Michel Lévy frères, éditeurs (p. 164-176).


XXI


À peine arrivé à Bagnères, M. de Rosac distribua un si grand nombre de cartes chez tous les buveurs d’eau que, dès le lendemain, il fut accablé de visites. Il apprit, en moins d’une heure, le nom de tous les malades de considération qui se trouvaient à Bagnères, et même celui des oisifs que les plaisirs y attiraient. Malgré le désir que lui avait témoigné madame de Lormoy de voir fort peu de monde, et la répugnance de Théobald à faire de nouvelles connaissances, il trouvait toujours moyen de leur présenter quelques amis de la veille, auxquels il avait grand soin de faire entendre qu’il serait bientôt l’heureux époux de la belle Céline. Théobald était rarement témoin de ces visites importunes. La froideur que lui marquait Céline lui était si pénible, qu’il passait tout le jour loin d’elle, dans les montagnes, à dessiner les points de vue que la faiblesse de madame de Lormoy ne lui permettait pas d’aller voir. L’exactitude, la grâce de ses dessins, étaient le sujet de la conversation, jusqu’au moment où M. de Rosac revenait de la redoute, l’esprit orné de tout ce que le commérage d’une ville de bains peut fournir à la plaisanterie médisante.

Madame de Lormoy, craignant que cette vie retirée ne finît par ennuyer Théobald, l’engageait à se faire écrire chez plusieurs personnes distinguées, qui avaient témoigné le désir de se lier avec lui. Mais il s’y refusait toujours sous différents prétextes, ne pouvant se résoudre à faire graver sur des cartes de visites un nom qui n’était pas le sien ; et Céline, tout en approuvant ses scrupules, frémissait en pensant aux soupçons qu’ils pouvaient exciter.

Un soir que M. de Rosac revint plus tard qu’à l’ordinaire, Théobald s’empressa de dire que, sans doute, il avait été retenu par quelque rencontre heureuse. Ce sont de ces petits soins auxquels un rival ne manque jamais. Loin d’en être déconcerté, M. de Rosac répondit qu’en effet il en avait fait une des plus agréables, et dont madame de Lormoy ne se réjouirait pas moins que lui ; alors, sans attendre de question, il ajouta : J’arrive de la vallée de Campan où j’ai trouvé, installée dans un vieux château, une femme adorable, pleine d’esprit, et qui a le bon goût d’aimer ces dames à la folie ; du moins madame de Lormoy, ajouta-t-il, car je ne crois pas qu’elle ait le bonheur de connaître la charmante Céline.

— Et moi, demanda vivement Théobald ?

— Vraiment, je n’en sais rien, reprit M. de Rosac. Excusez-moi, je ne lui ai point parlé de vous. D’ailleurs, elle était si contente de retrouver sa compagne de prison, l’amie qui lui donna tant de soins pendant une longue maladie, qu’elle n’a pensé qu’à me prier d’obtenir de madame le bonheur de la revoir le plus tôt possible.

— Serait-ce la princesse Volinski ? dit vivement madame de Lormoy.

— Précisément, Elle est ici depuis trois semaines dans l’espérance de s’y guérir d’un rhumatisme qui l’empêche de marcher. On lui apporte ses bains… Elle m’a chargé de vous dire que si elle pouvait quitter sa chaise longue, elle se ferait bien vite transporter chez vous. Mais elle espère que vous aurez pitié de son infirmité, et que vous partagerez un peu l’impatience qu’elle a de vous embrasser.

