La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/14

Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 75-81).

CHAPITRE XIV

QUAND ON PREND DES BAINS, ON N’EN SAURAIT TROP PRENDRE


Lafortune avait été bien renseigné. Le lendemain, par une chaude matinée d’août, la goélette mystérieuse se préparait ostensiblement à ce voyage, qui, au dire de M. Turner, devait être l’avant dernier.

À dix heures sonnantes, M. Turner qui s’était enfermé depuis le matin dans la cabine, parut sur le pont et s’apprêta à quitter la goélette, en serrant amicalement la main au capitaine.

— Au revoir et bon voyage ! n’oubliez pas de me télégraphier de vos nouvelles.

— Oui, oui, répondit M. Langlois, avec un geste d’adieu. Deux minutes plus tard, la goélette avait déployé ses voiles et glissait rapidement sur la surface unie du fleuve.

M. Turner la contempla pendant quelques instants, du bord de l’eau, avec un sentiment d’admiration.

Notre ami Joe, n’avait pas donné signe de vie, quoique la veille, il eut annoncé l’intention formelle de prendre passage sur la Marie-Anne. Avait-il reconnu l’impossibilité de mettre son projet à exécution ? ou bien avait-il été contrarié par la présence de M. Ralph Turner, en face duquel il ne croyait pas l’heure venue de se montrer à visage découvert ? Le fait certain est qu’il n’était pas à bord et que sans doute il eut éprouvé quelque peine à s’y faire recevoir.

Cependant, si M. Turner était resté quelques instants de plus sur le bord de l’eau, il eut assisté à un accident curieux et inattendu.

Un jeune homme, à figure imberbe, menait une barque dans l’endroit où le courant est le plus rapide. À la façon dont il maniait les rames, il semblait que cet exercice lui fut totalement inconnu ; et sa barque, conduite d’une main inexpérimentée, paraissait aller à la dérive, dans une direction telle, qu’à moins d’un miracle, la goélette était infailliblement destinée à la transpercer de part en part.

— Regardez le gamin, crièrent dix voix à la fois, sur le bord du quai.

— Tiens, fit un passant, c’est le vieux canot démantibulé du père Antoine. Le gamin l’aura pris pour aller à la pêche Pour sûr, il va se faire mettre en morceaux.

Au même moment, la goélette passa sans se détourner de sa route. Il y eut sur l’eau un petit bruit sec qui fut à peine entendu des matelots, et la barque, avec le gamin qui la conduisait, disparut sous les flots, en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter.

Ce fut, sur le quai, un cri d’épouvante.

— Le gamin est perdu.

— Perdu ! reprit un autre ; on voit bien que vous ne le connaissez pas ; le jour où il se noiera, les poissons ne sauront plus nager. Tenez, le voilà qui réapparaît.

Et positivement, on aperçut bientôt un corps maigre et efflanqué et des mains qui se livraient à une exercice gymnastique, et quelques secondes plus tard, un gamin qui n’était autre que Joe, grimpait, à force de bras, sur le pont de la goélette.

Il gesticulait et paraissait en proie à une violente colère.

— Vous allez bien ! ne vous gênez pas ; vous autres marins d’eau douce ! exclama t-il en montrant le poing à l’équipage. Vous venez de me couler une barque toute neuve. Il n’y a donc pas parmi vous un homme capable de tenir un gouvernail ?

— Vous feriez mieux de vous en prendre, de ce qui vous arrive, à votre stupidité propre, cria le capitaine en s’avançant vers lui. Qu’est-ce que vous aviez à faire, de vous engager dans le courant, quand vous n’êtes pas plus capable de manier un aviron qu’un ours de jouer de la guitare.

— Très bien ! cria Joe, injuriez-moi après avoir tenté de me noyer ! mais cela ne passera pas comme cela ! Il y a des juges à Montréal ! Il faudra que vous me payiez mon canot et le bain que vous m’avez fait prendre !

