Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXVIII

Librairie Hachette et Cie (1p. 258-273).

CHAPITRE XXV

LE CAMP DES CHERCHEURS d’OR.


Laissons de côté pour un moment Fabian et ses deux compagnons dans l’îlot où ils ont cherché un refuge, et disons un mot de la troupe des aventuriers et de leur chef.

C’est vers la fin de leur dixième jour de marche que nous les retrouvons, après avoir payé aux Indiens sur leur route, à l’âpreté et aux obstacles sans nombre du désert, un tribut de quarante des leurs. Mais, quoique affaiblis déjà par cette diminution de leur nombre, entre ces aventuriers et les indiens toujours prêts à défendre l’envahissement de leur territoire, les chances étaient encore presque égales. De part et d’autre c’était la même astuce, la même habitude de suivre des traces presque invisibles. La cupidité des uns égalait aussi la férocité des autres.

Néanmoins, l’enthousiasme n’était plus aussi ardent que le jour où, après avoir entendu la messe célébrée en plein soleil au préside de Tubac pour la réussite de l’expédition, les aventuriers étaient partis en poussant des hourras de triomphe, au bruit du canon et des acclamations des habitants et de la garnison du préside.

Aucune précaution cependant n’avait été omise par don Estévan, qui semblait doué du don de tout prévoir. Jusqu’alors, dans ces sortes d’expéditions, chaque homme agissait pour ainsi dire isolément, ne s’en rapportant qu’à lui-même et à son cheval du soin de sa défense. L’Espagnol avait discipliné ces aventuriers et les avait forcés à l’obéissance envers lui ; les chariots qu’il avait achetés servaient de moyen de transport et de défense. C’est ainsi que voyageaient jadis les anciens peuples du Nord dans leurs marches envahissantes vers le midi de l’Europe. Don Estévan avait importé cette tactique des États-Unis, dont les habitants semblent prédestinés à parcourir comme à peupler les déserts du continent américain. Aussi, sous la direction habile et puissante que ce chef avait imprimée à cette dernière expédition, aucune de celles qui l’avaient précédée n’était encore parvenue aussi avant dans le désert.

La responsabilité qui pesait sur don Estévan, qu’on vient de voir entrer d’un air pensif sous la tente dressée pour lui, eût suffi seule pour amasser des nuages sur son front, mais peut-être pensait-il plus au passé qu’au présent ou à l’avenir.

Don Estévan avait pu comparer l’énergie de Fabian avec la pusillanimité du sénateur Tragaduros ; entraîné par le cours des événements, il n’avait songé qu’à écarter son neveu de sa route. Quand le jeune homme eut disparu dans le gouffre, après avoir jeté une outrageante menace au frère de son père, celui-ci avait senti tout à coup un vide immense.

Une blessure mal fermée venait de se rouvrir dans son cœur. Arrivé au sommet des grandeurs du monde, une chose lui manquait. Quoi qu’il eût fait pour se le dissimuler, l’orgueil de la race revivait en lui. Son neveu mort, une vive sympathie s’était emparée de lui pour le jeune homme qui, ardent, indomptable, aimé de doña Rosario, pouvait peut-être remplacer le sénateur dans l’exécution de son plan audacieux. Il regretta de s’être laissé maîtriser par les événements, et au moment où le dernier des Mediana, après lui, eut disparu devant ses yeux, il regretta par orgueil l’héritier de son nom retrouvé tout à coup si digne de le porter. Personne après lui ne devait en perpétuer le souvenir. À la veille de monter d’un échelon de plus par la conquête du val d’Or qu’il savait près de lui, ce regret se faisait encore plus vivement sentir. C’est ainsi que l’ambition ne sait que creuser dans le cœur un vide pour en combler un autre.

Ce n’était pas cependant le seul souci qui préoccupait don Antonio de Mediana. L’absence de Cuchillo était aussi pour lui un objet d’inquiétude.

