Éditions Édouard Garand (p. 12-15).

IV

BEAUSÉJOUR


Le travail avait repris, plus lent, plus morne, plus docile.

Le père Brunel avait dit :

— Ça ne sert à rien de se rebeller, on n’est pas en force.

— C’est égal ! fit Gignac avec un air content, Jaunart a toujours bien fait un bon coup.

— Oui, mais il n’en tirera rien de bon, répliqua le père Brunel.

Si le vieux paysan parlait ainsi, c’est qu’il était prudent d’ordinaire et ne recommandait pas les moyens violents pour revendiquer les libertés dont les Canadiens avaient été dépouillés.

— C’est avec de la patience, les amis, qu’on arrive au bout de tout ! disait-il souvent.

En effet, le moyen était sage en attendant qu’on trouvât le vrai moyen pour faire cesser un régime tyrannique. Oui, mais cette patience il faut l’avoir jusqu’au bout. Jaunart avait aussi prêché la patience, mais il n’avait pu la tenir pour lui-même. Et le père Brunel saurait-il, lui aussi ménager cette patience qu’il recommandait à ses compagnons ?

— Tout de même, émit Saint-Onge, je me demande si on n’aurait pas dû empêcher ces soldats de renfermer Jaunart dans l’un des cachots de la caserne…

— Pour ma part, répliqua Michaud, j’aurais été prêt à le faire ; mais à quoi ça nous aurait servi, je vous le demande ? Les soldats nous auraient de suite assaillis de balles. Oh ! si on avait aussi des fusils, ça serait peut-être bien différent !

— Et des balles ! compléta Gignac. Oui, voilà bien ce qui nous manque, des fusils et des balles.

— Mes amis, déclara Malouin, chaque chose vient à son heure… Un jour qui n’est peut-être pas loin, on aura fusils et munitions en masse.

— Si on le voulait, reprit Michaud, on pourrait bien avoir tout ça de suite : on n’aurait qu’à faire risette aux Américains.

— C’est vrai, approuva le père Brunel, ça serait tout simple. Seulement resterait à savoir si on serait mieux traités avec les Américains qu’avec les Anglais. Moi, vaut autant vous le dire, les amis, je ne vois pas grand’différence entre Américains et Anglais. Les Américains ne sont ni plus ni moins que des Anglais révoltés. C’est comme si nous autres, dans le temps, on s’était révoltés contre la France.

On s’appelle Canadiens, mais au fond on est tous des Français. Eh bien les Américains sont des Anglais, tout comme on est des Français.

— C’est bien vrai tout ce que vous dites, père Brunel, approuva Malouin.

— Et je dis encore qu’avec le temps tout va s’arranger. Même que ça ne m’étonnerait pas que la France, un jour, vienne reprendre le Canada…

L’entretien s’arrêta là, net, car l’attention des cinq paysans se trouvait tout à coup attirée par l’apparition, de l’autre côté de la brèche, d’un beau et fier jeune homme monté sur un cheval brun.

— Tiens ! murmura Gignac, voilà le jeune sieur Beauséjour !

— Ah ! un bon et brave jeune homme encore ! soupira le père Brunel.

— Et instruit, dit Michaud. Lui, on ne l’envoie pas à la Corvée.

— Pauvre garçon, proféra Malouin avec un accent de pitié, que ferait-il à la corvée avec ses petites mains blanches comme du lait et sa petite taille ? Vous voyez bien qu’il se morfondrait avant sa journée faite.

Le cavalier se trouvait à un arpent de la brèche. Il sauta à terre, attacha sa monture à un arbre et vint à la brèche.

— Ah ! ah ! les braves, dit-il avec un sourire attendri, je vois qu’on s’acharne encore par une chaleur pareille… Vraiment, ça me fait bien de la peine de vous voir là !

— Merci pour vos bonnes paroles, Monsieur Beauséjour, dit le père Brunel. Pourtant, pour l’heure ça va pas trop mal, car le soleil chauffe moins fort à mesure qu’il descend là-bas. Mais à midi ce n’était pas bien supportable.

— Je vous crois, à la campagne même d’où j’arrive on ne rencontre âme qui vive, tout le monde se tient renfermé. Ah ça ! dites-moi, je ne vois point Jaunart ?…

— Ah ! le pauvre gâs, soupira fortement le père Brunel, ne nous en parlez pas, Monsieur… il vient de se faire mettre au cachot.