— Elle a raison de le croire, reprit madame de Lormoy : je n’oublierai jamais les consolations que j’ai reçues d’elle dans le plus triste moment de ma vie ; elle était bien jeune alors, quand elle se félicitait d’avoir obtenu de nos geôliers la permission de soigner sa vieille tante, la duchesse de. M…, qui était dans la même prison que moi. C’est là que nous avons vu périr toutes deux ce que nous avions de plus cher. Après la mort de sa tante, se trouvant sans asile, n’osant pas sa montrer, dans la crainte de s’attirer de nouvelles persécutions, elle désira rester près de moi ; nous passâmes près d’une année ensemble ; après ce temps, une de ses parentes vint la chercher pour la mener en Russie, où j’ai appris qu’elle avait fait un grand mariage. À cette époque je partis pour les colonies, et l’éloignement a fait cesser notre correspondance sans rien ôter au tendre souvenir que je conserve de son amitié. Je vois avec plaisir qu’elle ne m’a point oubliée non plus, et vous m’obligerez d’aller lui demander dès demain, quand je pourrai la voir ; malgré ce que je souffre, je sens que cette visite me fera du bien. Mais comment se fait-il que vous ne nous ayez pas parlé plus tôt du séjour de la princesse ici ?

— C’est, répondit M. de Rosac, parce que je l’ignorais moi-même, et que d’ailleurs j’aurais pu le savoir sans deviner l’intérêt que vous y preniez. Un hasard assez singulier m’a conduit chez elle. J’ai rencontré ici le jeune marquis de Boisvilliers à qui j’ai fait gagner un procès l’an passé, et qui m’ayant toujours confié ses affaires, a pensé devoir aussi me confier ses amours.

— Quoi ! il est amoureux de la princesse ? demanda Théobald.

— Non, vraiment, il n’est pas si raisonnable ; mais la princesse a près d’elle une demoiselle de compagnie dont il raffole. C’est une merveille, un ange, une de ces héroïnes dont on ne sait que les vertus et jamais la naissance ; elle fuit le monde, à ce qu’il prétend, et ne reste dans le salon de la princesse qu’autant qu’elle est obligée d’en faire les honneurs ; elle est d’une grâce et d’une mélancolie ravissantes ; enfin, il fallait bien voir toutes ses perfections pour être en état d’en causer avec le marquis, et il m’a présenté chez la princesse uniquement pour me prouver qu’il avait raison d’être fou de mademoiselle Oliska. Mais la sauvagerie de sa belle ne m’a pas permis de lui payer le tribut qu’il exigeait de mon admiration. Elle venait de quitter le salon de la princesse quand nous y sommes entrés. Le marquis a demandé de ses nouvelles ; on lui a dit qu’elle répondait à des lettres que venait de recevoir la princesse, et la soirée s’est écoulée sans que le pauvre marquis vît paraître l’objet de sa passion ; nous serons sans doute plus heureux demain, et je reviendrai, madame, vous rendre compte de mon ambassade.

— Savez-vous, dit Céline, que c’est fort mal à vous d’encourager ainsi ce monsieur dans son amour pour une jeune personne dont la condition est au-dessus de la sienne ?

— Vraiment, je n’ai pas besoin de l’encourager ; son amour est déjà assez violent.

— Eh bien, il faut le combattre, dit Céline, car il n’en peut résulter que du malheur.

— Pourquoi donc ? Le marquis est fort aimable.

— C’est justement pour cela ; il se fera aimer, et la pauvre fille pleurera toute sa vie. Ah ! si l’on savait tout ce qu’il y a de barbare à provoquer un amour que les préjugés du monde condamnent à n’être jamais heureux, on se garderait d’une légèreté si cruelle.

— Bah ! reprit en riant M. de Rosac, l’on voit tant de victimes de ce genre se consoler gaiement, que l’on ne se fait pas un crime de leur plaire.

— Mais celles qui ne se consolent pas en meurent, dit Céline, d’un accent qui fit tressaillir Théobald.

Alors il se leva pour cacher ce qu’il éprouvait, et chacun se sépara.

