Le Juif errant est arrivé/Le mur des lamentations

Albin Michel (p. 250-254).

XXII

LE MUR DES LAMENTATIONS


J’allais dans Jérusalem, à l’intérieur des murailles. C’était un vendredi, vers la fin de l’après-midi. Coiffés du chapeau à peaux de lapins et revêtus d’ébouriffantes robes de soie ou de velours dont les couleurs n’arrivaient pas à être assez éteintes pour faire oublier que ces robes avaient été jadis lilas, vert d’eau, jaune canari, amarante, gorge de pigeon ou bleu de ciel après l’orage, les Juifs, les vieux Juifs de Moïse, comme autant de mages défraîchis, se faufilaient par les ruelles voûtées du très saint labyrinthe. Les uns tiraient un enfant par la main, les autres, groupés ou solitaires, marchaient dignement comme touchés par un doigt royal ; tous se rendaient au mur des Lamentations.

Ce pan de l’ancienne enceinte du Temple est tout ce qui reste de la splendeur d’un peuple. Long d’une cinquantaine de pas, haut d’une trentaine de pieds, bien caché dans la ville, ce tronçon d’histoire déchaîne la tempête dans l’âme d’Israël. Dès que les Juifs l’aperçoivent, ils lui envoient des baisers. Mais suivons-les. Les voici. Ils précipitent leur marche. Ils atteignent le lieu sacré et, aussitôt, le touchent des lèvres et le caressent de la main. Les plus âgés ont apporté des tabourets et s’assoient, les yeux inondés d’extase. À droite, sur les trois quarts de sa longueur vont les hommes. À gauche, le dernier quart est pour les femmes. Une longue plainte faite des plaintes de chacun, discordante, empoignante, couronne le vieux mur comme d’un nimbe sonore.

Voyons ! Cette jeune femme pleure-t-elle vraiment ? Sont-ce bien des larmes qui tombent goutte à goutte sur cette dalle ? Ce sont des larmes. Elle est jolie et elle pleure ! Elle pleure dehors, devant des inconnus, et non sur ses amours défaites, mais sur la ruine de sa race !

Le nez dans la Thora, les hommes se balancent. Ils crient dans le vent de Judée leurs déchirantes prières. Faut-il être assez malheureux pour pousser des gémissements pareils ! Quand ils ne se balancent plus, ils pédalent sur place ; les uns n’allant que d’un pied ont l’air de rémouleurs. On entend des baisers claquer contre les pierres. D’autres fois, le mur est embrassé doucement, comme un mort. Regardez ces deux Juifs-là, ils ferment les yeux avec tant de force que toute leur figure en est ratatinée. Ils se soulèvent sur la pointe des pieds et se mettent ainsi à trembler sans perdre l’équilibre. Et cet autre ? Les bras tordus, il implore le mur comme si ce mur était un homme de qui dépendrait la grâce de son fils. Et celui-là ? Il pose soudain sa tête dans sa main droite et se désole si profondément que j’ai envie de m’approcher de lui et de lui demander : « Qu’avez-vous, mon ami ? Puis-je quelque chose pour vous ? » D’un poing menaçant, ce grand efflanqué en robe tabac, désigne le ciel tandis que son voisin, la tête rejetée, fait une telle grimace que l’on pourrait croire qu’il se gargarise au poivre de Cayenne. D’autres, de doigts tremblants et fins pianotent sur les blocs. « Israël ! Israël ! » s’écrie subitement ce vieillard et il pince violemment le sommet de son nez, sans doute pour faire passer un hoquet. Accablés, tous, maintenant, laissent retomber leur front trop lourd contre les pierres confidentes.

La nuit s’annonçait. Les Juifs…………