Le Coureur des bois (Gabriel Ferry)/I/XXVII

Librairie Hachette et Cie (1p. 249-258).

CHAPITRE XXIV

LE DÉSERT À VOL D’OISEAU.


Environ quinze jours après le dernier des événements que nous avons racontés, c’est-à-dire la chute et la disparition de Tiburcio Arellanos, ou plutôt de Fabian de Mediana, dans le Salto de Agua, d’autres scènes allaient avoir lieu dans une partie des déserts qui s’étendent depuis le préside de Tubac jusqu’aux frontières américaines. Mais, avant de faire retrouver les acteurs, décrivons le théâtre sur lequel ils vont de nouveau se rencontrer.

Les vastes plaines qui séparent le Mexique des États-Unis ne sont guère connues que par les rapports assez vagues des chasseurs ou des chercheurs d’or, dans la partie du moins arrosée par le rio Gila et ses affluents. Cette rivière, qui prend sa source dans les montagnes lointaines du Nord, parcourt seule, sous différents noms, une immense étendue de terrain sablonneux, sans arbres, et dont l’aride monotonie n’est interrompue que par des ravins creusés par les eaux des pluies ; ces eaux, dans leur course vagabonde, ravagent sans féconder.

C’est sur l’un des points distants de soixante lieues à peu près du préside de Tubac et de quelques centaines de lieues des limites des États-Unis, que le lecteur voudra bien se transporter.

Le soleil, en s’inclinant vers l’occident, lançait déjà des rayons plus obliques. C’était l’heure où le vent, quoique encore réchauffé par la réverbération des sables embrasés, semble toutefois ne plus sortir de la bouche d’une fournaise. Il pouvait être environ quatre heures de l’après-midi. De légers nuages blancs qui commençaient à se colorer d’une teinte rose indiquaient que le soleil était aux deux tiers de sa course.

Au milieu de l’immensité du ciel, dont l’azur foncé disparaissait çà et là sous des groupes de vapeurs légères, un aigle aux ailes immobiles planait au-dessus du désert. C’était le seul habitant des plaines de l’air.

Du point élevé où le roi des oiseaux se balançait majestueusement, son œil perçant pouvait apercevoir, sur la surface de plaines immenses, des créatures humaines, les unes réunies, les autres à une assez grande distance pour n’être visibles qu’à lui seul, et ne pas se voir les unes les autres.

Perpendiculairement au-dessous de lui s’étendait une espèce de cirque irrégulier, formé par une haie naturelle de grands cactus aux pointes aiguës et de nopals épineux. Quelques rares buissons de fer mêlaient leur pâle feuillage aux nopals et aux cactus.

À l’une des extrémités de cette enceinte un mamelon élevé de quelques pieds, dont le sommet était aplati, la dominait de tous les côtés. Puis, tout autour de ce retranchement, à la construction duquel la main de l’homme était étrangère, s’étendaient des terrains calcaires, des landes sablonneuses ou une succession de petites collines, qui semblaient autant de vagues immobiles dans cet océan de sable.

Une troupe, composée de soixante cavaliers environ, avait mis pied à terre dans l’enceinte. Les flancs des chevaux fumaient comme après une marche forcée. C’était un bruit confus de cris, de hennissements de chevaux, de cliquetis d’armes de toute espèce, car ce corps de cavalerie ne paraissait pas être régulier. Des lances aux banderoles rouges et flottantes, des mousquets, des carabines, des fusils à deux coups étaient encore attachés à l’arçon des selles. Parmi les cavaliers, les uns pansaient leurs chevaux ; d’autres, couchés sur le sable, à l’ombre rare des cactus, ne songeaient qu’à se reposer avant tout de la fatigue d’une de ces journées brûlantes, pendant lesquelles le soleil ardent de la zone torride roidit les membres aussi bien que le froid de la zone glaciale.

Un peu plus loin, des mules de charge rejoignaient l’endroit choisi pour la halte, et, plus loin encore, derrière elles, des chariots pesamment chargés, au nombre de vingt, marchaient sur une file tortueuse, et arrivaient à leur tour, au pas plus lent des mules de trait.

Enfin, ce que l’œil d’aucun des cavaliers ou conducteurs de chariots ne pouvait voir, et que l’œil de l’aigle devait découvrir encore sans peine, était, dans la direction qu’avaient dû suivre les voyageurs, des cadavres d’hommes et d’animaux épars dans ces plaines arides, et qui marquaient le sanglant passage de cette expédition d’aventuriers, au milieu de combats récents et sous les rigueurs d’un ciel de feu. On a déjà reconnu sans doute la troupe des chercheurs d’or, aux ordres de don Estévan.