Le lendemain matin madame de Lormoy reçut un billet par lequel la princesse Volinski l’engageait à venir passer la soirée chez elle. Cette invitation était accompagnée de tant de témoignages d’amitié, qu’il était impossible d’y résister : d’ailleurs le plaisir de revoir une amie semblait ranimer les forces de madame de Lormoy. Elle essaya de se parer autant que son état de malade le lui permettait : elle voulait, disait-elle, être reconnue de la princesse. Elle voulait surtout qu’elle admirât Céline. Théobald chercha en vain à se dispenser de cette visite : madame de Lormoy prétendit que la princesse serait charmée de revoir, après tant d’années, celui qu’elle avait si souvent caressé lorsqu’il était enfant : il fallut obéir. M. de Rosac vint prendre ces dames à l’heure convenue. À son attitude, à sa mise recherchée, Théobald devina les airs qu’il allait prendre, et sourit malgré lui en regardant Céline ; mais elle ne fit pas semblant de le voir et de remarquer l’espèce d’enivrement où se trouvait M. de Rosac, en pensant qu’il était l’intermédiaire d’une reconnaissance dramatique entre une princesse et son amie, qu’il allait accompagner dans cette maison une femme charmante qui serait bientôt la sienne, et qu’enfin en montrant Céline à M. de Boisvillers, il pourrait prendre sur le marquis tous les avantages d’un homme mieux favorisé que lui dans son choix.

Quand ses crises de vanité prenaient à M. de Rosac, il devenait complètement ridicule, et ses comiques à-propos triomphaient alors de la tristesse de Théobald. Aussi, lorsqu’il le vit en si bonnes dispositions, il se réjouit de l’effet que produirait M. de Rosac chez la princesse, et se promit bien d’encourager sa gaieté ; mais ce projet malin fut bientôt déconcerté par les plus vives craintes.

Au moment où l’on annonça chez la princesse madame, mademoiselle de Lormoy, et M. le comte de Saint-Irène, un cri se fit entendre, et plusieurs personnes volèrent au secours d’une femme qui tombait évanouie ; cette voix avait frappé Théobald, il s’approche de la femme que l’on s’empressait de transporter hors du salon, et reste immobile de surprise. Il croit se tromper, il cherche à se persuader que son imagination, troublée par quelque ressemblance, a seule produit cette vision ; mais l’effroi qu’il éprouve est bientôt confirmé par ces mots de la princesse, à madame de Lormoy :

— En vérité, je suis désolée que l’indisposition de cette pauvre Nadège soit venue troubler ainsi le bonheur de ce moment.

Théobald n’en entendit pas davantage : tout au malheur qui le menaçait, il cherchait un prétexte pour s’éloigner, lorsqu’une femme de la princesse vint dire que mademoiselle Oliska avait repris connaissance ; mais que le docteur, lui trouvant de la fièvre, lui avait ordonné de se mettre au lit. Alors, la princesse, après avoir recommandé qu’on lui donnât les plus grands soins, se plut à dire toutes les raisons qu’elle avait de s’intéresser à cette jeune fille.

— C’est, dit-elle, une personne charmante, que j’ai trouvée au fond de la Russie, dans une de mes terres où je ne croyais rencontrer que des sauvages. Sa douceur, sa distinction naturelle m’ont séduite au point de vouloir me l’attacher. Elle ajoute chaque jour quelque talent à la bonne éducation qu’elle a reçue, et j’espérais la marier heureusement ; mais elle ne veut pas se séparer de moi : sa santé est délicate, et je n’aurais jamais une occasion de la gronder, si elle ne se rendait pas malade à force de me soigner. Je veux que mademoiselle de Lormoy me promette ses bonnes grâces pour Nadège ; je suis certaine qu’elle s’en montrera digne.

Céline répondit qu’elle aimerait sans peine une personne douée de tant de qualités, et qui avait su mériter une protection si honorable. En écoutant cette réponse, M. de Boivilliers se tourna vers M. de Rosac et lui dit :

Vous avez raison, mademoiselle de Lormoy est on ne saurait plus aimable, et vous m’obligerez beaucoup en me donnant l’occasion de lui faire ma cour.

— Rien de si simple, reprit avec assurance M. de Rosac, cependant il me semble plus convenable que vous vous adressiez pour cela à son frère.

Alors il conduisit M. de Boisvillers vers Théobald. Celui-ci, absorbé dans ses réflexions, fut longtemps à comprendre ce qu’on attendait de lui, et c’est presqu’à son insu que M. de Rosac lui fit traverser le salon pour aller présenter le marquis à madame de Lormoy.

