Paul Ollendorff (Tome 2p. 69-76).
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Première Partie — 9


Ainsi, la griserie des passions qui l’entouraient se communiquait à Christophe. Ensuite, il s’étonnait de ces accès d’éloquence. Mais il n’y attachait pas d’importance. Il s’amusait de cette excitation légère, qu’il attribuait à la bouteille. Il regrettait seulement que la bouteille ne fût pas meilleure ; et il vantait ses vins du Rhin. Il continuait de se croire détaché des idées révolutionnaires. Mais il se produisait ce phénomène singulier que Christophe apportait à les discuter, voire à les soutenir, une passion croissante, tandis que celle de ses compagnons semblait, par comparaison, décroître.

Par le fait, ils avaient moins d’illusions que lui. Même les meneurs les plus violents, ceux qui étaient le plus redoutés par la bourgeoisie, étaient incertains au fond et diablement bourgeois. Coquard, avec son rire d’étalon qui hennit, faisait la grosse voix et des gestes terribles ; mais il ne croyait qu’à demi à ce dont il parlait : plaisir de parler, de commander, d’agir ; il était un hâbleur de la violence. Il perçait à jour la lâcheté bourgeoise, et il jouait à la terroriser, en se montrant plus fort qu’il n’était ; il ne faisait pas de difficultés pour en convenir avec Christophe, en riant. Graillot critiquait tout, tout ce qu’on voulait faire : il faisait tout avorter. Joussier affirmait toujours, il ne voulait jamais avoir tort. Il voyait très bien le vice de son argumentation, et il ne s’en obstinait que davantage ; il eût sacrifié la victoire de sa cause à l’orgueil de ses principes. Mais il passait d’accès de foi têtue à des accès de pessimisme ironique, où il jugeait amèrement le mensonge des idéologies et l’inutilité de tous les efforts.

La plupart des ouvriers étaient de même. Ils tombaient, en un moment, de la soûlerie des paroles au découragement. Ils avaient des illusions immenses ; mais elles ne reposaient sur rien ; ils ne les avaient pas conquises péniblement et fabriquées d’eux-mêmes ; ils les avaient reçues toutes faites, par cette loi du moindre effort, qui les menait dans leurs distractions à l’assommoir et au beuglant. Paresse de penser incurable, qui n’avait que trop d’excuses : c’est la bête écrasée qui ne demande qu’à se coucher et ruminer en paix sa pâture et ses rêves. Mais ces rêves cuvés, il n’en restait plus rien qu’une lassitude plus grande et la gueule de bois. Sans cesse, ils s’enflammaient pour un chef ; et peu de temps après, le soupçonnaient et le rejetaient. Le plus triste était qu’ils n’avaient point tort : les chefs étaient attirés, l’un après l’autre, par l’appât de la richesse, du succès, de la vanité ; pour un Joussier, que préservait de la tentation la phtisie qui le minait, la mort à brève échéance, combien d’autres trahissaient, ou se lassaient ! Ils étaient victimes de la plaie qui rongeait les hommes politiques de ce temps, et dans tous les partis : la démoralisation par la femme ou par l’argent, par la femme et par l’argent — (les deux fléaux n’en font qu’un). — On voyait, dans le gouvernement comme dans l’opposition, des talents de premier ordre, des hommes qui avaient en eux l’étoffe de grands hommes d’État — (au temps de Richelieu, ils l’eussent été peut-être) ; — mais ils étaient sans foi, sans caractère ; le besoin, l’habitude, la lassitude de la jouissance les avait énervés ; elle leur faisait commettre, au milieu de vastes projets, des actes incohérents, ou brusquement tout jeter là, les affaires en cours, leur patrie ou leur cause, pour se reposer et jouir. Ils étaient assez braves pour se faire tuer dans une bataille ; mais bien peu de ces chefs eussent été capables de mourir à la tâche, à leur poste, immobiles, le poing au gouvernail et les yeux immuablement fixés sur le but invisible.

La conscience de cette faiblesse foncière coupait les jarrets à la révolution. Ces ouvriers passaient une partie de leur temps à s’accuser mutuellement. Leurs grèves échouaient toujours, par suite des dissentiments perpétuels entre les chefs ou entre les corps de métier, entre les réformistes et les révolutionnaires, — de la timidité profonde sous les fanfaronnades menaçantes, — de l’hérédité moutonnière qui, à la première sommation légale, faisait rentrer sous le joug ces révoltés, — du lâche égoïsme et de la bassesse de ceux qui profitaient de la révolte des autres pour se pousser auprès des maîtres, pour faire valoir et payer cher leur fidélité intéressée. Sans parler du désordre inhérent aux foules, de l’anarchie populaire. Ils voulaient bien faire des grèves corporatives qui eussent tous les caractères révolutionnaires ; mais ils ne voulaient pas qu’on les traitât en révolutionnaires. Ils n’avaient aucun goût pour les baïonnettes. Ils s’imaginaient qu’on pouvait faire l’omelette sans casser d’œufs. En tout cas, ils aimaient mieux que les œufs fussent cassés par d’autres.