Lorsque les mules et les chariots eurent rejoint la halte, il y eut un moment de confusion, mais qui ne dura que quelques minutes. Les chariots ne tardèrent pas à être déchargés, les mules à être dételées et les chevaux à être dessellés. Les chariots furent alors entrelacés les uns dans les autres avec des chaînes de fer, timon contre timon, et les bâts des mules, les selles des chevaux, formant divers tas, servirent, avec les cactus et les nopals, à combler les intervalles laissés entre les roues, de manière à improviser une formidable barricade.

Les animaux furent attachés aux chariots, on dressa des ustensiles de cuisine à côté des fascines apportées dans les voitures.

Une forge portative fut établie, et cette colonie, qui semblait surgir de terre comme par miracle, fut bientôt en pleine activité. L’enclume retentissait des coups de marteau qui façonnaient les fers des chevaux ou les cercles des roues.

Un cavalier richement vêtu, mais dont la poussière et le soleil avaient fané les vêtements, était resté seul en selle au milieu du camp, monté sur un bon cheval alezan brûlé ; ses regards se portaient avec sollicitude sur ce qui se passait autour de lui. Dans ce cavalier il était facile de reconnaître le chef de la troupe, le duc de l’Armada.

Trois hommes, pendant ce temps, s’occupaient à fixer en terre, au haut du mamelon, les piquets d’une tente de toile ; quand elle fut dressée on vit s’élever et flotter à son sommet une bannière rouge, sur laquelle était peint un écusson portant d’azur à six étoiles d’or, avec cette devise : Je veillerai. Le cavalier descendit alors de cheval, et après avoir, à ce qu’il semblait, donné un ordre à un de ses hommes, qui remonta en selle et s’éloigna du camp, il entra sous la tente d’un air pensif.

Tous ces préparatifs avaient à peine employé l’espace d’une demi-heure, tant l’habitude paraissait les avoir simplifiés.

À droite du camp, dans la direction de l’orient, mais loin derrière les ondulations des collines, s’élevait du sein des sables un large massif de gommiers et de bois de fer, seuls arbres que produisaient ces plaines arides.

Une seconde troupe de cavaliers avait fait halte à l’ombre de ce massif. Là, il n’y avait ni chariots, ni mules de charge, ni retranchement d’aucune espèce ; mais ce n’était pas le seul contraste qu’offrait cette dernière troupe avec la première. Elle paraissait plus nombreuse du double. Au teint de bronze florentin des cavaliers, les uns presque nus, les autres couverts de vêtements de cuir flottants et de panaches ondoyants de plumes d’aigle, au vermillon vif, à l’ocre jaune dont leurs figures étaient peintes, aux ornements sauvages de leurs chevaux, il était facile de reconnaître un parti d’Indiens en campagne.

Dix d’entre eux, les chefs sans doute, gravement assis en rond autour d’un foyer qui jetait plus de fumée que de flamme, se passaient de main en main le calumet ou la longue pipe du conseil. L’armure complète de chacun de ces chefs, c’est-à-dire an bouclier de cuir terminé par une frange épaisse de plumes, semblables à celles de leurs bizarres coiffures, une longue lance, un casse-tête et un couteau, étaient déposés sur le sable auprès d’eux.

À quelque distance du foyer, assez loin pour ne pas entendre les délibérations du conseil, cinq guerriers tenaient chacun en main deux chevaux bizarrement harnachés de selles de bois recouvertes d’un cuir cru et de peaux de renard qui ornaient leurs croupières. C’étaient les dix chevaux des chefs ; les cinq guerriers semblaient en contenir l’ardeur à grand’peine. Tout en passant le calumet à celui des chefs assis à côté de lui, l’un d’eux montrait aux autres, du doigt, un point à l’horizon.

Les yeux d’un Européen n’eussent vu sur l’azur du ciel qu’un petit nuage grisâtre de plus ; mais l’œil de l’Indien y discernait une légère colonne de fumée qui s’élevait en tournoyant de l’enceinte du camp des blancs.

En ce moment un messager indien apportait sans doute quelque nouvelle importante, car tous les cavaliers se groupèrent autour de lui.

Maintenant, entre la halte des Indiens et le retranchement des blancs, l’œil de l’aigle découvrait un autre cavalier, mais seul et hors de la portée de la vue des blancs et des Indiens. C’était sans doute celui à la recherche duquel était l’homme que nous venons de voir sortir du camp des chercheurs d’or.