— Je crois, dit un matelot, que nous ferions aussi bien de virer de bord et de la ramener à terre.

— Maintenant que le mal est fait, il n’y a pas de presse, interrompit Joe, en se radoucissant comme par enchantement. Fournissez-moi d’abord le moyen de sécher mes habits ; ensuite vous me déposerez sur votre route, au premier endroit venu ; je suis chez moi sur toute la côte.

Et l’impudent gamin se mit, sans plus tarder, à la recherche d’un poêle, dont à la vérité il avait grand besoin.

— Puisque ce jeune coq paraît aller lui-même au devant d’un accommodement, ce serait vraiment dommage de retourner en arrière, observa le capitaine, qui avait ses raisons pour ne pas se faire d’affaires, et pour ne pas appeler sur la Marie-Anne, l’attention de la police du port.

La goélette continua à fendre l’eau, et bientôt l’équipage vit disparaître à l’horizon, les toits de la ville. C’était vraiment un joli bâtiment et un bon coureur, que la Marie-Anne.

Il était près de midi, lorsque Joe réapparut sur le pont, après une toilette des plus minutieuses. Un des matelots lui avait fait subir une friction de la tête aux pieds, et l’avait aidé à s’envelopper dans une couverture, pendant que ses vêtements étaient soumis à l’opération du séchage.

Il ne lui fallut pas vingt minutes pour se lier d’amitié avec le capitaine et avec tous les matelots, et pour avoir fait connaissance de la goélette depuis la proue jusqu’à la poupe. Un petit escalier conduisait à une porte-fermée à clé, et paraissant donner dans une pièce située à fend de cale, au centre du bâtiment. Le capitaine Langlois expliqua à Joe que c’était l’emplacement de la glacière, dans laquelle on transportait le poisson, à l’abri de l’air et de la chaleur. Notre ami n’en demanda pas davantage ; mais il nota avec soin qu’une autre ouverture située du côté de l’arrière, semblait communiquer avec la même pièce, au-dessus de laquelle s’élevait également un tuyau d’aération.

Il avait cru entendre, aussi, dans la prétendue glacière, un bruit de pas, qui ne lui avait point paru naturel ; et il avait constaté, dans une course rapide à travers le bateau, que l’effectif de l’équipage — ou tout au moins l’effectif visible — s’était réduit de plusieurs têtes, depuis l’heure du repas de midi. Mais, il garda pour lui ses observations ; et personne ne songea à soupçonner, dans ce petit pêcheur de rencontre, échappé par miracle à la noyade, un œil assez perçant pour pénétrer le mystère de la goélette.

Il continua, pendant deux heures encore, à se promener comme chez lui ; et il montra au capitaine, en grimpant sur le haut du mât avec une agilité peu commune, que s’il était mauvais rameur, il avait au moins quelques-unes des qualités d’un marin de profession.

Vers trois heures de l’après-midi, Joe parut remarquer une petite ville, dont on apercevait le clocher sur la rive droite du fleuve, et il demanda quel était le nom de cette localité.

— Sorel, répondit le capitaine Langlois

— Est-ce là que vous comptez me mettre à terre ? reprit le gamin.

— Vous avez donc envie de nous quitter ? — J’aimerais autant ne pas m’éloigner davantage de mon quartier général, et j’ai peur que ma famille ne soit inquiète de ce qui m’est arrivé, répliqua Joe d’un air innocent.

— Vous n’aimeriez pas à voyager avec nous et à devenir un vrai marin ?

— Je ne sais si j’aurais ce qu’il faut pour le métier, répondit Joe avec humilité. Pourtant, c’est dommage. J’aurais aimé à me distinguer et à recevoir en récompense quelque médaille… ou une jolie petite chaîne, comme celle que vous portez à votre gilet.

C’est à peine si la chaîne, en question, apparaissait à un demi pouce de hauteur, au dessus de la poche du capitaine ; et l’affirmation que Joe venait de faire de sa beauté ne pouvait être due qu’à un instinct de divination.