— Ah, mon Dieu ! qu’avez-vous, Léon ? s’écria-t-elle aussitôt, en remarquant la pâleur de Théobald.

Mais il s’empressa de la rassurer, et, prétextant un léger mal de tête causé par la chaleur qu’il faisait dans le salon, il demanda la permission d’aller prendre l’air un instant.

Dès qu’il se vit seul, il voulut rassembler ses idées, et trouver un moyen de parer au coup qui le menaçait ; car un seul mot de Nadège pouvait le perdre, et il ne savait comment arriver jusqu’à elle pour implorer sa pitié, lui avouer sa faute et se faire un droit à sa discrétion en lui rappelant la tendresse de ce Léon, que tous deux pleuraient encore. Pendant qu’il désespérait de trouver aucun secours contre l’affreux malheur qu’il pressentait, plusieurs domestiques de la maison, portant différents objets, traversaient le jardin pour se rendre dans un pavillon. Théobald s’approcha de l’un d’eux, le questionna sur l’état où était en ce moment la jeune dame qui venait de se trouver mal, et apprit de lui qu’elle habitait ce pavillon, et que la princesse avait spécialement chargé lui et sa fille du service de mademoiselle Oliska.

— C’est un vrai présent que nous a fait la princesse, ajouta le domestique, car c’est bien la plus douce personne…

— Ainsi, vous lui êtes fort attaché, interrompit Théobald ?

— Sauf le respect que je lui dois, comme à ma propre fille.

— Eh bien, aidez-moi à lui rendre un service important.

— De tout mon cœur. Je vais lui porter cette eau de fleur d’oranger qu’où a recommandé de lui faire prendre tout de suite, et je reviens vers vous.

Théobald profita de cette courte absence pour imaginer le service important dont il avait parlé au hasard, et il ne trouva rien de mieux que de dire ce qui approchait le plus de la vérité, sans pourtant trahir entièrement son secret.

Alors, prenant un feuillet de ses tablettes, il écrivit ces mots au crayon :

« Si Nadège veut sauver l’ami de Léon du plus grand malheur, elle consentira à l’entendre ici même, demain avant le réveil de la princesse. »

Ce papier fut confié au domestique, avec la recommandation de ne le remettre que lorsque mademoiselle Oliska serait seule. Il promit d’être prudent ; mais Théobald s’aperçut qu’il hésitait à se charger d’une commission qui lui paraissait suspecte ; et craignant qu’il n’en parlât à la princesse, il jura sur l’honneur, que le service qu’il réclamait ne pouvait en rien compromettre sa jeune maîtresse ; qu’il n’existait aucun sentiment d’amour entre eux, et bientôt, rassuré par les manières franches de Théobald, le vieux François consentit au service qu’il réclamait de lui, et même à favoriser l’entretien qui devait rendre la paix à un ami de sa maîtresse.

Ranimé par cet espoir, Théobald rentra dans le salon en disant qu’il se sentait beaucoup mieux, et il le prouva en se mêlant à la conversation, qui fort heureusement n’avait plus Nadège pour objet. M. de Rosac s’efforçait en vain de faire causer Céline ; elle gardait un profond silence, et, les yeux fixés sur Théobald, semblait vouloir deviner ce qui se passait dans son âme. Ces regards, si vivement souhaités et que, depuis si longtemps, Théobald n’avait point obtenus, redoublaient maintenant son trouble ; il se sentait questionné par eux sans pouvoir leur répondre. Ce tourment ne devait point finir avec la visite chez la princesse ; il dura autant que la soirée, et lorsque Théobald, au moment de se retirer, vint baiser la main de madame de Lormoy, Céline, impatiente, trouva le moyen de lui dire, à voix basse :

— Vous m’apprendrez demain ce qui vous trouble si vivement, n’est-ce pas ?

Et Théobald répondit en soupirant :

— Hélas ! oui, vous le saurez.