Une pensée de perfidie qu’il avait su dissimuler à la pénétration de don Antonio, mais que celui-ci commençait à entrevoir, et c’était là aussi ce qui le rendait pensif, avait conduit le bandit hors du camp.

Cuchillo avait su se ménager une avance considérable sur les Indiens. Tant qu’il s’était vu éloigné du camp de don Antonio de Mediana, il avait lancé son cheval à toute course ; mais dès qu’il aperçut, à travers la haie de cactus et de buissons de bois de fer, le retranchement élevé par ses compagnons, il ralentit alors son allure pour ne pas décourager la poursuite dont il était l’objet.

La distance qui le séparait du camp était encore assez grande pour qu’il ne pût être aperçu d’aucune des sentinelles qui veillaient alentour. Quand il vit les Indiens qui galopaient après lui retenir aussi leurs chevaux à l’aspect de la colonne de fumée, indice certain de la présence des guerriers blancs, il s’arrêta tout à fait. Il entrait dans son plan de ne rentrer parmi les siens que le plus tard possible, afin de ne donner l’alarme qu’au dernier moment. Il connaissait assez les habitudes des Indiens pour jouer de sang-froid ce jeu dangereux. Il savait qu’ils n’attaquent presque jamais qu’en nombre supérieur ; qu’avant qu’ils eussent décidé l’assaut du camp il s’écoulerait encore quelques heures, et que, satisfaits d’avoir retrouvé la trace de leurs ennemis, ceux qui le poursuivaient allaient tourner bride pour en reporter la nouvelle à leurs compagnons.

Il ne s’était pas trompé. Les hommes rouges ne tardèrent pas à rebrousser chemin vers le massif d’arbres que leur troupe occupait.

Enchanté du succès de sa ruse, le bandit, après avoir vu disparaître les ennemis, se coucha derrière un pli de terrain, et prêta attentivement l’oreille, prêt à reprendre sa course quand ses sens exercés lui signaleraient le retour du danger. En ne regagnant son camp que quelques minutes avant l’engagement, il espérait aussi, au milieu du tumulte qui devait précéder le combat, échapper aux questions de don Antonio dont il redoutait la perspicacité.

« Nous serions demain soixante à partager ces trésors, se disait-il, si je n’avais fait en sorte qu’au point du jour le nombre en fût diminué d’un bon quart. Puis, tandis que ces brutes rouges et blanches se battront les unes contre les autres, moi… »

Une explosion lointaine, semblable à celle d’une carabine, vint brusquement interrompre les méditations de Cuchillo. Ce bruit, affaibli par la distance, semblait venir du côté du nord.

C’était en effet la direction de la rivière au milieu de laquelle s’élevait l’îlot occupé par Bois-Rosé et ses deux compagnons.

« Il est étrange qu’un pareil son vienne de là-bas, se dit Cuchillo en tournant son regard vers le nord, car le camp des blancs est à l’est, et celui des guerriers rouges à l’ouest. »

Une seconde explosion se fit entendre, puis une troisième, à un assez long intervalle, auxquelles succéda enfin une fusillade bien nourrie. Un moment Cuchillo eut froid au cœur ; il s’imagina qu’un second et nombreux parti de blancs, indépendant de l’expédition qu’il guidait, allait s’emparer des trésors, objet de sa convoitise. Puis encore il craignit que don Antonio n’eût envoyé un détachement, pris dans sa propre troupe, pour s’emparer du val d’Or, et s’y fortifier.

Mais le raisonnement lui démontra bien vite le peu de fondement de ses craintes. Un parti de blancs aurait laissé des traces visibles à ses yeux depuis deux jours qu’il battait la campagne, et, en outre, il n’était pas probable que don Antonio eût osé affaiblir sa troupe en la divisant. Cuchillo reprit donc courage, et, couché derrière le pli de terrain qui le rendait invisible, ainsi que son cheval, il finit par conclure que les détonations devaient venir de quelque parti de chasseurs américains surpris dans le trajet de leur pays à la frontière mexicaine, et aux prises avec les Apaches.

