Maisonneuve et Ch. Leclerc Voir et modifier les données sur Wikidata (p. i-vii).


INTRODUCTION



D ans les pages qui suivent, je me suis proposé d’étudier les mœurs, les coutumes, les traditions, et, plus spécialement, les croyances et les pratiques superstitieuses des montagnards vosgiens. Pour ce travail, je n’ai mis à contribution aucun livre ou article déjà publié sur la matière : tous les faits que j’apporte sont d’observation personnelle, les uns surpris au moment de leur manifestation même, les autres puisés directement dans la mémoire du peuple. Ce que j’ai vu, je le raconte simplement, sans commentaires, en m’effaçant derrière les acteurs ; — ce que j’ai entendu, je le reproduis avec le plus de fidélité possible ou je le résume succinctement, afin d’éviter au lecteur des redites fatigantes et des hors-d’œuvre sans intérêt.

Comme l’indique le titre même de l’ouvrage, le champ d’études auquel je me suis arrêté se compose de la partie haute du département des Vosges, c’est-à-dire des deux arrondissements de Remiremont et de Saint-Dié. L’élément principal de ma collection m’a été fourni par la première de ces circonscriptions. Si je ne me suis pas interdit, d’une façon absolue, de poursuivre mon enquête en deçà de la région montagneuse proprement dite, les explorations que j’ai faites dans le bas-pays ont été peu nombreuses et se réduisent, en quelque sorte, à de simples reconnaissances de frontières.

Mes recherches, commencées en juin 1884, ont pris fin en mars 1887. Laborieuses au début, quelquefois pénibles, à aucun moment elles ne sont devenues vraiment faciles. La raison en est dans l’heure tardive à laquelle je les ai entreprises.

Le montagnard vosgien n’est plus le paysan simple et crédule que l’on a pu connaître dans les dernières années de la première moitié de ce siècle. Les remparts de rochers, les grands bois, derrière lesquels il se retranchait, l’oreille obstinément fermée à tous les bruits du dehors, ont cessé de le protéger contre l’envahissement industriel et le flot toujours montant de la civilisation urbaine. Un matin, il s’est réveillé avec des curiosités troublantes, et, tout de suite, sans transition apparente, les hantises anciennes, les coutumes séculaires ont fait place chez lui à des idées nouvelles, à de nouvelles mœurs. Très-fier, aujourd’hui, du degré de culture auquel il est parvenu, il se défend de regarder en arrière et de s’attarder aux choses du passé. Ce n’est pas à dire qu’il ait, comme il s’en flatte, dépouillé complètement le vieil homme, — l’hérédité a des retours impérieux dont il faut lui tenir compte ; — mais il sait où le bât le blesse, et se cache de ses défaillances comme d’autant d’infirmités. Si toute chance n’est pas perdue de recueillir dans son entourage un conte, une légende, quelque souvenir du vieux temps, ce n’est plus guère qu’auprès des vieillards, des humbles, des petits, des déshérités qu’il convient de l’attendre. Et, encore, lorsque l’un d’eux se laisse entraîner dans la voie des confidences ou des aveux, ne s’y engage-t-il jamais résolument, et le voit-on tenter de revenir sur ses pas, réservé, défiant, prompt à se cabrer, naïf seulement quand il le veut.

L’emploi de l’interrogation directe présente deux graves inconvénients : il effarouche les hésitants et les timides, il est de nature à suggérer aux esprits paresseux des réponses toutes faites. Au cours de mon enquête, autant pour conjurer les effets du premier que pour me conformer, à l’endroit du second, aux exigences d’une méthode vraiment scientifique, je me suis efforcé de renoncer, dans la limite du possible, à cette forme de langage. Lorsqu’il n’a pas dépendu de moi de l’éviter, je me suis attaché à faire en sorte que l’on ne pût satisfaire à mes questions par un oui ou par un non, et j’ai eu soin de veiller plus encore à ce que la réponse ne fût pas implicitement renfermée dans la demande.

Ces précautions n’ont point été les seules : de parti pris, j’ai écarté de mon recueil tout témoignage non corroboré par une ou plusieurs dépositions identiques et émanant de personnes étrangères les unes aux autres. En m’imposant cette règle, j’ai eu moins pour objet de me tenir en garde contre les mystificateurs — ils sont rares dans les Vosges — que de me prémunir contre le danger d’accueillir, comme traditions courantes et de bon aloi, quelques-unes des folles imaginations que trop de gens sont portés à se créer pour leur propre usage.

Dans le cas assez fréquent où j’ai reconnu un peu partout l’existence d’une même tradition, je me suis abstenu d’énumérer les localités diverses où s’était faite cette constatation. L’indication du lieu de provenance m’a semblé utile, au contraire, et je l’ai donnée, toutes les fois qu’il s’est agi d’une tradition rencontrée sur un point unique. J’ai fourni le même renseignement, lorsque, me trouvant en présence de plusieurs leçons également curieuses, j’ai cru ne pouvoir me dispenser de faire place aux unes et aux autres dans ma publication.

Si, dans le cours de trois années d’excursions quotidiennes, je me suis heurté souvent à l’amour-propre mal compris, plus souvent encore à l’indifférence, la bonne fortune d’intéresser à mes recherches d’utiles auxiliaires ne m’a pas été toujours refusée. Parmi ceux-ci, MM. Gründfelder, de Rupt, — Mathieu de Vagney, — Bastien, de Bussang, — Claus, Kerner et Valrof, de Ventron, — Tournier, du Valtin, ont droit à une mention particulière. Les communications variées dont je leur suis redevable, l’empressement avec lequel ils ont bien voulu me servir de guides, d’interprètes ou d’intermédiaires, m’ont été d’un trop grand prix, pour que je ne me fasse pas un devoir de leur renouveler ici mes remercîments.

Un dernier mot. Peut-être s’étonnera-t-on que je n’aie point fait ressortir les analogies qui relient les traditions vosgiennes à celles des autres pays ? Cette omission a été toute volontaire, et je ne crois point avoir à la regretter. Les rapprochements de l’espèce ne prouvent quelque chose, en effet, qu’à la condition d’être complets, et ce qu’il est permis de tenter, à l’occasion d’une étude n’embrassant qu’un petit nombre de sujets, devient, on le comprend sans peine, difficilement réalisable, sinon absolument impraticable, lorsqu’il s’agit, comme ici, d’un tableau d’ensemble dans la composition de laquelle entrent plusieurs milliers de documents. D’ailleurs, le plus pressé n’est pas tant d’établir la genèse d’un mythe ou l’universalité d’une croyance, que d’arracher aux causes de destruction qui les menacent les traditions non encore recueillies. Ceux-là connaissent mal la situation qui croient la moisson terminée ou à la veille de l’être : dans quelques pays elle commence à peine ; sur nombre de points le terrain, envahi par les végétations les plus étranges, attend toujours, pour le mettre en valeur, un homme de bonne volonté. Simple travailleur, sans prétention à l’érudition, — même facile, — j’ai voulu défricher ma parcelle, rien de plus.

l. f. sauvé
Boulogne-sur-Mer, le 22 septembre 1888.