IV

LES FAUSSES PITIÉS


Notre époque, si elle a été fautive de bien des façons, peut au moins s’enorgueillir d’avoir mieux compris que toute autre la justice et la pitié, car jamais comme aujourd’hui on n’avait essayé de venir en aide aux souffrances humaines. Ce sentiment a si bien pénétré dans la conscience de l’homme qu’il ne parvient plus à l’en bannir ; les pires avares sont contraints d’entr’ouvrir les battants de leur coffre-fort et par décence, sinon par charité, se sentent obligés de répondre aux appels de la misère qui élève la voix.

Mais en ce champ d’activité — le plus noble dont le XXe siècle puisse se vanter — que de réformes à introduire ! Avant tout il faut débarrasser le terrain des végétations parasites qui l’encombrent et en absorbent la sève, j’entends parler des fausses pitiés qui détournent à leur profit l’immense effort qu’une partie de l’humanité fait pour venir en aide à l’autre. Il est urgent qu’après la guerre, dans le grand coup de balai général, les fausses pitiés disparaissent avec les poussières qui couvrent le sol et remplissent l’atmosphère de miasmes destructeurs de toute vie saine et heureuse.

Les pouvoirs de compassion dont l’homme dispose devront être désormais judicieusement employés. Les jeter au vent, comme on l’a fait, c’est en priver ceux qui, secourus à temps, pourraient travailler au bien-être général et conduire les hommes sur les routes où se rencontrent l’harmonie et le bonheur.


I


Il y a quelques années, un auteur dramatique italien a fait représenter une pièce de théâtre satirique dans laquelle il prenait spirituellement à partie la bienfaisance, telle que la société moderne l’a organisée. On y voyait les malfaiteurs, les femmes de mauvaise vie, les épileptiques, les ivrognes, les anormaux de tout genre, enfin tout le rebut humain, trouver des institutions pour chacune de leurs tares, prêtes à les recevoir, à les soutenir, à leur donner des chances pour un nouveau départ, tandis que devant l’honnête homme malheureux, sans casier judiciaire ou sans hérédité honteuse, aucune porte ne s’ouvrait.

Et si quelque cœur sensible s’attendrissait devant une pauvre femme implorante, il se refroidissait rapidement. « Si votre mari avait passé quelques mois en prison, on pourrait arranger l’affaire. Quoi, pas même cela ? N’avez-vous pas au moins quelque cas d’épilepsie ou de tuberculose parmi vos proches ? Il serait alors possible de vous venir en aide. » Devant la réponse négative, le bienfaiteur découragé et impatienté détournait la tête, et la mère de six enfants, dont le mari jusqu’à la récente maladie qui l’avait rendu incapable de travail, s’était toujours comporté en ouvrier laborieux et sain, devait repasser la porte, sans avoir obtenu ni un secours, ni même une parole d’espérance pour le placement de sa progéniture affamée.

En résumé, sans casier judiciaire, sans hérédité fâcheuse, sans illégitimité de quelque sorte, l’honnête homme malheureux n’avait aucune aide à attendre de la société. Il était mis impitoyablement à la porte, lui et les siens, des établissements de refuge ; tous les comités de secours refusaient d’ouvrir leurs caisses en sa faveur. Il n’avait plus qu’à implorer la Providence ou à se résigner à mourir, courbé sous la fatalité obscure qui faisait de lui un paria de la société.

La théorie est poussée en noir, mais elle renferme cependant un fond indiscutable de vérité. Le monde d’hier se désintéressait de ses membres sains, pour penser de préférence à ses membres gangrenés. C’est que ceux-là surtout ont besoin de secours, répondra-t-on ? Oui, évidemment, mais comme la plupart de ces cas sont inguérissables, y employer des forces vives, tandis qu’on laisse périr, faute de secours, les êtres robustes et sains, n’est-ce pas une grave erreur sociale ?

À un récent congrès où l’on parlait avec complaisance des pires manifestations des péchés féminins, et où les cœurs et les bourses s’ouvraient pour le relèvement de personnalités qui, la plupart du temps, ne désiraient nullement changer de vie, une femme courageuse se leva, demandant qu’un salut fût envoyé aux vaillantes filles du peuple qui, acceptant les privations, travaillent honnêtement à gagner leur pain quotidien et savent résister aux tentations dont elles sont assaillies tout comme leurs sœurs plus faibles ou moins résignées. L’assemblée n’osa pas refuser la requête, mais elle vota sans enthousiasme. Une fille qui a roulé dans toutes les boues frappe davantage l’imagination, intéresse la curiosité, provoque les pitiés morbides, tandis qu’une créature saine et forte est semblable à un livre aux pages pures dont la lecture ne sollicite pas les esprits habitués aux impressions violentes.