Ce cavalier montait un cheval gris pommelé ; il était arrêté, et son cheval, le cou tendu et les naseaux ouverts, semblait, comme celui qui le montait, chercher une trace encore invisible. Le cavalier portait le vêtement de cuir des blancs ; son teint en outre, quoique basané, et son épaisse barbe noire, le désignaient suffisamment comme appartenant à la race blanche.

L’homme à cheval, c’était Cuchillo, reprit tout d’un coup sa course à travers le désert, puis il fit gravir à son cheval le sommet d’une des éminences de la plaine. Là, son regard sembla frappé d’un double objet, car ses yeux se portèrent alternativement sur la colonne de fumée qui s’élevait du camp des aventuriers, et sur le bivouac des Indiens.

Mais les Indiens l’aperçurent aussi, car un long hurlement, comme celui de cent panthères, s’éleva vers le ciel, et le roi des oiseaux, effrayé de ce tumulte, se perdit bientôt comme un point noir au milieu des nuages.

Le bandit s’enfuit à toute bride vers la colonne de fumée, quand il vit les Indiens s’élancer à sa poursuite comme les loups affamés en chasse d’un daim.

Enfin, un peu plus loin, encore à l’horizon, et placé de manière à faire un triangle avec les deux camps rouge et blanc, un autre groupe d’hommes à peine visible à l’aigle lui-même se distinguait faiblement au milieu d’une légère brume. Cette vapeur était produite par les exhalaisons d’une assez large rivière dont les bords étaient ombragés d’arbres, et qui baignait dans son cours une espèce d’îlot de verdure touffue. C’était au milieu de cet îlot qu’étaient momentanément ces divers personnages. Mais étaient-ils deux, trois ou quatre, c’est ce que la brume empêchait de distinguer. Cependant ils ne devaient pas excéder ce dernier nombre.

Cette partie du désert, dont nous avons fait connaître les divers hôtes, se terminait à la rivière en question. Elle coulait de l’est à l’ouest, se divisait en deux branches, à une lieue plus à l’ouest que l’îlot, et formait un vaste delta auquel une chaîne de collines servait de limites ; mais un brouillard épais couvrait ces collines, et l’œil de Dieu eût pu seul pénétrer au delà de ce voile de vapeurs qui, à mesure que le soleil s’inclinait, offrait des teintes plus vives de violet et d’azur.

C’est dans ce delta, de plus d’une lieue carrée, à peu près à distance égale de la chaîne de collines et de la fourche formée par la rivière, que se trouve le val d’Or.

Pour ne pas fatiguer davantage l’attention du lecteur, et ne pas présenter plus longtemps à ses yeux des ombres silencieuses, nous rendons à ces ombres d’abord la pensée, puis la parole et enfin l’action simultanée. Poussés vers un même but, les uns par un intérêt contraire, les autres par une intention rivale, ces divers groupes de personnages, isolés ou réunis, vont bientôt se choquer comme les lames, soulevées par des vents opposés, se heurtent et se brisent les unes contre les autres, dans l’immensité de l’Océan.

Par suite d’une manœuvre habile de Pedro Diaz, l’expédition, à la veille d’arriver au val d’Or, avait pu dissimuler aux Indiens la direction qu’elle suivait depuis deux jours. Mais soixante compagnons, avec lesquels Cuchillo devait partager, ne faisaient pas le compte du bandit ; il fallait en diminuer le nombre, et, sous prétexte de reconnaître la route, il s’était séparé depuis deux jours de ses camarades. Plein de confiance dans sa connaissance pratique de ces déserts et dans l’agilité de son cheval, Cuchillo voulait attirer de nouveau les Indiens sur les traces de l’expédition.

C’était pour lui indiquer sa route en cas d’accident qu’on avait allumé dans le camp un feu dont la fumée devait le guider ; c’était pareillement pour battre la campagne et le retrouver que don Antonio de Mediana avait envoyé le messager qu’on a vu s’éloigner des retranchements. Cuchillo, en effet, était le seul parmi tous ces aventuriers, qui pût servir de guide à l’expédition et la conduire au val d’Or. Une pensée plus audacieuse germait aussi dans le cœur de Cuchillo ; mais l’exécution de son projet ne devait le conduire qu’à un affreux châtiment, qu’il méritait si bien. Ce n’est pas encore le moment d’en parler.

Un coureur, nous l’avons dit, était arrivé avec des nouvelles en apparence importantes au camp des Indiens. Ce coureur, en cherchant les blancs qu’il poursuivait, s’était avancé jusque sur les bords de la rivière ; caché par les saules qui la bordaient, il avait aperçu, au milieu d’une petite île, trois de leurs ennemis blancs.