— Vous aimeriez peut-être à gagner à la fois la chaîne et la médaille ? Et le capitaine tira de sa poche, en souriant, une chaîne d’un travail tout particulier, au bout de laquelle pendait une petite médaille en bronze.

Les yeux de Joe brillaient comme des escarboucles.

— Laissez-moi l’essayer, dit-il, en donnant tous les signes d’une Vive et enfantine admiration ; et sans attendre la réponse il saisit la chaîne que le capitaine tenait à la main et la passa autour de son cou.

— Vous êtes un impudent petit vaurien, fit le capitaine moitié riant, moitié fâché. Rendez moi cette médaille.

— Vous ne voudriez pas me la reprendre, reprit Joe, de sa voix la plus caressante. Vous me devez bien un cadeau pour mon canot que vous avez coulé à fond.

— Rendez cela immédiatement, reprit le capitaine, qui fit un brusque mouvement pour se saisir du gamin.

Mais Joe, au lieu de lui répondre, se mit à courir sur le pont, avec l’agilité dont il avait déjà donné des preuves remarquables ; et, saisissant un des cordages, il se mit à grimper avec une rapidité telle qu’il fut en un instant au sommet du grand mât.

Malheureusement pour lui, cette position n’était pas imprenable ; un des matelots était en train de grimper derrière lui et, sur un signe du capitaine, un autre s’élança sur le cordage opposé.

En voyant approcher ses deux assaillants, Joe comprit que le moment était venu de prendre une résolution décisive.

— « M. Cheveuxroux, » cria-t-il, d’une voix stridente, désolé de vous brûler la politesse. Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte. J’emporte votre médaille, en souvenir de vous. À ce moment, il y eut une violente secousse dans les cordages ; un petit corps s’élança en avant et tomba avec la rapidité de l’éclair ; il y eut dans l’eau le bruit d’un clapotement et Joe disparut à tous les regards.

— Aux voiles ! virez de bord ! cria le capitaine. Mais il fallut quelques instants, pour exécuter la manœuvre. Pendant ce temps-là, la goélette continua à filer le long du courant, et elle était déjà à plus de trois cents yards au-dessous, lorsqu’on vit apparaître la tête de Joe, qui nageait vers le bord avec une énergie désespérée.

La goélette vira de bord et pendant une minute, le capitaine Langlois put espérer rattraper son fugitif, mais à cinquante yards environ du point où Joe était parvenu, le bâtiment toucha le fond.

L’homme aux cheveux roux saisit son revolver, avec un cri de rage et mit le gamin en joue. Mais le quartier-maître lui saisit vivement le bras.

— Cela ne se fait pas, capitaine, dit-il d’une voix basse mais résolue. Un meurtre est une mauvaise affaire qui n’améliorerait point notre position.

Prenez-le à la nage ! cria le capitaine.

Mais Joe n’était plus qu’à une faible distance du rivage : il aborda en quelques instants sur la terre ferme et se tint debout sur la rive, en regardant la goélette ; et en appliquant au bout de son nez l’extrémité du pouce de la main gauche, il fit exécuter à ses quatre doigts restés libres, un exercice bien connu et dont la signification railleuse ne comportait pas l’ombre d’un doute.

— Allons ! fit-il en contemplant tristement l’eau qui dégouttait de ses vêtements séchés, le matin avec tant de peine, il était écrit que je prendrais encore un bain. C’est le troisième de la semaine. On a bien raison de dire que ces choses là ne marchent jamais que par trois !

Heureusement, Joe trouva à quelques pas de là, une maison hospitalière où il put se sécher tout à son aise, et il s’empressa ensuite de gagner la station de chemin de fer la plus voisine, où il prit le premier train pour Montréal.

Une fois en pays habité, Joe savait bien que personne ne s’aviserait de le poursuivre ni de revendiquer une médaille, sur laquelle M. Langlois eût trouvé plus de dangers que d’avantages à produire ses titres de propriété.