Le Juif errant est arrivé/Au prix du sang

Albin Michel (p. 239-249).

XXI

AU PRIX DU SANG


Il n’est pas déshonorant d’avouer que l’on se promenait, en décembre 1919, dans la ville de Haïfa. On était là comme on eût été ailleurs, et toujours pour la même et très excellente raison qu’il faut bien être quelque part. Il y faisait assez bon. La saison des pluies ne nous dérangeait guère. Je regardais au loin, l’autre corne de la baie : Saint-Jean-d’Acre. Je pensais à Napoléon, qui n’y fut pas heureux, à la mosquée bâtie en l’honneur de son échec et dont la coupole est sans doute l’un des plus beaux seins de l’azur oriental. Je vivais doucement et sans effort, quand des Arabes descendirent du mont Carmel, chacun un gourdin à la main.

À qui en voulaient-ils ?

Mon innocence en toutes choses éclatait, ce ne pouvait donc être à moi. Aux soldats anglais ? On n’en voyait pas. Précédés du drapeau du Prophète, les Arabes me dépassèrent. Je les suivis. Ils s’arrêtèrent au bord de la mer et juste au moment où, pour continuer leur chemin, ils eussent dû marcher sur les eaux.

En rade, un bateau se balançait.

C’est à lui que les Arabes en avaient. Brandissant leurs triques, ils le menacèrent. Sur le bateau, passionnément, on chantait. C’était les premiers sionistes qui arrivaient.



Les Arabes n’avaient-ils jamais vu de Juifs en Palestine ? Ils en avaient vu ! Le malheur des temps, en Russie des tsars, avait déjà poussé quelques milliers de malheureux vers cette terre illustre autant qu’inconnue : la chose datait de 1882. Sauvés des pogromes, ruinés par eux et probablement écœurés, ces Bessarabiens, ces Ukrainiens remplis de littérature biblique, prenant le nom de Chovévés-Sion, d’Amants de Sion, étaient venus, comme à l’âge de l’Arche d’Alliance, marier leur nouvel espoir au sol historique.

Le pays était moins généreux que ne le disait la sainte Thora. Il n’y coulait ni lait ni miel, et d’eau, rien qu’un tout petit peu. Quant aux chants qu’on y entendait, ils n’étaient que ceux des moustiques. Un amant, un jeune amant connaît-il des obstacles ? Il passe par le balcon jusqu’au jour où le balcon cède sous son poids. Il en fut ainsi. Ruinés, battus, malades, exsangues, les Chovévés traînaient, au bout de peu de temps, leur désillusion et leur malaria au pays que Moïse avait lui-même cru plus généreux.

Tous y fussent morts ; un ange passa ! Il laissa tomber de l’argent, de la quinine, et du lait et du miel.

Il parla aux Turcs le langage des carnets de chèques. Comme l’eût fait un État pour une nouvelle colonie, il envoya un résident, des administrateurs, un corps de santé. Il créa des écoles, des hôpitaux. Il paya les dettes. Il fit des avances. Il dit à Israël : « Lève-toi et marche. » Israël se leva et marcha. Cet ange, c’était le Baron.

En Palestine, il y eut des prophètes, des juges, des vaillants, des rois ; il n’y a qu’un Baron.

De même qu’un Duce en Italie.

Le Baron de Palestine est M. Edmond de Rothschild. Il est le seul individu de la terre qui possède une colonie.

C’est d’une tout autre classe que d’avoir une écurie de courses !

Saluons-le et revenons au cœur du sujet.

Les Amants de Sion, les enfants du Baron, ni les uns ni les autres n’échauffèrent le sang des Arabes.

Certes s’il eût fallu tirer la barbe à ces Juifs, les Arabes y eussent pris un évident plaisir. Mais cette distraction ne s’imposait pas. Les Arabes supportaient bien les pieux Juifs de Jérusalem, ils ne feraient pas davantage une affaire d’État de ces quelques malheureux venus de Bessarabie se faire bercer dans les bras d’or de M. de Rothschild.

Allah était au-dessus de la chose.

Alors vint la guerre. La Turquie, gérante de la Palestine, étant dans un camp, l’autre camp, par la voix de l’Intelligence Service au service de Sa Majesté le roi d’Angleterre, cajola les Arabes. Si la victoire venait aux Anglais, les Anglais constitueraient un royaume arabe, un grand royaume beau comme la légende.

