Paul Ollendorff (Tome 2p. 61-68).
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Première Partie — 8


Christophe ne remarquait pas l’isolement et la gêne d’Olivier. Il ne cherchait pas à lire ce qui se passait au fond des gens. Mais il buvait et mangeait avec eux, il riait et il se fâchait. Ils ne se défiaient pas de lui, quoiqu’ils disputassent rudement ensemble. Il ne leur mâchait pas les mots. Dans le fond, il eût été bien embarrassé pour dire s’il était avec eux ou contre eux. Il ne se le demandait pas. Sans doute, si on l’eût forcé de choisir, il eût été syndicaliste contre le socialisme et toutes les doctrines d’État, — cette entité monstrueuse, qui fabrique des fonctionnaires, des hommes-machines. Sa raison approuvait le puissant effort des groupements corporatifs, dont la hache à double tranchant frappe à la fois l’abstraction morte de l’État socialiste et l’individualisme infécond, cet émiettement d’énergies, cette dispersion de la force collective en faiblesses individuelles, — la grande misère moderne, dont la Révolution française est en partie responsable.

Mais la nature est plus forte que la raison. Lorsque Christophe se trouvait en contact avec les syndicats, — ces coalitions redoutables des faibles, — son vigoureux individualisme se cabrait. Il ne pouvait s’empêcher de mépriser ces hommes qui avaient besoin de s’enchaîner ensemble, pour marcher au combat ; et s’il admettait qu’ils se soumissent à cette loi, il déclarait qu’elle n’était pas pour lui. Ajoutez que si les faibles opprimés sont sympathiques, ils cessent tout à fait de l’être quand ils deviennent oppresseurs. Christophe, qui criait naguère aux braves gens isolés : « Unissez-vous ! » eut une sensation désagréable, quand il se vit, pour la première fois, au milieu de ces unions de braves gens, mêlés à d’autres qui étaient moins braves, tous remplis de leurs droits, de leur force, et prêts à en abuser. Les meilleurs, ceux que Christophe aimait, les amis qu’il avait rencontrés dans la Maison, à tous les étages, ne profitaient nullement de ces associations de bataille. Ils étaient trop délicats de cœur et trop timides pour n’en pas être effarouchés ; ils étaient destinés à être, des premiers, écrasés par elles. Ils se trouvaient, vis-à-vis du mouvement ouvrier, dans la situation d’Olivier et des plus généreux parmi les jeunes bourgeois. Leur sympathie allait aux travailleurs qui s’organisent. Mais ils avaient été élevés dans le culte de la liberté : or, c’était ce dont les révolutionnaires se souciaient le moins. Qui, d’ailleurs, aujourd’hui se soucie de la liberté ? Une élite sans action sur le monde. La liberté traverse des jours sombres. Les papes de Rome proscrivent la lumière de la raison. Les papes de Paris éteignent les lumières du ciel. Et M. Pataud, celles des rues. Partout l’impérialisme triomphe : impérialisme théocratique de l’Église romaine ; impérialisme militaire des monarchies mercantiles et mystiques ; impérialisme bureaucratique des républiques francs-maçonnes et cupides ; impérialisme dictatorial des comités révolutionnaires. Pauvre liberté, tu n’es pas de ce monde !… Les abus de pouvoir, que les révolutionnaires prêchaient et pratiquaient, révoltaient Christophe et Olivier. Ils avaient peu d’estime pour les ouvriers jaunes qui refusent de souffrir pour la cause commune. Mais ils trouvaient abominable qu’on prétendit les y contraindre par la force. — Cependant, il faut prendre parti. Dans la réalité, le choix n’est pas aujourd’hui entre un impérialisme et la liberté, mais entre un impérialisme et un impérialisme. Olivier disait :

— Ni l’un ni l’autre. Je suis pour les opprimés.

Christophe ne haïssait pas moins la tyrannie des oppresseurs. Mais il était entraîné dans le sillage de la force, à la suite de l’armée des travailleurs révoltés.

Il ne s’en doutait guère. Il déclarait à ses compagnons de table qu’il n’était pas avec eux.

— Tant qu’il ne s’agira pour vous, disait-il, que d’intérêts matériels, vous ne m’intéressez pas. Le jour où vous marcherez pour une foi, alors je serai des vôtres. Autrement, qu’ai-je à faire entre deux ventres ? Je suis artiste, j’ai le devoir de défendre l’art, je ne dois pas l’enrôler au service d’un parti. Je sais que, dans ces derniers temps, des écrivains ambitieux, poussés par un désir de popularité malsaine, ont donné le mauvais exemple. Il ne me semble pas qu’ils aient beaucoup servi la cause qu’ils défendaient ainsi ; mais ils ont trahi l’art. Sauver la lumière de l’intelligence : c’est notre rôle, à nous. Nous ne devons pas la troubler dans vos luttes aveugles. Qui tiendra la lumière, si nous la laissons tomber ? Vous serez bien aises de la retrouver intacte, après la bataille. Il faut qu’il y ait toujours des travailleurs occupés à entretenir le feu de la machine, tandis qu’on se bat sur le pont du navire. Tout comprendre, ne rien haïr. L’artiste est la boussole qui, pendant la tempête, marque toujours le Nord.