Ces trois hommes, d’après le signalement de l’Indien, ne pouvaient être que le Canadien Bois-Rosé, Pepe l’Espagnol et Fabian de Mediana, devenu leur compagnon d’aventures. C’était, en effet, le trio d’amis qu’on ne retrouvera peut-être pas sans quelque satisfaction.

Nous avons laissé Bois-Rosé et Pepe le Dormeur, quinze jours avant ce moment, sur les bords du gouffre dans lequel le jeune Espagnol, surexcité par le récit que lui avait fait l’ex-miquelet de l’assassinat de sa mère et livré à l’aveugle impétuosité de sa fureur, avait manqué de trouver son tombeau. Heureusement la chute n’avait été mortelle que pour le cheval ; le cavalier, miraculeusement préservé, avait échappé au sort qui devait l’attendre au fond du Salto de Agua.

Les trois amis reprirent donc la poursuite que la chute de Fabian avait forcément suspendue ; mais obligés de suivre à pied la même route que leurs ennemis à cheval, Fabian et les deux chasseurs n’arrivèrent à Tubac que le jour même où l’expédition en était partie, c’est-à-dire qu’après avoir perdu un jour par suite de la chute de Fabian, ils n’en avaient mis que cinq pour faire environ soixante lieues.

Là il devenait plus facile de suivre la colonne d’aventuriers retardée dans sa marche par les chariots chargés de lourds bagages ; dix jours de route avaient donc conduit les trois intrépides compagnons au même point que l’expédition. Quoique forcés par le soin de leur sûreté de suivre un chemin différent de celui qu’elle avait pris, ils avaient rarement perdu de vue les feux de ses bivouacs depuis sa sortie du préside. Toutefois, entouré comme il l’était, don Antonio n’était pas une proie facile à saisir.

Quand le coureur indien, dont nous avons parlé, eut terminé son rapport, les guerriers apaches qui composaient le conseil délibérèrent de nouveau sur la résolution qu’ils devaient prendre. Jusqu’alors, parmi les ennemis qu’ils avaient combattus dans cette dernière campagne, il n’y avait pas deux hommes à qui pût s’appliquer le portrait que l’espion avait fait de Bois-Rosé et de Pepe le Dormeur. Le plus jeune des dix chefs, appelé à donner son avis le premier, aspira lentement la fumée de sa pipe, et dit :

« Les blancs ont tantôt les jambes du cerf, tantôt le courage du puma, ou les ruses du chacal. Ils ont su dérober leurs traces depuis deux jours à des yeux qui pourraient reconnaître celles de l’aigle dans l’air ; c’est encore une ruse de leur part de disséminer leurs guerriers sur la surface du désert ; c’est vers l’ilot de la rivière de Gila qu’il faut aller les chercher. J’ai dit. »

Après un moment de silence, un des autres chefs prit la parole :

« Les blancs ont sans doute mille ruses à leur service, dit-il ; mais ont-ils celle de grandir leur stature ? Non. S’ils pouvaient au contraire se faire si petits que l’œil indien ne pût les apercevoir, ils le feraient. Nos ennemis arrivent du sud ; ceux qu’on vient de découvrir arrivent du nord ; ce n’est donc pas vers l’îlot qu’il faut marcher. »

Au milieu de ces deux avis contradictoires, les hurlements des Indiens, à l’aspect de Cuchillo, éclatant tout à coup, forcèrent les chefs apaches à suspendre leurs délibérations jusqu’au moment où les guerriers qui avaient poursuivi le bandit revinrent apporter la nouvelle qu’ils avaient retrouvé la trace du camp des blancs. Alors le second chef qui avait parlé, homme d’une haute stature et d’un teint plus foncé que la plupart de ses compatriotes, ce qui lui avait fait donner le nom de l’Oiseau-Noir, reprit :

« J’ai dit que les hommes qui viennent du nord ne pouvaient faire partie de ceux qui viennent du sud. J’ai toujours vu le sud et le nord ennemis l’un de l’autre comme les vents qui soufflent de ces deux côtés. Envoyons un exprès aux trois guerriers de l’île pour qu’ils se joignent à nous contre les guerriers aux chariots, et l’Indien se réjouira de la mort des blancs par les blancs. »

Mais cette alliance, que dictaient la prudence et la connaissance des hommes, ne trouva pas d’appui dans le conseil. Seul de son avis, l’Oiseau-Noir dut céder, et il fut convenu que le gros de la troupe marcherait contre le camp, et qu’on enverrait un détachement vers l’île.

Un quart d’heure après, cent guerriers s’avançaient dans la direction du camp, tandis que vingt autres guerriers éprouvés se dirigeaient vers l’îlot, altérés du sang des trois personnages qu’il abritait momentanément.