Vint la victoire. L’Angleterre gonfla ses joues et souffla. Le royaume arabe s’évanouit. Israël prit sa place.

L’étude des textes n’a ici aucune importance. Qu’on ait appelé Foyer National et non État Juif l’installation des Juifs en Palestine, cela ne change rien au fait. Et le fait était celui-ci : Cette fois les Juifs débarquaient non comme mendiants, mais comme citoyens. Ils ne demandaient plus l’hospitalité, ils prenaient possession d’un sol. Ils n’y seraient plus des gens tolérés, mais des égaux. Et Abraham rayonnait tandis que Mahomet se voilait la face.

Une histoire fera comprendre cette métamorphose. Elle est du jour de l’entrée du général Allenby à Jérusalem. Un Juif va frapper à la porte d’un Arabe. Le Juif et l’Arabe sont deux vieux amis. Ils doivent même beaucoup s’aimer pour s’aimer par-dessus le temple et la mosquée. L’Arabe ouvre au Juif.

— Je maudis ton père, lui dit le Juif, je le maudis cinq fois.

Impardonnable injure dans ce pays. L’Arabe en demeure pétrifié. Il demande :

— Pourquoi ? Qu’ai-je fait ?

— Ô mon ami ! répond le Juif, tu vas comprendre. Jusqu’à ce matin, j’étais ton esclave. Si j’avais proféré un tel blasphème, tu aurais fait signe à la police et la police m’eût traîné en prison et battu comme un chien. Hier j’étais un chien. Aujourd’hui je suis un homme. Je puis te dire sans rien risquer ce que tu pouvais me dire sans plus de risque. C’est dix-neuf siècles d’oppression que je viens d’exhaler dans ce cri. Je n’ai pu le retenir. Oublie-le, pardonne-moi et viens que je t’embrasse…

Et le vin fort de l’indépendance monta au cerveau des Jeunes Juifs. Une période héroïque commença. « La perspective ensoleillée de l’honneur, de la liberté et du bonheur », prédite par Théodore Herzl s’ouvrit.

On vit alors une magnifique chose : l’idéal prenant le pas sur l’intérêt. Les Juifs, les Jeunes Juifs de Palestine faisaient, au milieu des peuples, honneur à l’humanité.

Ils arrivaient le feu à l’âme. Dix mille, vingt mille, cinquante, cent mille. Ils étaient la dernière illustration des grands mouvements d’idées à travers l’histoire. La foi les transportait, non dans le divin, mais dans le terrestre. Ils venaient conquérir le droit d’être ce qu’ils étaient. Ce fut un beau spectacle. Des médecins, des professeurs, des avocats, des peintres, des poètes, s’attaquant au pays sauvage, prirent la pioche et prirent la pelle. S’il faut reconnaître que les Arabes l’habitaient depuis des siècles et encore des siècles, il convient de publier qu’ils n’avaient pas achevé le travail. Ils étaient là, comme sont dans la jungle les belles bêtes de liberté.

L’ambition dans la vie ordinaire va généralement des travaux manuels aux travaux intellectuels. L’ouvrier donnant à son fils une situation libérale croit l’avoir poussé sur l’échelle sociale. Les Juifs nouveaux retournèrent la pièce. Le docteur en droit devint terrassier, l’étudiant, paysan. Ce casseur de pierres vendait des tableaux à Moscou. Ce gardien de vaches était violoniste à Prague. Ce coiffeur de Tel-Aviv plaidait brillamment à Lwow. Cette fermière chantait au Grand Théâtre de Varsovie, et ce Juif, naguère professeur de religion à Vilna et que voici au pied de Nazareth, est berger ! Un Juif berger ? Jusqu’à ce jour, je n’avais connu que des Juifs banquiers !

Il faut être de rudes réalistes pour tenir dans l’idéalisme ! Ils furent ces réalistes, trimant, suant… mourant. Ces peaux blanches partirent en croisade contre le moustique, ces intellectuels comblèrent les marais, ce bibliothécaire mina les rochers, ce rôdeur des villes campa au désert de Judée. Où était la dune surgit la ville. L’oranger poussa sur les terres rouges. Le chardon s’envola devant le blé. La momie de Palestine peu à peu se leva !