Ils le traitaient de phraseur, ils disaient qu’en fait de boussole, il avait perdu la sienne ; et ils se donnaient le luxe de le mépriser amicalement. Pour eux, un artiste était un malin qui s’arrangeait de façon à travailler le moins et le plus agréablement possible.

Il répondait qu’il travaillait autant qu’eux, qu’il travaillait plus qu’eux, et qu’il avait moins peur du travail. Rien ne le dégoûtait autant que le sabotage, le gâchage du travail, la fainéantise érigée en principe.

— Tous ces pauvres gens, disait-il, qui craignent pour leur précieuse peau !… Bon Dieu ! Moi, depuis l’âge de dix ans, je travaille sans répit. Vous, vous n’aimez pas le travail, vous êtes, au fond, des bourgeois. … Si seulement vous étiez capables de détruire le vieux monde ! Mais vous ne le pouvez pas. Vous ne le voulez même pas. Non, vous ne le voulez pas. Vous avez beau hurler, menacer, faire celui qui va tout exterminer. Vous n’avez qu’une pensée : mettre la main dessus, vous coucher dans le lit tout chaud de la bourgeoisie. En dehors de quelques centaines de pauvres bougres de terrassiers qui sont toujours prêts à se faire crever la peau, ou à crever la peau des autres, sans savoir pourquoi, — pour le plaisir, — pour la peine, la peine séculaire dont ils éclatent, tous les autres ne pensent qu’à foutre le camp, à filer dans les rangs des bourgeois, à la première occasion. Ils se font socialistes, journalistes, conférenciers, hommes de lettres, députés, ministres… Bah ! bah ! ne criez pas contre celui-là ! Vous ne valez pas mieux. C’est un traître, dites-vous ?… Bon. À qui le tour ? Vous y passerez tous. Il n’y a pas un de vous qui résiste à l’appât. Comment le pourriez-vous ? Il n’y a pas un de vous qui croie à l’âme immortelle. Vous êtes des ventres, je vous dis. Des ventres vides qui ne pensent qu’à se remplir.

Là-dessus, ils se fâchaient, et ils parlaient tous à la fois. Et tout en se disputant, il arrivait que Christophe, entraîné par sa passion, fût plus révolutionnaire que les autres. Il avait beau s’en défendre : son orgueil intellectuel, sa conception complaisante d’un monde purement esthétique, fait pour la joie de l’esprit, rentraient sous terre, à la vue d’une injustice. Esthétique, un monde où huit hommes sur dix vivent dans le dénuement ou dans la gêne, dans la misère physique ou morale ? Allons donc ! Il faut être un impudent privilégié, pour oser le prétendre. Un artiste comme Christophe, en son for intérieur, ne pouvait pas ne pas être du parti des travailleurs. Qui a, plus que le travailleur de l’esprit, à souffrir de l’immoralité des conditions sociales, de l’inégalité scandaleuse de fortune répartie entre les hommes ? L’artiste meurt de faim, ou devient millionnaire, sans autre raison que les caprices de la mode et de ceux qui spéculent sur elle. Une société qui laisse périr son élite, ou qui la rémunère d’une façon extravagante, est une société monstrueuse ; elle a besoin d’un coup de balai. Chaque homme, qu’il travaille ou non, a droit à un minimum de vie. Chaque travail, qu’il soit bon ou médiocre, doit être rémunéré, non au prix de sa valeur réelle — (Qui en est le juge infaillible ?) — mais des besoins légitimes et normaux du travailleur. À l’artiste, au savant, à l’inventeur qui l’honore, la société peut et doit assurer une pension suffisante pour lui garantir le temps et les moyens de l’honorer davantage. Rien de plus. La Joconde ne vaut pas un million. Il n’y a aucun rapport entre une somme d’argent et une œuvre d’art ; l’œuvre n’est pas au-dessus, ni au-dessous : elle est en dehors. Il ne s’agit pas de la payer ; il s’agit que l’artiste vive. Donnez-lui de quoi manger et travailler en paix. Il est absurde et déplaisant de vouloir faire de lui un voleur du bien d’autrui. Il faut le dire crûment : tout homme qui possède plus qu’il n’est nécessaire à sa vie, à la vie des siens, et au développement normal de son intelligence, est un voleur. Ce qu’il a en trop, d’autres l’ont en moins. Combien de fois n’avons-nous pas souri tristement, en entendant parler de la richesse inépuisable de la France, de l’abondance des fortunes, nous, travailleurs, ouvriers, intellectuels, hommes et femmes qui, depuis que nous sommes nés, nous épuisons à la tâche pour gagner de quoi ne pas mourir de faim, souvent pour ne pas le gagner, pour voir les meilleurs de nous succomber à la peine, — nous qui sommes l’élite morale et intellectuelle de la nation ! Vous qui avez plus que votre part des richesses du monde, vous êtes riches de nos souffrances et de notre pauvreté. Cela ne vous trouble point, vous ne manquez pas de sophismes qui vous rassurent : droits sacrés de la propriété, lutte loyale pour la vie, intérêts suprêmes de l’État-Moloch et du Progrès, ce monstre fabuleux, ce mieux problématique auquel on sacrifie le bien, — le bien des autres. — Il n’en reste pas moins ceci, que tous vos sophismes ne réussiront jamais à nier : « Vous avez trop pour vivre. Nous n’avons pas assez. Et nous valons autant que vous. Et tels de nous valent mieux que vous tous réunis. »