Bibliothèque à cinq cents (p. 53-56).

CHAPITRE XIII
DE L’UTILITÉ DÉS CONDUITES D’EAU QUI DONNENT SUR LA RIVIÈRE

Pendant que Lafortune croit être seul à avoir trouvé le Meurtrier et se réjouit intérieurement de la surprise que vont causer ses découvertes, la journée a passé, sans incident nouveau ; et le lendemain matin, nous retrouvons Ben, frappant à la porte de l’hôpital, pour y prendre le doigt coupé qu’il a demandé la veille, et avec lequel il se propose, comme on peut l’imaginer, de frapper un coup décisif.

Le lecteur soit que Ben et Lafortune ont trouvé l’un et l’autre des choses différentes, mais qui doivent néanmoins les conduire au même but.

Le docteur Ducoudray n’était pas encore arrivé. Mais le portier remit, de sa part, à Bon, un paquet soigneusement enveloppé.

Ben prit le paquet ; et dès qu’il se vit dans une rue suffisamment déserte, il l’entr’ouvrit et y jeta un rapide regard. C’était bien ce qu’il avait demandé.

Il poursuivit son chemin du côté de la rue Saint-Constant ; et il était arrivé en face de la maison de Jenny, lorsqu’au moment où il s’apprêtait à traverser la rue, deux hommes se précipitèrent sur lui, lui mirent la main devant la bouche pour étouffer ses cris et l’introduisirent vivement dans une voiture, qui les attendait le long du trottoir.

— Enfin, nous le tenons, dit un des deux hommes, en bâillonnant avec soin le jeune policier ; cette fois-ci, il ne nous échappera plus. En voilà un qui ne mettra plus de bâtons dans nos roues !

Les rideaux des portières étaient baissées. Les deux ravisseurs avaient jeté sur la tête de Ben un lourd manteau qui ne lui permettait de rien distinguer ; et tandis qu’il se livrait à de douloureuses réflexions, la voiture roulait à grand train du côté d’Hochelaga.

Elle s’arrêta devant une petite maison qui semblait inhabitée.

L’un des deux hommes descendit, tira une clef et ouvrît la porte de la maison. Puis il revint à la voiture et aida son compagnon à transporter Ben, qui était trop bien bâillonné pour pouvoir pousser un cri, et qui ignorant où il était, ne chercha pas à opposer de résistance, ni à ameuter les passants.

Ils le conduisirent, ou plutôt ils le portèrent jusqu’à une chambre complètement noire dans laquelle ils se mirent en devoir de l’enfermer.

— En voilà un qui ne sortira pas de sitôt ! dit Simon ; mais c’est égal, j’aurais aimé à lui serrer les mains autour du cou. Il n’y a que les morts qui ne parlent pas !

— Possible, répondit Félix, mus je n’ai aucune envie d’être pendu ! Pas de meurtre inutile ! C’est déjà bien assez de la femme au doigt coupé. Ce damné gamin, à supposer qu’il sorte jamais d’ici, ne nous gênera toujours pas avant notre départ. C’est tout ce dont nous avons besoin.

— Savoir ! dit brusquement Simon qui n’aimait pas à faire les choses à demi, et qui commençait à trouver qu’avec leurs scrupules hors de saison, ses deux complices risquaient de gâter l’affaire. Enfin ! ajouta-t-il en guise de consolation, tout cela sera fini demain. Mais il était temps !

— As-tu les billets ? demanda Félix.

— Non, mais je vais les chercher et je te les remettrai.

— Où ?

— Mais ici. L’endroit est bien choisi pour ne pas attirer l’attention ; et nous savons que personne ne nous y dérangera.

— À quelle heure ?

— À quatre heures.

— C’est bien, on y sera ; reprit Félix, et tous deux se dirigèrent vers la porte de sortie. La maison dans laquelle ils venaient de conduire leur prisonnier appartenait à un irlandais ami de Félix, qui lui en avait confié la surveillance, en le chargeant de chercher un locataire. Cet irlandais n’habitait pas à Montréal ; et les deux complices avaient eu raison de dire qu’il n’était pas à craindre que quelqu’un vint les déranger dans cette masure ignorée.