Nous laisserons Cuchillo à ses méditations pour retourner, comme nous l’avons promis, au camp de don Antonio, et suivant l’ordre que nous avons établi en décrivant à vol d’aigle l’aspect du désert et la position des différents personnages qui l’animaient.

La fusillade s’était longtemps prolongée pendant le cours de cette après-midi, et on l’avait entendue dans le camp, où elle avait donné lieu à une foule de conjectures.

Le soir était venu. Des nuages rouges marquaient encore à l’occident la trace enflammée du soleil. La terre, à l’approche de la nuit, commençait à se rafraîchir, et, à mesure que les derniers reflets du couchant pâlissaient, le croissant de la lune devenait de plus en plus lumineux, jusqu’au moment où l’absence du crépuscule permit à la clarté lunaire de remplacer brusquement la lumière du soleil.

C’était un spectacle pittoresque que celui du camp au clair de la lune.

Sur le mamelon qui dominait tout le camp s’élevait, comme nous l’avons dit, la tente du chef de l’expédition surmontée de.sa bannière. Une faible clarté, qu’on voyait en dedans, indiquait que le chef veillait pour tous. Quelques feux, dont les foyers creusés en terre, ou entourés de pierres pour cacher la lueur des braises dont l’éclat eût pu trahir l’emplacement du camp, répandaient à fleur de sol une réverbération rougeâtre.

En cas d’attaque nocturne, des monceaux de fascines, élevés de distance en distance, pouvaient être allumés à la fois et répandre une clarté suffisante pour remplacer le jour. Des groupes d’aventuriers couchés, d’autres occupés à préparer le repas du soir, se mêlaient aux chevaux et aux bêtes de somme qui broyaient leur ration de maïs dans des auges de toile. L’insouciance et la résolution qu’à la clarté de la lune on lisait sur le visage bronzé des hommes, prouvaient qu’ils s’en rapportaient pleinement du soin de leur défense à la vigilance du chef qu’ils avaient choisi.

Au pied de la tente, un homme était insoucieusement couché comme un dogue qui veille auprès de son maître. À ses longs cheveux, à la guitare qui reposait près de sa carabine, aux débris de manteau dont il se drapait, il était facile de reconnaître le gambusino Oroche. Son temps semblait partagé entre la contemplation d’un ciel étincelant d’étoiles et le soin d’entretenir au pied du monticule un feu de branchages verts dont la fumée s’élevait en une colonne verticale argentée par la lune.

Au delà des retranchements ses rayons blanchissaient au loin la plaine, et la brume, irisée par leur reflet, couvrait à l’ouest du camp les sommités d’une chaîne de montagnes qu’on voyait à l’horizon. Enfin, derrière les chariots, ils éclairaient les sentinelles qui se promenaient, la carabine au bras et l’œil aux aguets.

Parmi les divers groupes d’hommes couchés çà et là, nous retrouvons Benito, le domestique de don Estévan, Baraja et Pedro Diaz. Tous trois s’entretenaient à voix basse.

« Seigneur don Benito, demandait Baraja au vieux domestique, vous qui êtes si habile à expliquer tous les bruits du désert ou des bois, pourriez-vous nous dire ce que signifient les coups de fusil que nous avons entendus toute cette après-midi ?

— Je connais peu les Indiens ; cependant…

— Voyons, dit Baraja, pas de réticences effrayantes comme vous saviez si bien les faire lors de cette fameuse nuit des tigres.

— Cependant, reprit le domestique, j’ai été fait prisonnier par eux dans ma jeunesse, et, à moins qu’ils ne fassent subir à quelque malheureux captif le supplice qu’ils m’ont infligé, je ne devine point quelle peut être la cause de la fusillade que nous avons entendue.

— Croyez-vous donc qu’ils aient pu faire quelque prise dans ces déserts ?

— Pourquoi pas ? répondit le vieux pâtre à cette nouvelle interrogation de Baraja. Depuis deux jours notre ami Cuchillo n’est pas revenu, et je crains bien que ce ne soit à ses dépens que ces démons prennent leurs ébats. Si c’est le même traitement que j’ai subi, Dieu veuille avoir son âme !

