Michel Lévy frères, éditeurs (p. 160-163).


XX


Ce triste entretien, où Céline venait de faire preuve de tant de raison et de courage, produisit sur elle le même effet que sur Théobald. En s’imposant un cruel devoir, elle avait rassuré sa conscience, elle s’était donné le droit de rester innocemment auprès de Théobald, et, malgré la décision qui lui ôtait toute espérance, elle se sentait plus calme. Il était là, chacun de ses regards lui peignait ses regrets, son amour, et il n’est point de malheur qui n’ait quelque charme à supporter lorsqu’on en voit souffrir aussi celui qu’on aime.

Cependant, chaque jour amenait une circonstance qui rendait la situation de Céline plus embarrassante. À force de réserve envers lui, Théobald la voyait sans cesse au moment de se trahir, et les moindres indices redoublaient ses alarmes ; ceux-là échappent à la prudence. En voici un de ce genre qui faillit les dénoncer.

Lorsque Céline remonta en voiture, les rayons du soleil, donnant sur la place qu’elle occupait, M. de Rosac lui proposa la sienne, où elle serait, disait-il, moins importunée de la chaleur. Elle l’accepta, et se trouva, par ce moyen, en face de sa mère et près de Théobald. Le soleil disparut bientôt, et la fraîcheur du soir, la fatigue de plusieurs nuits passées dans l’insomnie, l’accablement qui succède aux larmes, plongèrent Céline dans un assoupissement profond ; ses yeux se fermèrent, et sa tête s’inclinant du côté de Théobald, vint se poser sur lui. À l’approche de ce doux fardeau, il tressaillit ; mais madame de Lormoy lui fit signe de respecter le sommeil de sa fille.

— La pauvre enfant, dit-elle à voix basse, a veillé près de moi toute la nuit, laissons-la reposer.

En disant ces mots, madame de Lormoy écartait les beaux cheveux qui tombaient sur les yeux de Céline, et l’établissait le plus doucement possible sur le sein de son frère.

Il se fit un long silence pendant lequel Théobald s’abandonna aux rêves les plus doux. Avec quel soin il protégeait cette tête charmante contre les moindres cahos ! Dans la crainte de troubler son sommeil, il respirait à peine ; mais il contemplait avec ravissement l’expression céleste répandue sur les traits de Céline. C’était la douce sérénité de la confiance et de l’amour. Tant de pureté ne pouvait inspirer que des idées dignes d’elle, et ce moment de bonheur affermit encore la résolution que Théobald avait prise de tout sacrifier à la réputation de Céline. Une seule pensée troublait le charme douloureux de ses réflexions. Il redoutait avec raison, le moment où Céline s’éveillant tout à coup, se trouverait si près de lui. Il aurait voulu pouvoir la prévenir d’un seul mot, l’empêcher de témoigner sa surprise ; mais c’était impossible : les regards de sa mère, ceux de M. de Rosac étaient attachés sur elle, et il fallait se résigner à ce qui arriverait.

On allait changer de chevaux ; la voiture s’arrête ; Céline se réveille, jette un regard d’effroi sur Théobald, et s’éloigne de lui en s’écriant :

— Ma mère !

Heureusement l’agitation qu’elle éprouve, son air égaré passent pour être l’effet d’un rêve pénible interrompu brusquement. M. de Rosac lui raconte comment elle s’est endormie sur le bras de son frère, et, sans s’apercevoir de la rougeur qui couvre alors le front de Céline, il lui dit combien il avait envié, pendant ce moment, ces droits de la fraternité qui avaient permis à Théobald de la presser si longtemps sur son cœur, et cent discours de ce genre qui la mirent au supplice, et l’indisposèrent injustement contre Théobald. Mais M. de Rosac ajouta :

— Eh bien, le croiriez-vous ? cette faveur que j’aurais payée de ma vie, Léon en faisait si peu de cas, que, sans madame votre mère, il vous posait tout doucement dans le coin de la voiture, au risque de vous rompre le cou. Ah ! la fraternité est une belle chose !

Ces mots désarmèrent Céline, et valurent un regard reconnaissant à Théobald. Mais cet événement, quoi que fort simple, jeta un grand trouble dans l’âme de Céline. Elle était déjà résolue à ce qu’il ne fût plus question d’amour entre eux. Elle se décida encore à fuir toutes les occasions où elle serait forcée de lui témoigner une amitié fraternelle, et c’est dans toute la bonne foi de son âme qu’elle crut triompher bientôt d’un sentiment qui l’exposait à tant de honte.