Ben n’avait pas perdu un mot de leur entretien. Mais quelque fâcheuse que fut sa situation, il n’était pas homme à se désespérer ni à renoncer à la lutte.

Quand il comprit que Simon et Félix s’étaient éloignés, il pensa que le plus pressé était de s’assurer de l’endroit où il se trouvait. Dans leur précipitation, ils avaient, fort heureusement pour notre ami, négligé de le fouiller ; et, étant données ses dernières expéditions aventureuses, il avait une foule d’outils et d’objets indispensables dans sa poche. Il commença d’abord par allumer un bout de bougie, et s’aperçut alors qu’il était dans un cabinet intérieur, qui n’avait point de fenêtre, et qui était sans doute situé entre deux chambres. À l’humidité de l’atmosphère et à l’aspect du parquet, il était facile de reconnaître que la pièce dans laquelle il se trouvait faisait partie du soubassement de la maison.

Après avoir examiné attentivement la muraille, qui lui parut solide, Ben se dit que le meilleur moyen de sortir était de scier la boiserie qui retenait la porte et de desceller les gonds. Il se mit aussitôt à l’ouvrage, à l’aide d’un couteau de poche ; et, au bout d’une demi-heure de travail, il sentit les gonds osciller ; puis, tout à coup, un jet d’eau le frappa au visage et faillit le renverser par terre.

— Maladroit ! s’écria-t-il, j’ai scié les conduits d’eau !

En effet, il avait brisé un tuyau et l’eau s’échappait avec une force extrême. En quelques instants il y en eut près d’un, pied. La bougie s’était éteinte. Tout travail devenait impossible. Un violent accès de désespoir commença à envahir notre jeune ami. Mourir ainsi, sans secours, c’était affreux !

En vain, Ben essaya d’ébranler la porte : le jet d’eau était si violent qu’il le repoussait aussitôt ; et pendant ce temps, l’eau montait toujours…

Il alluma alors une allumette ; et il constata que, loin d’aller en diminuant, l’eau coulait de plus en plus fort ; quand tout-à-coup, un bruit extraordinaire, comme celui d’un tuyau qu’on débouche et de l’eau qui s’engouffre violemment par un étroit passage, le combla d’étonnement.

Au même instant, l’eau qui commençait déjà à atteindre ses jarrets, baissa avec une rapidité extraordinaire : et en même temps, il aperçut une lueur qui semblait venir d’au-dessous du sol. Il se dirigea de ce côté ; et il reconnut avec ébahissement la cause de la cessation de l’inondation.

Il y avait, dans cette cave, un énorme trou d’écoulement des eaux, destiné sans doute à combattre les inondations annuelles. Ce trou, qui communiquait avec la cour voisine, avait sans doute été bouché ; mais sous la violente poussée de l’eau, il s’était subitement trouvé dégagé, et il absorbait l’eau avec une rapidité extraordinaire.

Après l’avoir examiné attentivement, Ben s’assura qu’il pouvait facilement laisser passes un homme, lui surtout, qui était fort mince. Il ne fit donc ni un ni deux et se laissa glisser, en retenant sa respiration.

Heureusement pour lui, le trajet fut court ; car il eut été suffoqué. Il glissait, aidé par l’eau qui lui coulait sur la tête, et le poussait dehors. Quelques secondes s’écoulèrent, et il échoua sur le pavé d’une cour.

Il se releva aussitôt et constata qu’il était tout trempé, et dans un état de saleté épouvantable. Sans prendre le temps d’inspecter les lieux, il chercha une issue, ce qui lui fut facile. La cour était ouverte sur le fleuve. Il s’élança dehors et suivit le bord de l’eau, pendant quelques temps ; puis, apercevant une voiture, il héla le cocher et se précipita immédiatement dedans, au grand mécontentement de ce dernier. Mais Ben, sans écouter ses plaintes ni son effroi pour la propreté de sa voiture, lui expliqua qu’il venait de tomber à l’eau et se fit immédiatement conduire chez lui, afin de se changer.

Il avait bien perdu une heure et demie ; mais il était libre et sain et sauf.