Une déviation de la sensibilité a été l’un des traits caractéristiques de la société d’avant la guerre. On s’attendrissait sur les prisonniers dont les lits n’étaient pas assez mous et l’on considérait sans le moindre intérêt le dénuement des honnêtes familles d’ouvriers ou de petits employés. Jamais on n’avait moins donné d’encouragement à la vertu, à la vaillance. Il y avait dans les esprits un besoin d’anormalité qui se manifestait dans les procès à gros scandale. Les plus affreux criminels excitaient d’inexplicables sympathies et l’on voyait des femmes souillées dans l’opinion publique recevoir de nombreuses demandes en mariage, ne provenant pas toujours d’hommes fous ou méprisés. Il y avait donc des êtres normaux, qui ambitionnaient de faire asseoir à leur foyer ces Messalines à robes tachées de sang. Et les femmes à ce sujet ne se montraient pas plus saines d’esprit que leurs compagnons. Lors du procès du fameux brigand Tiburzio, dont les crimes ne se comptaient pas et manquaient d’élégance, il reçut une foule de lettres passionnées de femmes de toutes les classes.

Il y aura eu parmi elles, je l’admets, de nombreuses déséquilibrées, mais il existe des femmes normales qui, de bonne foi, s’attendrissent sur les bandits qu’une certaine crânerie recommande à l’attention.

Et ces phénomènes se sont produits en tout pays ; ils témoignent non seulement d’une déviation de la sensibilité, mais d’une mentalité faussée qui empêche la conscience humaine d’exercer son droit de justicière.

Je sais bien que le problème est complexe et qu’en voulant bannir les fausses pitiés on risque d’entamer les vraies et que la sainte compassion peut en être tarie. Les faibles, les tarés, les vicieux ont besoin eux aussi d’être consolés. Nul, comme je l’ai dit, ne peut songer à le nier ; cependant une nécessité suprême s’impose : remettre le bien en honneur ! On ne peut assez insister sur ce fait, d’autant plus que nous allons être forcés de rendre compte de la société nouvelle à tous ceux qui ont sauvé la patrie par leurs sacrifices, leurs souffrances, leur sang. Dire à ces héros : « Vous savez ce que vous avez fait est magnifique, mais ce qui nous intéresse davantage ce sont les lâches, les escrocs, les voleurs, les prostituées, » est devenu moralement impossible. Ces hommes qui ont donné leur vie en des actes d’héroïsme continuels, ont le droit aujourd’hui d’absorber toute la sensibilité de la nation qu’ils ont sauvée. C’est à eux que nous nous devrons désormais, c’est-à-dire au culte des vertus qu’ils ont incarnées.

Comment oser leur avouer : « Les honneurs, les places, l’influence, les richesses, il est naturel qu’elles tombent encore dans les mains des exploiteurs, des intrigants, des bas-meneurs de la politique ? Vous avez eu le privilège de verser votre sang, mais c’est aux embusqués — il y en a dans tous les pays — qu’il appartient de récolter la moisson. » Sera-t-il possible de formuler une semblable réponse à tous ces mutilés glorieux, à tous ceux qui par miracle auront échappé aux balles ennemies ? Ils pourraient répondre : « Ce n’est pas pour eux que nous nous sommes battus, et s’ils doivent régner encore autant valait laisser triompher les barbares ! » Être forcé de regretter des sacrifices joyeusement accomplis, est pour l’âme humaine un des sentiments les plus pénibles, l’une des tortures les plus raffinées. Voudrons-nous les infliger à ceux auxquels nous devrons l’indépendance de la race, le droit préservé, la libération du sol natal ? Non, n’est-ce pas ? Ce serait un crime sans nom.

C’est pourquoi il faut nous défaire des fausses pitiés ; non seulement de celles qui protègent exclusivement les rebuts humains, mais de celles qui nous empêchent de faire justice, d’écarter les indignes, de procéder au grand nettoyage, indispensable au renouvellement d’une saine vie sociale.

Rien de plus difficile, paraît-il, que ce nettoyage, car si nous étudions l’histoire nous voyons qu’on en trouve rarement l’énergie. Nous constatons un autre fait tout aussi certain, c’est que l’on se repent toujours de ne pas l’avoir donné ! Quelques exemples, quelques châtiments auraient suffi à sauver un pays des catastrophes, à assurer le triomphe du bon droit, et les hommes les plus hardis ont manqué de la décision nécessaire. Le système du pardon prévaut presque toujours. Guillaume d’Orange n’était certes ni un pusillanime ni un sensible et pourtant il a hésité à punir les traîtres qui pullulaient à sa cour et parmi ses ministres. Et cette hésitation a été aussi fatale à l’Angleterre qu’à lui-même.