— Et pourquoi ? fit le jeune homme avec surprise.

— Je vais vous conter ça, répondit Gignac qui avait remplacé Jaunart à la maçonnerie. En peu de mots il fit le récit de l’incident.

— Oh ! s’écria le jeune homme avec colère en toisant les soldats impassibles, il viendra pourtant un jour où nous saurons mettre ces brutes à l’ordre !

À cet instant il ne voyait pas Barthoud dissimulé dans l’ombrage du rempart plus loin.

Armand Beauséjour avait 25 ans. Quoique de petite taille, il était joli garçon, avec ses beaux cheveux châtains, sa peau fine et rose, son œil bleu et hardi. Ajoutons la souplesse, la grâce, la distinction et l’élégance, et l’on comprendra que la Nature l’avait généreusement doté. Il étudiait la médecine à Montréal et, dans ses loisirs, aimait à faire de la politique. Aux vacances d’été il venait séjourner à Beauport et à Québec. À Beauport il avait des cousins. À Québec, une tante, riche, qui, demeurée veuve six mois après avoir épousé un officier des milices vers 1748, ne s’était pas remariée, et, n’ayant pas d’enfants, elle s’était retirée, après la cession du Canada à l’Angleterre, chez les Ursulines à qui elle avait fait don de sa fortune, moins une rente annuelle de trois milles livres françaises à son neveu Armand Beauséjour. Et lui, le neveu, venait presque tous les jours rendre visite à sa tante qu’il considérait comme sa mère et de qui il sentait le besoin pour guider sa vie. Ces cousins de Beauport et cette tante de Québec, c’étaient au jeune homme ses seuls parents sur terre.

Si Beauséjour se plaisait à faire de la politique, ce n’était pas uniquement par passe-temps au contraire, il était très ardent à revendiquer par la parole et l’écrit les libertés canadiennes. Il blâmait amèrement les auteurs des Corvées, et il avait pour habitude de ne pas déguiser sa pensée : il parlait net et franc. Avant toute chose, il entendait être bien compris. Il va de soi qu’il avait attiré sur lui l’attention soupçonneuse des autorités, et la police de Haldimand le surveillait. Le jeune homme paraissait faire fi des dangers qu’il courait, et très souvent il faisait le tour des chantiers, encourageait les malheureux soumis au joug de la corvée et faisait espérer des jours meilleurs et proches. Comme on pense, il était devenu populaire, respecté et admiré.

Admiré non seulement des misérables dont il prenait la défense, mais aussi et surtout des jeunes filles canadiennes et anglaises. Que de jolies « maidens », tout anglaises qu’elles étaient, n’eussent point dédaigné d’unir leur destinée à ce joli et brillant garçon ! Que de non moins jolies et exquises Canadiennes soupiraient à la vue de ce beau cavalier.

Au cours de ses tournées par les chantiers de construction, Beauséjour avait acquis une immense sympathie pour le père Brunel. Il estimait aussi Jaunart à cause de sa hardiesse. Et la nouvelle qu’on lui apprenait que ce pauvre Jaunart avait été jeté dans un cachot le révoltait.

— Mes amis, proféra-t-il sur un ton résolu, il faudra voir à sortir notre Jaunart de là, et pas plus tard que demain.

— Ce sera pas facile de le sortir de là, gémit douteusement le père Brunel.

— Bah ! sourit dédaigneusement Beauséjour, il ne s’agit que de savoir s’y prendre.

Il secoua en même temps sa tête et ses longs cheveux avec une énergie incomparable. Le père Brunel le regarda avec extase presque. Les autres, tout en travaillant lui décochaient aussi plus d’un regard admiratif. Quant aux soldats, qui n’entendaient pas un mot de français, leurs regards se fixaient avec une sorte d’étonnement et de respect sur ce jeune homme qui se donnait une allure de maître.

Au vrai, il affectait un air conquérant qui impressionnait, bien que sa mine n’offrit rien d’outré ni de fantasque. La jeunesse du temps d’ailleurs aimait à se donner une allure digne et fière et à se parer de distinction, pour répondre à la mine hautaine qu’affectait vis-à-vis d’elle une certaine classe de jeunes Anglais. Elle relevait la tête pour affirmer qu’elle appartenait à une race de belle et haute lignée, et qu’elle entendait marcher front haut sous le ciel de son pays. C’est de cette génération que naîtrait la belle file de tribuns et patriotes canadiens du 19e siècle.

