Bibliothèque à cinq cents (p. 56-62).

CHAPITRE XIV
LE DOIGT COUPÉ

Aussitôt sa toilette achevée, Ben délibéra un instant sur la conduite à tenir. Puis il finit par conclure que le temps ne lui permettait de continuer à courir après Lafortune.

Ma foi, tant pis, se dit-il, si j’y allais, j’arriverais trop tard !

Il se rendit donc aussitôt au palais de justice, y fit sa déposition et en sortit bientôt après avoir, obtenu un triple mandat et le concoure de deux agents. Ce fut fait sans difficulté ; car Ben était connu du juge, pour avoir déjà pris part à quelques-unes des affaires auxquelles Lafortune avait été mêlé.

Ils partirent tous les trois dans la direction de Longueuil.

Chemin faisant, Ben raconta aux agents son histoire, sans omettre sa dernière aventure ; et enfin il leur expliqua qu’ils se rendaient ensemble de ce pas à Longueuil afin d’y pincer Cynthia ; puis ensuite, de là, il fallait revenir à la petite mai son d’Hochelaga, où Félix et Simon s’étaient donnés rendez-vous.

Quand il eut fini son discours, l’un des deux agents s’écria :

— En voilà un petit blanc bec ! Il n’y a plus d’enfant, parole d’honneur ! sa moustache n’est pas encore poussée que ça vous dégotte des vieux de la vieille, comme nous ! Continue mon gaillard, t’iras loin, c’est moi qui te le dis !

— C’est égal, tout de même, exclama le second agent ; faut vraiment qu’il ait le nez diablement fin ; car ce n’est pas une aventure ordinaire. Voilà-t-il assez longtemps que les journaux en parlent de cette affaire ; et personne n’était capable de rien trouver !

Nos trois hommes prirent le bateau et débarquèrent enfin à Longueuil.

Ben était sur les épines. Il craignait toujours d’arriver trop tard, et l’impatience du succès commençait à l’énerver. S’il avait pu aider le bateau à marcher plus vite, il l’eut fait de tout son cœur.

Enfin, on débarqua ; et Ben, escorté de ses deux agents, se dirigea vers là maison de Félix.

Ils arrivèrent au bout de quelques minutes.

— Voilà la cage, leur dit-il, j’espère que nous n’arrivons pas trop tard et que l’oiseau ne se sera pas envolé.

Il montra alors à ses deux compagnons l’endroit où il avait, grimpé l’autre soir, au risque de se casser le cou, et d’où il avait entendu une partie de la conspiration. Je vais entrer le premier, dit-il, puis vous me suivrez aussitôt. J’ai mon plan tout préparé.

Les deux agents ne se le firent pas dire deux fois. Ils avaient eu le temps, pendant la route, d’apprécier combien étaient audacieux et excellents les plans de leur général en chef.

Ben sonna.

Quelques secondes s’écoulèrent.

Tout anxieux, il retenait son souffle, lorsque des pas résonnèrent à l’intérieur de la maison et la porte s’ouvrit.

— Bonjour Madame, fit Ben, je viens de la part de Simon, pour une communication très pressée.

Tout en parlant, il pénétra vivement dans la maison suivi de ses deux acolytes. Cynthia fit un geste d’effroi ; en reconnaissant le jeune homme qui avait failli l’étrangler, dans la maison du coteau Saint-Louis ; puis elle poussa un cri à l’aspect des deux hommes de police.

— Ah ! ce sont deux amis à moi, fit-il, nous sommes en promenade de ce côté-ci et j’en profite pour faire la commission dont j’ai été chargé.

Sortant alors de sa poche le doigt fraîchement coupé il le plaça brusquement sous les yeux de Cynthia en lui disant : « Connaissez-vous ceci ? »

— Ah ! le traître, exclama-t-elle, il m’avait juré qu’il l’avait jeté dans la rivière !

Sa figure était devenue aussi blanche qu’un marbre ; un tremblement convulsif agitait son corps ; ses dents s’entrechoquaient les une contres les autres.

— Vous avez entendu, messieurs, fit Ben : et je pense que cette preuve vous suffit. Au nom de la loi, Madame, je vous arrête.

Cynthia balbutia quelques phrases dans lesquelles elle essayait de se disculper, mais Ben l’arrêta.

— Ce que vous venez de dire, Madame, ne saurait se racheter. D’ailleurs toute résistance est inutile. Simon et Félix sont arrêtés et vous allez partager leur sort.

En entendant aussi les noms de ses deux associés, Cynthia se sentit perdue ; et voyant que tout était découvert, elle expliqua alors à nos trois personnages qu’elle n’ était pas complice du meurtre ; qu’on avait abusé de sa bonne foi ; qu’en jouant le rôle qu’elle avait accepté, elle croyait simplement remplacer une personne morte de mort naturelle, et recueillir une succession vacante ; et que si elle avait su qu’il fut question d’un crime elle aurait refusé avec horreur. En un mot, elle dit tout ce que peut dire, en pareil cas, une femne qui a envie de sauver sa tête, fut-ce au prix de celle de ses compagnons ; et ce qu’elle dit constituait le plus fort témoignage à charge qui peut être produit contre Simon.

Ben n’eut garde de l’arrêter.

— Tout ceci n’est pas mon affaire, dit-il brusquement, quand elle eut finit. J’ai ordre de vous arrêter. Puis s’adressant aux deux agents : « Il faudrait, leur dit-il, aller à la station de police de Longueil et ramener du monde, afin de laisser cette femme sous bonne garde, car le temps presse et nous avons autre chose à faire. Il faudra aussi faire surveiller les abords de cette maison, pour le cas où quelqu’un se présenterait. »

L’un des agents sortit et revint, au bout de quelques instants, avec le renfort demandé.

