa jeune maîtresse, la fille du roi, qui, à peine m’eut-elle aperçu, se couvrit le visage de son voile et dit : « Ô mon père, comment as-tu pu te résoudre à m’envoyer chercher pour me faire apercevoir par les hommes étrangers ? » Et le roi lui dit : « Ô ma fille, il n’y a ici chez moi que mon jeune esclave, cet enfant que tu vois, et l’eunuque qui t’a élevé, et ce singe, et moi ton père ! De qui donc ici te couvres-tu le visage ? » Alors la jeune fille répondit : « Sache, ô mon père, que ce singe est le fils d’un roi ! Le roi, son père, s’appelle Aymarus, et il est le maître d’un pays de l’intérieur lointain. Ce singe est simplement ensorcelé ; et c’est l’éfrit Georgirus, de la postérité d’Eblis, qui l’a ensorcelé, après avoir tué sa propre épouse la fille du roi Aknamus, maître de l’Île d’Ebène. Ce singe, que tu crois un vrai singe, est donc un homme, mais savant, instruit et fort sage ! »

À ces paroles, le roi s’étonna beaucoup, me regarda, et me dit : « Est-ce vrai, ce que dit de toi ma fille ? » Alors je répondis avec la tête : « Oui ! c’est vrai ! » et je me mis à pleurer. Alors le roi demanda à sa fille : « Mais d’où as-tu appris à discerner s’il est ensorcelé ? » Elle répondit : « Ô mon père, quand j’étais petite, la vieille femme qui était chez ma mère était une vieille sorcière pleine d’artifices et fort versée dans la magie. C’est elle qui m’enseigna l’art de la sorcellerie. Et, depuis, je l’approfondis encore davantage, je m’y perfectionnai et j’appris ainsi près de cent soixante-dix articles de magie ; et le plus insignifiant d’entre ces articles me rendrait capable de transporter ton palais en entier avec toutes ses pierres, et toute la ville derrière le Mont Caucase, de transformer toute cette contrée en un miroir de mer et de changer tous les habitants en poissons ! »

Alors son père s’écria : « Par la vérité du nom d’Allah sur toi ! ô ma fille, délivre alors ce jeune homme, pour que je puisse en faire mon vizir ! Comment ! tu possèdes un talent aussi considérable et je l’ignore ? Oh ! délivre-le pour que vite j’en fasse mon vizir, car ce doit être un jeune homme gentil et plein d’intelligence ! »

Et la jeune fille répondit : « De tout cœur amical et généreux, comme hommages dus ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit s’approcher le matin, et s’arrêta discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le deuxième saâlouk dit à la maîtresse de la maison :