— Mais de quel traitement parlez-vous ? Ce supplice ne doit pas être si horrible, puisque vous y avez échappé.

— Vous croyez ? Eh ! je vous déclare que d’avoir la peau du crâne enlevée, d’avoir le corps déchiré en morceaux, d’être brûlé à petit feu, que tous les tourments en un mot qu’ils inventent ne sont rien en comparaison.

— Demonio, reprit Baraja, ce n’est, je pense, que lorsqu’ils sont exaspérés que les Indiens s’amusent à vous torturer ainsi ?

— C’est quand ils sont de bonne humeur ; car il est très-rare qu’ils ne soient pas contents quand ils ont fait quelques prisonniers. Ainsi, le malheur voulût-il que vous tombassiez entre leurs mains, ami Baraja, priez Dieu que les Apaches soient d’humeur joviale, ce jour-là, et vous en serez quitte pour un supplice atroce, mais du moins fort court.

— Cinq ou six minutes, je suppose !

— Cinq ou six heures, quelquefois plus, mais… »

Benito fut interrompu par l’arrivée d’Oroche.

« Seigneur Diaz, dit ce dernier, don Estévan a besoin de vous entretenir un instant, et vous prie de passer jusqu’à sa tente. »

Diaz se leva et suivit Oroche, laissant Baraja et Benito continuer leur conversation.

« J’ai remarqué l’air soucieux de don Estévan, dit Benito. Quoiqu’il n’ait jamais été bien gai depuis le départ de l’hacienda, et surtout depuis le moment où ce jeune homme a été précipité dans le torrent par son cheval, il m’a semblé aujourd’hui plus préoccupé que d’habitude. »

Baraja n’était pas sans quelque remords de conscience à cette occasion, car si l’on se rappelle le rapport de Pepe le Dormeur au Canadien, l’aventurier avait été un de ceux qui avaient fait feu à leur tour sur l’Espagnol et sur Fabian. Il détourna donc la conversation pour la reprendre au point où elle avait été interrompue.

« Vous disiez donc, répéta-t-il, que ce supplice durait cinq ou six heures, quelquefois plus, mais…

— Mais jamais moins. Vous allez, du reste, juger d’après mon récit, que six heures de supplice valent quelquefois mieux que vingt-quatre, car, de tous les genres de mort, le plus cruel est de mourir de peur.

— Au diable vos histoires ! s’écria Baraja : je ne sais pourquoi j’ai la manie de vous interroger ainsi.

— C’est effrayant, mais instructif, et comme vous pouvez d’un moment à l’autre tomber entre les mains des Indiens, il est bon de savoir ce qui peut vous attendre en pareil cas ; c’est toujours une consolation à défaut d’une meilleure.

— Finissez-en donc ! dit Baraja en gémissant. Je vois qu’à tout prendre, le métier de chercheur d’or est un abominable métier.

— À tort ou à raison, j’ai toujours pensé, continua le narrateur, qu’il n’arrive jamais que ce qui doit arriver, et que, par conséquent, on ne doit s’effrayer de rien. Aussi, quand je tombai aux mains des Indiens, je me dis qu’ils avaient beau faire, que si je ne devais pas mourir je ne mourrais pas. Or, les Indiens, ce jour-là, étaient d’humeur massacrante, car nous leur avions tué pas mal de guerriers dans une escarmouche. Ils délibérèrent d’abord, ce que je compris à leurs gestes, pour décider si je serais scalpé, écorché vif ou coupé en morceaux. Enfin, un chef, dont l’irritation était extrême, persuada ses guerriers de m’attacher au poteau, pour leur servir de but au tir de la carabine.