La crainte de faire des victimes, de risquer la condamnation de quelque innocent fourvoyé, retient le bras prêt à frapper. Et bien que nos yeux se soient ouverts, nous ne sommes pas encore guéris des fausses pitiés ; il me semble même apercevoir un peu partout une tendance à entr’ouvrir la porte aux vieilles erreurs ; les chiens de garde n’aboient plus aussi fort, la vigilance se détend, certains noms, sur lesquels le silence de la tombe s’était fait, recommencent à être prononcés à demi-voix, les visages suspects réapparaissent au tournant des rues… Tout cela encore n’est rien en soi, mais il est peut-être utile de crier : « Sentinelles, veillez ! »


II


Ma thèse n’est point celle de bannir la compassion des cœurs ou de la rendre exclusive à certains groupements d’individus. J’aime à choisir en amitié, mais pour tout ce qui se rapporte à l’intérêt général, je veux les portes larges ouvertes, et considère les coteries, les consorterie, toutes les camorre, quelle que soit leur couleur, comme un élément pernicieux et dissolvant. Quand cet esprit d’étroitesse domine de quelque côté, rien de vivant ni d’efficace ne peut sortir des meilleures initiatives ; elles sont d’avance condamnées à mort ou du moins à une déplorable stérilité. Pour faire le bien, il faut accueillir toutes les bonnes volontés, et je trouve absurde de refuser les mains qui s’offrent parce qu’elles n’appartiennent pas à tel parti ou à telle secte ou parce que la calomnie ou la médisance ont effleuré leur réputation.

Empêcher les pécheurs ou les pécheresses de se réhabiliter en essayant de faire le bien est complètement contraire à l’esprit de l’Évangile. Évidemment il faut choisir la place où on les met, et ce n’est pas le rôle de caissier, de mentor ou de duègne que je leur confierais.

Revenons aux fausses pitiés. Aucun sentiment d’étroitesse ou de dureté ne me les fait condamner, mais si l’on veut remettre le bien en honneur, il est certain qu’il faudra orienter différemment les préoccupations charitables et humanitaires de nos contemporains. L’opinion publique surtout devra se modifier. Ayant appris à admirer et respecter l’héroïsme, il lui deviendra difficile de revenir immédiatement au culte des malhonnêtes gens et des productions littéraires où l’idiotisme le disputait à la plus basse corruption. Quelque chose restera de l’épouvantable angoisse que nous avons traversée : une vision de beauté et de grandeur, dont nous ne pourrons plus nous passer, que nous chercherons à satisfaire sous d’autres formes.

Quelles seront ces formes ! On peut être averti intuitivement des courants de pensées qui se préparent, mais vouloir les déterminer d’avance serait puéril et présomptueux. Au point de vue littéraire, M. Victor Giraud a écrit sur la littérature nouvelle des pages qui, je crois, sont prophétiques ; mais lui aussi s’est abstenu de trop déterminer et de tracer des listes. Bien entendu, il parle surtout de la France.

« L’âme française, dit-il, a été touchée jusque dans ses profondeurs, par les tragiques événements qui se déroulent. » Et bien que dans d’autres pays la guerre ne soit pas venue comme un voleur dans la nuit, les âmes des nations sœurs se sont senties bouleversées elles aussi, et elles ont communié avec la France et la Belgique dans un sentiment commun d’horreur.

Après des heures pareilles, les plus légers esprits pourront-ils encore écrire et lire ce qu’ils écrivaient et lisaient autrefois ? « Exprimer fortement avec une brièveté un peu nue, dit M. Giraud, les sentiments et les idées dont on est plein, fuir les développements verbeux, tout ce qui est rhétorique ou pure virtuosité de style, rechercher la simplicité des lignes, la netteté du tour, voilà quel sera probablement l’idéal littéraire de demain. »

Les hommes qui auront vécu pendant des mois dans les tranchées et connu l’action sous sa forme la plus mâle n’auront plus le goût de s’attarder au mystère de « l’écriture artiste » ni de déchiffrer les « rébus » qui, sous prétexte d’originalité, leur étaient offerts. Ils demanderont le langage robuste et clair, alerte et plein.

Et la littérature sera différente, parce que les sentiments seront différents. Plus on a souffert pour quelqu’un, plus on l’aime. Il est certain que l’amour de la patrie va reprendre dans les âmes en temps de paix un empire qu’il avait perdu, qu’il n’avait peut-être jamais connu à ce degré, car aujourd’hui il est devenu conscient. La conscience, voilà le trait caractéristique de cette guerre. Ce ne sont plus seulement des soldats qui obéissent : « Ils savent pourquoi ils se battent et ils veulent se battre. » « Ça vaut tout de même la peine de se battre pour un beau pays comme celui-là, » disait un des mobilisés français en regardant le paysage de l’Île-de-France. Il y a dans ces mots plus que le sentiment de la défense du sol et de la maison, c’est déjà pour une raison idéale qu’ils sont prêts à donner leur vie : la beauté !