Beauséjour attirait encore l’attention par la mise soignée de sa personne. À ce moment il portait avec grâce un costume de cavalier : tunique de velours noir sur veste grise, jabot de dentelle, culotte d’étoffe grise, bottes noires éperonnées et chapeau de feutre gris. Ses mains étaient gantées de brun, et sa main droite tenait une badine qu’il agitait en parlant.

Il allait reprendre la conversation, dire peut-être comment il espérait s’y prendre pour arracher Jaunart à sa prison, quand survint Barthoud. Le Suisse vit de suite le jeune homme de l’autre côté de la brèche.

— Hé là, vous, cria-t-il avec rudesse, passez votre chemin.

— Vraiment sourit moqueusement Beauséjour. Je voudrais bien voir comment vous me le ferez passer…

— Vous n’avez pas le droit de parler à ces hommes.

— Peut-être. Mais j’aurai celui de vous parler, et de vous parler haut et ferme, si vous le désirez. Du reste, je n’ai pas pour coutume de me cacher pour dire à un homme ce que je pense de lui.

Et audacieusement il s’approcha tout à fait de la brèche et sauta sur la maçonnerie, dominant de là les travailleurs, l’officier et ses soldats.

Le père Brunel et ses compagnons suspendirent leur travail et regardèrent le jeune homme avec stupeur.

Non moins stupéfié par une telle audace Barthoud essayait de foudroyer du regard ce qu’il aurait appelé « un jeune fanfaron ».

Les soldats guettaient un signe de leur officier, certains que celui-ci leur donnerait l’ordre de faire déguerpir l’importun.

Mais Barthoud ne songea pas à donner cet ordre, parce que déjà Beauséjour, tout en souriant, débitait un petit discours qui avait tout l’air d’intéresser le Suisse.

— Je pourrais tout aussi bien dire à ton maître, le sieur Haldimand, ce que je veux te dire. Je sais, d’ailleurs que, te le disant, ton maître le saura, ce qui revient au même. Et puis ce n’est pas ma faute, vois-tu, le sieur Haldimand demeure obstinément invisible à tous ceux-là qui ont le moindre désir de lui conter son fait. Voici donc : tu pourras lui dire qu’il mène un jeu bien vilain, et qu’il allume un feu qui le brûlera lui et tous ses sicaires. Quant à toi particulièrement, tu ne vaux pas grand’chose, j’aime à te le dire. Si tu penses de te grandir en humiliant ces pauvres gens, tu fais faux pas. Ce n’est pas à brutaliser des hommes qu’on se montre un homme. Retiens que si j’avais été à la place de Jaunart, j’aurais encore mieux frappé que lui. Et mieux encore : si j’avais été ces dix soldats, je t’aurais cloué de dix balles à ce mur !

Il se tut pour regarder Barthoud d’un air narquois et défiant à la fois.

Le Suisse demeurait interloqué et bouche béante.

Alors Beauséjour partit de rire et jeta aux travailleurs de la brèche :

— Bon courage, les amis, vos tourments achèvent !

Puis il sauta en bas de la maçonnerie, courut à son cheval, monta en selle et disparut dans la ville.

Le père Brunel et ses camarades demeuraient encore immobiles de stupéfaction, lorsque la voix furieuse de Barthoud tonna :

— Allons les Glébards, à l’œuvre ! Ah ! Ah ! vous avez un peu trop perdu de temps à écouter cet oiseau moqueur, il faut reprendre le temps perdu ! Allons… ouste !

Il fit claquer sa cravache.

Les cinq paysans se remirent tranquillement à leur travail sans faire mine d’avoir entendu l’officier. En eux-mêmes ils se réjouissaient des vertes paroles de Beauséjour, surtout du plat joliment assaisonné qu’il avait si bellement mis sous le nez de Barthoud.

C’était magnifique.

— Oui, mais… comme le pensait le père Brunel… cet audacieux Beauséjour pourra à ce jeu se faire jouer quelque tour par la canaille…