Ô ma maîtresse, la jeune fille, à ces paroles, prit à la main un couteau sur lequel étaient gravées des paroles en langue hébraïque, et avec ce couteau elle traça un cercle au milieu du palais, et au milieu de ce cercle elle écrivit des noms propres et des lignes talismaniques ; puis elle se mit au milieu de ce cercle et marmonna des paroles magiques, et lut dans un très vieux livre des choses que nul ne comprenait, et continua ainsi quelques instants. Tout d’un coup, l’endroit du palais où nous étions fut dans des ténèbres si épaisses que nous crûmes avoir été enterrés vivants sous les ruines du monde. Et, soudain, devant nous apparut l’éfrit Georgirus, sous l’aspect le plus horrible et le plus hideux, avec des mains comme des fourches, des pieds comme des mâts et des yeux comme deux tisons enflammés. Alors, nous tous, nous en fûmes terrifiés. Mais la fille du roi lui dit : « Je ne te souhaite point la bienvenue ! Et je ne te fais pas un accueil cordial, ô toi l’éfrit ! » Alors l’éfrit lui dit : « Ô perfide ! comment peux-tu trahir ton serment ? Ne m’as-tu pas juré et ne sommes-nous pas tombés d’accord que nul de nous deux ne s’occuperait des affaires de l’autre et ne chercherait à les contrarier ? Aussi, ô traîtresse, tu mérites bien le sort qui t’attend ! Attrape ça ! » Et aussitôt l’éfrit se changea en un lion effroyable qui ouvrit la gueule de toute sa largeur et se précipita sur la jeune fille. Alors elle, d’un geste rapide, s’arracha un cheveu de ses cheveux, l’approcha de ses lèvres et marmonna dessus des paroles magiques, et aussitôt le cheveu devint un sabre finement aiguisé. Alors elle saisit le sabre, en frappa violemment le lion, et le coupa en deux moitiés. Mais tout de suite la tête coupée du lion devint un scorpion qui rampa vers le talon de la jeune fille pour le mordre ; mais aussitôt la jeune fille se changea en un serpent gigantesque qui se précipita sur le maudit scorpion, image de l’éfrit, et tous deux engagèrent une bataille serrée. Mais le scorpion tout à coup se changea en un vautour, et aussitôt le serpent devint un aigle qui fondit sur le vautour et se mit à sa poursuite ; il allait l’atteindre, au bout d’une heure de poursuite, quand soudain le vautour se changea en un chat noir, et aussitôt la jeune fille devint un loup : alors, au milieu du palais, le chat et le loup se battirent et se livrèrent une bataille terrible ; et le chat, se voyant vaincu, se changea encore et devint une grosse grenade, rouge et très grosse. Et cette grenade se laissa tomber au fond du bassin qui était dans la cour ; mais le loup se jeta dans le bassin et allait la saisir, quand la grenade s’éleva dans l’air. Mais, comme elle était trop grosse, elle tomba lourdement sur le marbre et elle se fendit : alors tous les grains s’effritèrent un à un, et couvrirent tout le sol de la cour. Alors le loup se changea en un coq qui se mit à les ramasser du bec et à les avaler un à un, et il ne restait plus qu’un seul grain, que le coq allait aussi avaler, quand tout à coup ce grain tomba du bec du coq, car ainsi le voulaient la fatalité et le destin, et alla se loger dans un interstice, près du bassin, et de telle sorte que le coq ne sut plus où. Alors le coq se mit à crier et à battre des ailes et à nous faire signe du bec ; mais nous ne comprenions point son langage ni ce qu’il nous disait. Alors il jeta un cri si terrible, vers nous qui ne le comprenions pas, qu’il nous sembla que le palais s’était effondré sur nous. Puis le coq se mit à tournoyer au milieu de la cour et à chercher le grain jusqu’à ce qu’il l’eût trouvé dans le trou du bassin, et il se précipita dessus pour le becqueter, quand soudain le grain tomba dans l’eau, au milieu du bassin, et se changea en un poisson qui s’enfonça dans l’eau. Alors le coq se changea en une baleine monstrueuse qui sauta dans l’eau et s’y enfonça à la poursuite du poisson et disparut à nos regards pendant une heure de temps. Au bout de ce temps, nous entendîmes de hauts cris et nous tremblâmes de peur. Et aussitôt nous vîmes apparaître l’éfrit sous sa forme hideuse d’éfrit, mais il était tout en feu comme un charbon ardent, et de sa bouche sortait la flamme, et de ses yeux et de ses narines sortaient la flamme et la fumée ; et derrière lui apparut la jeune fille, sous sa forme de fille du roi, mais elle était toute en feu, comme un métal en fusion, et elle se mit à la poursuite de l’éfrit qui arrivait déjà sur nous ! Alors tous nous eûmes une peur terrible d’être brûlés vifs et de perdre la vie, et nous allions nous précipiter tous dans l’eau, quand l’éfrit nous arrêta soudain par un cri épouvantable et sauta sur nous au milieu de la salle qui donnait sur la cour, et souffla du feu sur nos visages ! Mais la jeune fille l’atteignit et souffla du feu sur son visage aussi. Mais tout cela fit que le feu nous atteignit, nous aussi, venant d’elle et de lui ; mais son feu à elle ne nous fit aucun mal, mais son feu à lui au contraire ! Ainsi une étincelle m’atteignit, moi, à mon œil gauche de singe et me l’abîma sans retour ! Et une étincelle atteignit le roi au visage et lui en brûla toute la moitié inférieure, y compris la barbe et la bouche, et lui fit tomber toutes les dents inférieures. Et une étincelle atteignit l’eunuque à la poitrine, et il prit entièrement feu et brûla et mourut à l’instant et à l’heure mêmes !

Pendant ce temps, la jeune fille poursuivait toujours l’éfrit et lui soufflait du feu. Mais tout à coup nous entendîmes une voix qui disait : « Allah est le seul grand ! Allah est le seul puissant ! Il écrase, domine et délaisse le renégat qui renie la foi de Mohammad, maître des hommes ! » Or, cette voix était celle de la fille du roi, qui nous fit signe du doigt et nous montra l’éfrit, qui, entièrement brûlé, était devenu un amas de cendres. Puis elle vint à nous et nous dit : « Vite ! apportez-moi une tasse d’eau ! » On la lui apporta. Alors elle prononça dessus des paroles incompréhensibles, puis m’aspergea avec l’eau et me dit : « Sois délivré, au nom et par la vérité du seul Vrai ! Et, par la vérité du nom d’Allah le Tout-Puissant, reviens à ta première image ! »