Olivier regardait, observait, et il ne s’étonnait point. Tout de suite, il avait reconnu combien ces hommes étaient inférieurs à l’œuvre qu’ils prétendaient réaliser ; mais il avait aussi reconnu la force fatale qui les entraînait ; et il s’apercevait que Christophe, à son insu, suivait le fil de l’eau. Pour lui, qui n’eût demandé qu’à se laisser emporter, le courant ne voulait pas de lui. Il restait au rivage et regardait l’eau passer.

C’était un fort courant : il soulevait une masse énorme de passions, d’intérêts et de foi, qui se poussaient, se heurtaient, se fondaient, avec des bouillonnements d’écume et des remous contradictoires. Les chefs étaient en tête, les moins libres de tous, car ils étaient poussés, et peut-être de tous, ceux qui croyaient le moins : ils avaient cru jadis, ils étaient comme ces prêtres qu’ils avaient tant raillés, enfermés dans leurs vœux, dans la foi qu’ils avaient eue et qu’ils étaient forcés de professer jusqu’à la fin. Derrière eux, le gros du troupeau était brutal, incertain, et de vue courte. Le plus grand nombre croyaient par hasard, parce que le courant allait maintenant à ces utopies ; ils n’y croiraient plus, ce soir, parce que le courant aurait changé. Beaucoup croyaient par besoin d’action, par désir d’aventures, par bêtise romanesque. D’autres, par logique raisonneuse, dénuée de sens commun. Quelques-uns par bonté. Les malins ne se servaient des idées que comme d’armes pour la bataille ; leurs visées étaient immédiates : ils luttaient pour un salaire précis, pour un nombre d’heures de travail. Les pires couvaient l’espoir secret de revanches grossières de leur vie misérable.

Mais le courant qui les portait était plus sage qu’eux, et il savait où il allait. Qu’importait qu’il dût momentanément se briser contre la digue du vieux monde ! Olivier prévoyait qu’une révolution sociale serait aujourd’hui écrasée. Mais il savait aussi qu’elle n’atteindrait pas moins ses fins par la défaite que par la victoire : car les oppresseurs ne font droit aux demandes des opprimés que lorsque ces opprimés leur inspirent la peur. Ainsi, la violence des révolutionnaires ne servait pas moins à leur cause que la justice de cette cause. L’une et l’autre faisaient partie du plan de la force aveugle et sûre qui mène le troupeau humain…


« Car considérez ce que vous êtes, vous que le Maître a appelés. Selon la chair, il n’y a pas parmi vous beaucoup de sages, ni beaucoup de forts, ni beaucoup de nobles. Mais Il a choisi les choses folles de ce monde pour confondre les sages ; et Il a choisi les choses faibles de ce monde pour confondre les fortes ; et Il a choisi les choses viles de ce monde et les choses méprisées et celles qui ne sont points pour abolir celles qui sont… »


Cependant, quel que fût le Maître qui gouvernait les choses, — (Raison ou Déraison), — et bien que l’organisation sociale préparée par le syndicalisme constituât pour l’avenir un progrès relatif, Olivier ne pensait pas qu’il valût la peine, pour Christophe et pour lui, d’absorber toute leur force d’illusion et de sacrifice dans ce combat terre à terre, qui n’ouvrirait pas de mondes nouveaux. Son espoir mystique de la révolution était déçu. Le peuple ne lui semblait pas meilleur, et guère plus sincère que les autres classes ; surtout, il n’était pas assez différent. Au milieu du torrent des intérêts et des passions boueuses, le regard et le cœur d’Olivier étaient attirés par les îlots d’indépendants, les petits groupes de vrais croyants, qui émergeaient çà et là, comme des fleurs sur l’eau. L’élite a beau faire et vouloir se mêler à la foule : elle va toujours à l’élite, — l’élite de toutes les classes et de tous les partis, — ceux qui portent le feu. Et le devoir sacré, c’est de veiller à ce que le feu ne s’éteigne pas dans leurs mains.

Olivier avait déjà fait son choix.