« Ils avaient une longue journée à perdre, et je devais, pendant ce temps, faire les frais de leur amusement. J’avais compris quelques mots de leur discours, et je me dis que puisque, contre l’habitude, je ne devais être ni scalpé ni rôti vif, je pourrais bien échapper à toute autre chose. En effet, depuis le lever du soleil jusqu’au coucher, je servis de but à leurs carabines. Chacun des guerriers s’avançait à son tour, me visait à la tête et faisait feu. J’essuyai ainsi deux cent quatre-vingt-quatre coups de carabine, ni plus ni moins : je comptais pour me distraire, car le temps me semblait fort long.

— Je le crois, s’écria Baraja d’un ton de conviction. Mais, seigneur don Benito, vous nous la donnez belle avec vos deux cent quatre-vingt-quatre coups de carabine.

— Je n’en puis rabattre un seul. Je vous ai dit que les Indiens étaient fort irrités ; et, pour se soulager, ils essayaient de me faire mourir de peur. Les plus mauvais tireurs, qui auraient pu me tuer roide, ne me visaient qu’à poudre. Je l’ai su depuis. Les meilleurs tiraient à balle. Plus de deux cents fois je sentis le sifflement du plomb soulever les mèches de mes cheveux. Puis, voyant que cette horrible appréhension ne m’avait pas tué, ils me relâchèrent.

« J’étais resté douze heures au poteau, et je puis dire que j’avais été fusillé deux cent quatre-vingt quatre fois. Croyez-vous, acheva le conteur, que ce n’était pas un traitement plus atroce qu’un vrai supplice, et quand l’approche d’une seule mort cause parfois tant de défaillance et d’angoisse au plus brave, ce n’est pas une torture infernale de recommander son âme à Dieu vingt fois par heure, c’est-à-dire toutes les trois minutes ? car, à chaque instant, je croyais que ce jeu barbare touchait à sa fin et que chaque coup allait être le dernier. »

Les deux causeurs gardèrent un instant le silence : Benito se rappelant les souvenirs de sa jeunesse et plongé dans ses méditations ; Baraja prêtant l’oreille, pour ainsi dire, au silence du désert dans lequel s’accomplissaient de si horribles drames.

L’idée d’un supplice atroce qui pouvait durer cinq ou six heures, quelquefois plus, mais jamais moins ; ces deux cent quatre-vingt-quatre coups de carabine dont le vieux pâtre ne voulait pas rabattre un seul, tout cela assombrissait la pensée de Baraja.

Et cependant une invincible curiosité le poussait malgré lui à continuer ses interrogations au vieillard.

« Ainsi vous croyez, dit Baraja en reprenant la parole, que c’est peut-être l’un des nôtres qui a servi à l’amusement des Indiens ?

— Cuchillo ou Gayferos, l’homme qu’on a envoyé sur ses traces, l’un ou l’autre, ou bien tous deux, reprit Benito, et plaise à Dieu qu’ils aient eu la force de ne pas révéler notre présence en ces lieux.

— Le craignez-vous ? dit Baraja.

— Ces Indiens sont curieux en diable, et ils ont, pour vous arracher vos secrets, des procédés en comparaison desquels ceux de la sainte Inquisition n’étaient que jeux d’enfants ; et quoique, grâce à l’adresse de Pedro Diaz, ils aient perdu notre piste, une indiscrétion de l’un des captifs peut les amener à notre camp.

— C’est effrayant ce que vous me dites, murmura Baraja.

— Mais instructif, je vous le répète. Vous vous rappelez la nuit des jaguars ?

— Plût à Dieu que j’y fusse encore ! au moins nous n’avions affaire qu’à deux tigres ; et ici à combien de démons rouges ? on n’ose le calculer.

— Une centaine à peine, reprit flegmatiquement l’ancien pâtre ; il est rare qu’ils marchent en plus grand nombre. Eh bien, pour en revenir à la nuit de la Poza, l’effroi de nos chevaux vous effrayait vous-même ; mais il vous instruisait du danger. Sauf la peur que je n’ai pas, je joue à votre égard le rôle des chevaux dont l’instinct… »

Le vieux vaquero s’interrompit pour tourner la tête de droite et de gauche.