Les colonies, comme ils appelaient les villages, succédaient aux colonies. Le pays s’en couvrit. Les noms qu’ils leur donnèrent chantaient l’espoir : Tel Or, la colline de la lumière ; Daganiah, le blé de Dieu ; Nachlath Jacob, l’héritage de Jacob ; Miohmar Hayarden, la garde sur le Jourdain ; Tel Chaï, colline de la vie ; Ménorah, il éclairera ! On n’appela plus les petites filles Esther, mais Carmela (du mont Carmel), Hermona (du mont Hermon), Yardena (du Jourdain), Sarona (de la plaine de Saron), Herzlia (de Théodore Herzl).

Ces exilés de vingt siècles qui parlaient dix-huit langues : russe, petit-russe, polonais, roumain, tchèque, bulgare, hongrois, allemand, hollandais, espagnol, anglais, italien, turc, yemenite, arabe, persan, yiddisch par esclavage et français par élégance, tirèrent l’hébreu du fin fond des âges et l’installèrent dans leurs livres de classe et sur leurs enseignes. Mais vous savez cela ! Tous les combattants ne furent pas héroïques. Il y eut les cœurs mal accrochés, les sangs de poulet, les hommes de peu de foi, tous les pieds mous des grandes marches. Il y eut les femmes, ces femmes se trouvant mal dès qu’on les éloigne des marchandes de robes, des thés de cinq heures et des lampadaires municipaux. Ce fut l’exode en sens contraire. La Terre Promise ne payait plus.

On vit la crise à Tel-Aviv.

Les Anglais étaient enchantés. Vous n’aviez pas pensé un instant que les Anglais, en amenant les Juifs en Palestine, eussent voulu faire plaisir aux Juifs. Les Juifs furent les pions qui leur servirent à gagner la partie. Et la partie gagnée, on remet les pions dans la boîte. L’Angleterre sauta sur la crise de peur qu’elle ne s’enfuît. Elle laissa repartir ceux qu’elle avait transportés et ferma la porte à ceux qui voulaient venir.

C’est l’époque où les sans idéal crurent tout perdu. Les esprits oublièrent l’essentiel de cette affaire. On parla du sionisme comme d’une expérience curieuse et déjà manquée. Son village d’enfants, ses colonies communistes firent la parade sur les tréteaux de la presse. Il s’agissait bien de cela ! Le sionisme n’a jamais été une expérience, mais une idée.

Et cette idée était celle-ci : s’il n’est qu’un Juif qui en ait assez d’être Français, Anglais, Autrichien… un Juif qui veuille vivre librement en Juif, ce Juif se cramponnera-t-il au morceau de terre où il peut se proclamer Juif ?

Il s’y cramponnerait.

Contre le vœu de l’Angleterre, contre l’indifférence des Juifs médiocres, l’argent arrivant de New-York et d’ailleurs, les nouveaux Juifs, morceau par morceau, achetaient la Palestine. Et ils bâtissaient des usines, et ils élevaient des moulins, et ils plantaient le blé, la vigne, l’orge, le maïs, le tabac, l’oranger, le bananier, le citronnier, et par des travaux audacieux ils demandaient au Jourdain la lumière des nuits.

Et la crise passa.

Alors l’inquiétude des Arabes grandit.

Les petits massacres de Juifs n’intimidaient plus les Juifs, les Arabes tuaient-ils un Juif ? Les Juifs tuaient deux Arabes. Deux Juifs ? Quatre Arabes ! Et les Anglais demanderez-vous, que faisaient-ils entre les deux ? Les Anglais ? Ils avaient filé. On n’en voyait plus. C’était un grand sujet de fierté pour eux. La France avait besoin d’une armée pour tenir la Syrie. Avec six chevaux, la Palestine était à eux.

La Palestine ? Sept cent mille Arabes d’un côté, cent cinquante mille Juifs de l’autre, les Arabes ayant « fait le plein », les Juifs ne rêvant qu’à faire le leur.

— Nous serons trois cent mille, cinq cent mille, criait le Juif Jabotinski, le chef des extrémistes, du haut de la porte de Jaffa.

— Nous ne vous laisserons pas débarquer, répondait l’Arabe Nashashibi — Ragheb bey Nashashibi, maire de Jérusalem.

— Nous régnerons, me disait Jabotinski.

— Ils ne régneront pas, me renvoyait Nashashibi. Nous ne leur céderons le pays qu’au prix où nous l’avons acheté.

— À quel prix, Ragheb bey ?

— Au prix du sang, mon ami.