Alors je devins un être humain, comme par le passé, mais je restai borgne ! Alors la jeune fille, en manière de consolation, me dit : « Le feu est redevenu feu, mon pauvre enfant ! » Et elle dit la même chose à son père, qui avait la barbe brûlée et les dents tombées ! Puis elle dit : « Quant à moi, ô père, je dois fatalement mourir, car cette mort m’a été écrite ! Pour ce qui est de l’éfrit, je n’aurais pas eu tant de peine à l’anéantir s’il avait été un simple être humain ; je l’aurais tué dès la première fois ! Mais ce qui me fatigua et me donna de la peine, c’est l’éparpillement des grains de la grenade, car le grain que je n’avais pas pu d’abord becqueter était justement le grain principal, qui contenait, à lui seul, l’âme du genni ! Ah ! si j’avais pu l’attraper, ce grain, cet éfrit aurait été anéanti à l’instant même. Mais, hélas ! je ne l’avais pas vu. Car c’était la fatalité du destin ! Et c’est ainsi que j’ai été obligée de lui livrer tant de terribles batailles sous terre, dans l’air et dans l’eau ; et, chaque fois qu’il ouvrait une porte de salut, je lui ouvrais une porte de perdition, jusqu’à ce qu’il ouvrît enfin la terrible porte du feu ! Or, quand la porte du feu est une fois ouverte, on doit mourir ! Mais le destin me permit tout de même de brûler l’éfrit avant d’être brûlée moi-même ! Mais, avant de le tuer, je voulus le décider à embrasser notre foi, qui est la sainte religion des Islams ; mais il refusa, et je le brûlai ! Et moi, à mon tour, je vais mourir ! Et Allah tiendra ma place auprès de vous autres et vous consolera ! »

À ces paroles, elle se mit à implorer le feu jusqu’au moment où, enfin, des étincelles noires jaillirent et montèrent vers sa poitrine et son visage. Et lorsque le feu atteignit son visage, elle pleura, puis elle dit : « Je témoigne qu’il n’y a point d’autre Dieu qu’Allah ! Et je témoigne que Mohammad est l’apôtre d’Allah ! »

À peine ces paroles prononcées, nous la vîmes devenir un amas de cendres, tout à côté de l’amas de l’éfrit.

Alors nous fûmes pour elle dans l’affliction. Et moi, j’eusse souhaité être à sa place, plutôt que de voir sous l’aspect d’un amas de cendres cette figure radieuse de jadis, cette jeune fille qui m’avait rendu un tel bienfait ! Mais il n’y a rien à répliquer à l’ordre d’Allah.

Lorsque le roi vit sa fille devenir un amas de cendres, il s’arracha ce qui lui restait de barbe, et se frappa les joues, et déchira ses vêtements. Et je fis de même. Et tous deux nous pleurâmes sur elle. Ensuite vinrent les chambellans et les chefs du gouvernement, et ils trouvèrent le sultan dans un état d’anéantissement, assis à pleurer à côté de deux amas de cendres. Ils furent fort surpris, et se mirent à tourner autour du roi sans oser lui parler, et cela pendant une heure. Alors le roi revint un peu à lui et leur raconta ce qui était arrivé à sa fille avec l’éfrit. Et ils s’écrièrent : « Allah ! Allah ! quel grand malheur ! quelle calamité ! »

Ensuite vinrent toutes les femmes du palais avec leurs esclaves femmes ; et, pendant sept jours entiers, on fit toutes les cérémonies des condoléances et du deuil.

Puis le roi ordonna la construction d’une grande coupole pour les cendres de sa fille, et la fit terminer en grande hâte, et y fit allumer les chandelles et les lanternes jour et nuit. Quant aux cendres de l’éfrit, on les dispersa dans l’air sous la malédiction d’Allah.

Mais le sultan, après toutes ces peines, fit une maladie telle qu’il faillit en mourir. Cette maladie dura un mois entier. Et, quand les forces lui furent un peu revenues, il me fit appeler, et me dit : « Ô jeune homme, nous tous ici, avant ton arrivée, nous vivions notre vie dans le plus parfait bonheur, à l’abri des méfaits du sort ! Et il a fallu ta venue chez nous pour nous attirer toutes les afflictions. Puissions-nous ne t’avoir jamais vu, ni toi ni ta face de mauvais augure, ta face de malheur qui nous jeta dans cet état de désolation ! Car, premièrement, tu as été la cause de la perte de ma fille, qui, certes, valait plus de cent hommes ! Et, deuxièmement, à cause de toi, il m’est arrivé, en fait de brûlure, ce que tu sais ! et mes dents sont perdues et les autres abîmées ! Et, troisièmement, mon pauvre eunuque, ce bon serviteur qui avait élevé ma fille, a été tué aussi ! Mais ce n’est point de ta faute, et maintenant ta main ne peut y porter remède : et tout cela nous est arrivé, à nous et à toi, par l’ordre d’Allah ! D’ailleurs, Allah soit loué qui a permis à ma fille de te délivrer, toi, en se perdant elle-même ! C’est le destin ! Sors donc, mon enfant, de ce pays ! Car ce qui nous est déjà arrivé à cause de toi nous suffit. Mais tout cela fut décrété par Allah. Sors donc et va en paix ! »