« Dont l’instinct ne les trompe jamais, reprit-il. Eh ! tenez, voilà les mules qui cessent de broyer leur maïs et qui semblent écouter. »

Baraja tressaillit visiblement.

« Voici le noble cheval de bataille de Pedro Diaz qui allonge le cou comme s’il flairait le danger dont son maître et lui semblent si avides.

— Eh bien, qu’est-ce que cela prouve ?

— Rien encore ; mais si ces animaux, au lieu de cesser de manger, ou celui-ci d’ouvrir les naseaux et de tendre le cou, frissonent et ronflent sourdement, cela voudra dire que les Indiens ne sont plus loin. Comme à l’odeur du jaguar, les animaux domestiques frissonnent à l’odeur seule des Indiens. Ils reconnaissent en eux des maîtres, car, on ne peut le nier, ces démons seuls ont conservé le sauvage et majestueux aspect des rois de la création.

— Caramba ! dit Baraja, allez-vous entonner les louanges des Indiens comme celles des tigres ?

— Pourquoi pas ? Je rends au besoin justice à mes ennemis. Mais rassurez-vous, les mules se sont remises à manger, et le cheval de Diaz semble s’être alarmé à tort. Jetons un coup d’œil autour du camp. »

En disant ces mots, Benito se leva, suivi de Baraja, que ces récits effrayaient et fascinaient à la fois ; il se glissa sous les chariots pour consulter l’immensité silencieuse qui les environnait. Mais rien n’était de nature à faire pressentir l’approche d’un danger.

Un des cavaliers mis en sentinelle vint à passer, son mousquet au bras.

« N’avez-vous rien vu, rien entendu ? demanda l’ex-hacendero.

— Je n’ai rien vu, repartit la sentinelle. J’ai cru seulement entendre un hennissement de cheval sortir de l’un de ces petits vallons que vous voyez là-bas ; mais je me serai trompé sans doute. Malgré tout, je suis étonné que ni Cuchillo ni Gayferos ne reviennent. »

En achevant ces mots, le cavalier reprit sa promenade, et les deux causeurs vinrent se rasseoir à la place qu’ils occupaient.

« C’est une imprudence, reprit Benito, au milieu de toutes les précautions que don Estévan de Arechiza n’a cessé de prendre, d’avoir entretenu cette colonne de fumée toute l’après-midi, et maintenant encore. Par un ciel serein comme celui-ci, c’est une indication qui se voit de loin.

— J’en conviens, reprit Baraja ; mais vous savez que Cuchillo, notre guide, avait besoin d’un indice qui l’aidât à se retrouver. L’humanité d’un côté et notre intérêt personnel de l’autre exigeaient que le chef prît celle précaution, toute dangereuse qu’elle est.

— L’humanité, je ne dis pas ; mais notre intérêt personnel ! Qu’advient-il au voyageur qui suit, la nuit, les feux follets dans les marais ? de tomber dans une fange mouvante qui l’engloutit. Eh bien, entre nous, Cuchillo, d’après sa physionomie, me semble être un de ces guides sur les pas desquels les mines d’or n’aboutissent qu’à des fondrières.

— N’avez-vous pas entendu les bruits qui se sont propagés parmi les hommes de notre expédition ?

— Quoi ? Que cette expédition n’a pas été entreprise au hasard comme celles qui l’ont précédée, et que don Estévan connaît dans ces déserts l’existence d’un immense placer ?

— Sans doute il en connaît l’existence, car je parierais que ces bruits sont fondés, mais il n’en connaît pas l’emplacement, et j’ai de bonnes raisons pour croire que Cuchillo en sait à cet égard plus long qu’il n’en veut dire, et que sa mort serait pour nous une perte irréparable.

— J’en doute, reprit le vieux domestique en secouant la tête ; la figure de Cuchillo est de celles qui ne trompent pas un œil exercé. Je désire me tromper, du reste.

— Bah ! vous voyez tout en noir.