Un grand amour s’accompagne de fierté dans les cœurs, on est jaloux de la réputation de celle qu’on aime, on ne veut pas la dégrader aux yeux d’autrui. C’est pourquoi une certaine littérature est destinée à disparaître, parce qu’on aura honte de l’acheter ; il faudra la faire passer sous le manteau ; les amateurs de turpitudes pourront toujours se satisfaire, mais elle n’occupera plus une place visible aux étalages.

Je suis persuadée comme M. Giraud que désormais une autre littérature sera demandée par le public intelligent. Le monde appartiendra aux forts et aux courageux et ils sauront imposer leurs goûts. Les Latins avaient donné dans leurs romans et leurs poèmes une place trop prépondérante à l’amour, comme si l’amour entre homme et femme représentait toute la vie humaine. De cette erreur avait découlé fatalement la nécessité de donner à cette passion, ne fût-ce que pour éviter l’uniformité, des formes étrangement perverses et équivoques.

D’abord l’existence, à moins qu’il ne s’agisse d’individus et de créatures appartenant à des catégories qu’on ne peut nommer, est remplie d’autres intérêts, pas vertueux peut-être, mais prépondérants dans les cœurs, tels que l’influence, l’ambition, la richesse, etc., sans parler des goûts qui ne sont pas tous de genre amoureux. Les romanciers latins, simplement en regard à ce qui se passe autour d’eux, pourront varier les couleurs de leur palette et rendre la vie dans son ensemble complet, ce qui serait plus conforme à la vérité et moins monotone.

Pour ceux même qui ne veulent pas sortir de l’analyse sentimentale, d’autres champs d’observation s’étendent. Il y a des affections tout aussi puissantes sur le cœur humain que les fugitives amours. Mais le sujet ne peut être développé en ce chapitre, nous y reviendrons dans un autre. J’ai voulu simplement indiquer ici que l’âme humaine n’est pas monocorde et qu’en dehors de l’attrait sexuel elle peut rendre des notes passionnées et profondes et traverser des drames émouvants.

Les fausses pitiés ont joué un rôle important dans la littérature de ces derniers vingt ou trente ans. Toutes les névroses l’ont traversée. Une héroïne bien portante avait un je ne sais quoi de vulgaire et de banal qui ne sollicitait pas les curiosités : là aussi, les tares héréditaires étaient de plus en plus recherchées et quand une jeune femme abandonnait son foyer pour quelque fantaisie de son épiderme, on la déchargeait volontiers de toute responsabilité. N’avait-elle pas eu une grand’mère russe et un grand-père espagnol, et de ce mélange devait fatalement sortir une petite-fille hystérique : en outre, le père français, n’était-il pas un buveur d’absinthe ? Si elle avait été normale, elle aurait démenti toutes les théories scientifiques.

De même, pour le jeune homme vicieux, victime des hérédités. Et ainsi toutes les lâchetés et toutes les corruptions s’excusaient. On versait des larmes sur ces êtres marqués par le destin, on les plaignait tendrement, eux seuls éveillaient la sollicitude, et cela aussi bien dans la vie vécue que dans la littérature. Toute notion de libre arbitre était oubliée.

D’identiques erreurs se répétaient dans la procédure judiciaire, et le mal qui est résulté de ces faux points de vue est incalculable. Les pires leçons d’immoralité et les pires incitations au vice n’ont pas été aussi nuisibles.

L’indulgence et la pitié pour certaines erreurs ont perdu plus d’hommes et de femmes que l’attrait du péché en lui-même ou les conseils des Méphistophélès modernes. Voilà pourquoi il est urgent d’éliminer autant que possible les fausses pitiés de la société future. Dans l’ordre de la bienfaisance, elles détournent trop, au profit des membres morts, ce qui devrait être plus largement réparti aux membres vivants[1]. Dans l’ordre moral, elles détruisent dans les âmes la notion du libre arbitre, d’où découle pour l’homme toute dignité, toute fierté, toute moralité.

L’une des nombreuses tâches de demain sera justement de donner aux êtres humains, qui en manquent encore, le sentiment de leurs responsabilités. Cela les sauvera de bien des faiblesses et détruira la compassion morbide, dont on entourait les veules et les déséquilibrés, compassion qui finissait par paralyser en eux toute initiative, toute activité saine et les exilait hors de la vie réelle, en leur assurant l’impunité dans la dégénérescence contagieuse.


  1. Je sais bien que la question est complexe, le problème redoutable et le remède difficile.