Ben, avant de sortir, avait inspecté la maison et n’y avait rien trouvé, si ce n’est un petit paquet de lingerie dont l’enveloppe portait l’adresse de M. Simon, 2208 rue Notre-Dame, adresse dont notre jeune policier s’empressa de prendre note, à tout événement.

Laissant alors Cynthia sous bonne garde, nos trois détectives reprirent le chemin d’Hochelaga, afin d’interrompre l’amicale causerie de Simon et de Félix, qui s’y étaient donné rendez-vous.

Ils devisèrent, chemin faisant, sur les diverses péripéties de cette dramatique histoire, puis arrivèrent enfin à l’endroit désigné. Ben dit alors aux deux agents de police qu’il préférait se charger seul de l’affaire, et il s’élança dans l’escalier.

Ses deux compagnons, après s’être concertés, le suivirent de près et s’installèrent, à deux pas de la porte, en se disant avec juste raison que Ben était fort imprudent de s’engager seul dans une si dangereuse affaire ; et ils restèrent ainsi, à portée de le secourir à la première réquisition.

Ben entra brusquement.

Félix était assis auprès d’une table et fumait un cigare.

— Me voici fidèle au rendez-vous, lui cria-t-il. Ce n’est pas moi que vous attendiez ? hein ? Je vous la coupe ! Et le steamer qui va partir ! Vous ferez aussi bien de ne pas attendre Cynthia, car elle est en prison et vous allez l’y suivre. On ne prend jamais assez de précautions, voyez-vous. Malgré la maison brûlée, malgré mon emprisonnement, j’ai encore retrouvé vos traces. Et j’ai retrouvé aussi le doigt coupé, ajouta Ben en le lui présentant vivement. Ah ! vous rêviez de me donner à manger aux rats ! Eh bien, moi, je vais vous faire pendre !

À travers ce flot de paroles, Ben poursuivait son idée. Il espérait terrifier Félix, comme il avait terrifié Cynthia et lui arracher un aveu.

Mais il se produisit un résultat que notre ami n’avait pas prévu.

Félix avait compris que la partie était perdue et qu’il ne lui restait d’autre ressource que de jouer le tout pour le tout.

Au moment où Ben s’approchait, prêt à lui mettre la main sur l’épaule, d’un brusque mouvement, Félix se jeta sur lui, le renversa sous la violence du choc, et lui saisissant le cou entre ses deux mains, le serra furieusement.

— C’est pourtant vrai que c’est toi, petit monstre ! J’avais cependant bien cru être débarrassé de toi ; mais cette fois-ci j’aurai ta peau ! Si j’avais suivi les conseils de Simon, à l’heure qu’il est, tu ne serais plus à craindre, vipère ?

Cependant, la lutte continuait. Félix serrait de plus en plus fort sa victime ; et c’en était fait de Ben, si les deux agents, justement inquiétés par le bruit de sa chute, n’étaient entrés subitement.

Ils saisirent chacun Félix par un bras, et Ben put alors se dégager.

Il était très rouge, et le fut pendant quelques instants avant de reprendre haleine. Quant à Félix, il était tout interdit et ne prononça pas une parole.

— Allons, fit un des agents, il faut le conduire au poste.

— On tient à vous, reprit l’autre, et il n’y a pas d’inconvénient à retarder votre voyage. L’automne est une mauvaise saison pour prendre la mer ; il y a des tempêtes, tandis qu’ici, dans la prison de Montréal, on est plus tranquille ; et puis il a beau faire du vent le bâtiment est solide !

Félix écumait de rage et faisait de violents efforts pour se précipiter sur Ben ; mais, d’un bras vigoureux, les deux agents le ramenèrent à la raison.

— Mais j’y songe, dit tout-à-coup ce dernier, vous ferez bien de rester ici, avec votre prisonnier, et d’y attendre Simon, qui lui a donné rendez-vous, sans vous exposer à donner l’éveil au dehors.

— C’est juste, répondirent les deux accolytes ; mais il faudrait alors garrotter solidement celui-ci ; car, peut-être tout-à-l’heure, il sera fort utile que nous ayons les mains libres.

Ils mirent alors les menottes à Félix ; et, après lui avoir lié solidement les jambes, ils le déposèrent dans un coin de la pièce et attendirent. Tout en causant, ils se félicitaient alors du succès de leur entreprise et se réjouissaient d’avoir mené à bonne fin une affaire aussi intéressante.

— Mais, il me semble qu’il y a longtemps que nous attendons, fit subitement Ben ; et le troisième que nous avons à prendre est le chef de la bande.

— Il a sans doute été empêché de venir au rendez-vous. Si on allait le pincer chez lui, fit un des agents.

— Vous en parlez bien à votre aise, répliqua Ben ; mais il faudrait d’abord savoir où il demeure. Mais au fait !…

Et se souvenant alors de l’adresse qu’il avait lue sur le paquet trouvé dans la maison de Longueuil, il sortit un papier de sa poche :

— Ce doit être là qu’il demeure ; fit-il en lisant : « Monsieur Simon, 2208 rue Notre-Dame. » Il ne nous reste plus qu’à y courir. Nous avons même déjà malheureusement perdu trop de temps.

Ayant demandé du renfort, ils laissèrent Félix sous bonne garde, avec ordre d’arrêter son complice, s’il venait à se présenter. Ben avait indiqué son signalement aux nouveaux agents, sans oublier la cicatrice à la main ; puis il sortit avec les deux agents qui l’avaient aidé depuis le matin dans ses opérations successives.

Et les trois hommes, d’un pas rapide, se dirigèrent alors vers le numéro 2208 de la rue Notre-Dame.