— Il est de fait que je dois vous paraître comme ces oiseaux de mauvais augure qui n’annoncent que de sinistres nouvelles. Personne moins que moi ne redoute le danger, et cependant il me semble que Dieu m’a donné un sens plus exercé pour le pressentir ; ce soir même, je ne sais quelle voix intérieure m’avertit de prendre garde à moi ; et pourquoi, à tout prendre ? Qui peut empêcher ce qui doit arriver ? Ah ! voilà ces animaux qui cessent encore de manger pour écouter !

— Pourvu qu’ils n’aillent pas se mettre à frissonner, dit Baraja.

— Qu’y faire ? reprit le vieux pâtre. Quant à moi, si vous le trouvez bon, je vais m’étendre sur mon manteau pour dormir. »

Et joignant le geste aux paroles, Benito s’enveloppa de sa couverture de laine comme il s’enveloppait de son fatalisme, et s’étendit par terre, la tête appuyée sur un des bâts entassés au pied des retranchements.

Mais Baraja était loin d’avoir la même doctrine que l’ancien pâtre. Son imagination lui retraçait mille fantômes effrayants qui surgissaient dans l’obscurité toujours si imposante du désert. Il lui semblait entendre à chaque instant les hurlements des Indiens troubler le silence profond qui cachait des périls dont le moindre était suffisant pour faire dresser les cheveux. La nuit surtout, l’homme le plus brave a de ces moments de faiblesse, et, sans avoir précisément un courage à toute épreuve, l’hacendero ruiné était loin d’être lâche.

Il essaya, mais en vain, d’imiter la résignation de son compagnon et de s’endormir aussi ; mais il était trop novice dans cette carrière de dangers et d’aventures pour avoir l’insouciance philosophique de Benito. Loin de croire, comme lui, qu’il n’y avait qu’à courber la tête devant un danger inévitable, l’ex-hacendero était d’avis que le meilleur moyen de l’éviter était de le fuir. Toutefois, dans ces solitudes que la clarté de la lune faisait resplendir comme un lac, où la mort pouvait être partout, il eût été aussi dangereux de fuir du camp que d’abandonner un navire en détresse pour demander son salut au terrible Océan, que parcourt le requin affamé.

Après une longue journée de marche, tous les aventuriers dormaient étendus sur le sable ; les sentinelles seules veillaient et faisaient crier le gravier sous leurs pas. Le silence, que nul autre bruit ne troublait, finit par rassurer Baraja, quand le vent du soir lui apporta encore quelques-unes de ces explosions lointaines qu’on avait entendues pendant le jour. Cette circonstance démentait les assertions de l’ancien vaquero relatives au supplice des prisonniers.

Baraja poussa du coude le vieux domestique.

« On tire encore par là-bas, » dit-il.

Le vaquero prêta l’oreille.

« C’est vrai. Mais si ce n’est pas signe que Cuchillo ou Gayferos servent de but aux carabines indiennes, je m’en réjouis et vous souhaite une bonne nuit. Dormez aussi, ami Baraja ; dans les déserts, le temps est précieux pour le sommeil, quoique à chaque minute on soit exposé à s’endormir pour l’éternité. »

Après cet effrayant aphorisme, le vieux vaquero avait ramené son manteau de laine sur ses yeux pour les préserver des rayons mortels de la lune, quand les ronflements sourds des mules de charge lui firent de nouveau lever la tête.

« Ah ! dit-il, les démons rouges rôdent non loin d’ici. »

Un hennissement qui s’éleva du fond de la plaine, accompagné d’un cri d’alarme, se fit entendre au loin, en même temps qu’un cavalier accourait à toute bride.

Et, comme pour dernier signal du danger, l’instinct fit taire les animaux ; à leurs ronflements sourds succéda un frisson de terreur que le vent du soir semblait leur apporter de la prairie de l’ouest.

« C’est Cuchillo ! » s’écria le vaquero à l’aspect du cavalier qui avançait au galop ; puis il ajouta tout bas, de manière que Baraja seul l’entendît :

« Que le voyageur prenne garde quand le feu follet danse dans la plaine ! »