Alors moi, ô ma maîtresse, je sortis de chez le roi, ne croyant pas tout à fait à mon salut. Et je ne sus où aller. Et je me rappelai, dans mon cœur, ce qui m’était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin : comment les brigands du désert m’avaient laissé sain et sauf, mon voyage pendant un mois et mes fatigues, mon entrée dans la ville en étranger, et ma rencontre avec le tailleur, ma rencontre et mon intimité si délicieuse avec l’adolescente de dessous terre, ma délivrance d’entre les mains de l’éfrit qui voulait d’abord me massacrer, et enfin tout depuis le commencement jusqu’à la fin, y compris mon changement en singe devenu le domestique du capitaine marin, mon achat par le roi pour un prix fort cher, à cause de ma belle écriture, ma délivrance, enfin tout ! Même et surtout, hélas ! le dernier incident qui occasionna la perte de mon œil. Mais je remerciai Allah en disant : « Mieux vaut la perte de mon œil que de ma vie ! » Après cela, et avant de quitter la ville, j’allai au hammam prendre un bain. C’est là que je me suis rasé la barbe, ô ma maîtresse, pour pouvoir voyager en sécurité dans cet état de saâlouk ! Et, depuis, je ne cessai chaque jour de pleurer et de penser à tous les malheurs que j’avais endurés et surtout à la perte de mon œil gauche. Et, chaque fois que j’y pense, les larmes me viennent à l’œil droit et m’empêchent de voir, mais ne m’empêcheront jamais de penser à ces vers du poète :

De ma perplexité, Allah miséricordieux se doute-t-il ? Les malheurs sur moi se sont abattus, et trop tard je les ai sentis !

Pourtant je prendrai patience en face de mes insupportables maux, pour que le monde sache bien que j’ai patienté sur une chose plus amère encore que la patience elle-même !

Car la patience a sa beauté, surtout pratiquée par l’homme pieux ! Quoi qu’il en soit, ce qu’Allah a décidé sur ses créatures doit courir !

Ma mystérieuse bien-aimée connaît tous les secrets de mon lit. Nul secret, fût-il le secret des secrets, ne saurait lui être caché.

Quant à celui qui dit qu’il y a des délices en ce monde, répondez-lui qu’il goûtera bientôt des jours plus amers que le suc de la myrrhe !

Je partis donc et je quittai cette ville, et je voyageai par les pays, et je traversai les capitales, et je me dirigeai vers la Demeure de Paix, Baghdad, où j’espérais arriver auprès de l’émir des Croyants pour lui raconter tout ce qui m’était arrivé.

Après de longs jours, j’arrivai enfin à Baghdad, cette nuit même. Et je trouvai ce frère-ci, le premier saâlouk, qui était là fort perplexe, et je lui dis : « La paix sur toi ! » Et il me répondit : « Et sur toi la paix ! et la miséricorde d’Allah ! et toutes ses bénédictions ! » Alors, je me mis à causer avec lui, et nous vîmes approcher notre frère, ce troisième, qui, après les souhaits de paix, nous dit qu’il était un homme étranger. Et nous lui dîmes : « Nous autres aussi, nous sommes deux étrangers, et nous sommes arrivés cette nuit même dans cette ville bénie ! » Puis, tous trois, nous marchâmes ensemble, et pas un de nous ne savait l’histoire de l’autre. Et le sort et le destin nous conduisirent devant cette porte, et nous entrâmes chez vous !

Et tels sont, ô ma maîtresse, les motifs de ma barbe rasée et de mon œil abîmé ! »


Alors la jeune maîtresse, de la maison dit à ce deuxième saâlouk : « Ton histoire est vraiment extraordinaire ! Aussi, allons ! lisse un peu tes cheveux sur ta tête et va-t’en voir l’état de ton chemin sur la voie d’Allah ! »

Mais il répondit : « En vérité, je ne sortirai d’ici que je n’aie entendu le récit de mon troisième compagnon ! » Alors le troisième saâlouk s’avança et dit :


Notes
  1. Sorte de pâtisserie faite avec des filets très fins de vermicelle.