Éditions Édouard Garand (p. 9-12).

III

LA BRÈCHE


Deux hommes préparaient le mortier, deux autres, pourvus d’un boyard, apportaient des pierres, et le père Brunel et Jaunart posaient ces pierres dans la brèche pour en faire une maçonnerie solide.

Le travail se faisait en silence, car on ne devait parler qu’en cas de nécessité et pour les besoins de l’ouvrage.

Les soldats demeuraient debout à quelques pas sur un rang, immobiles, silencieux, l’arme au repos. Une fois toutes les heures, cependant, cinq d’entre eux allaient faire une courte marche pour se dégourdir, puis ils revenaient au rang ; les cinq autres à leur tour, faisaient la même marche. Cela prenait dix minutes. Dès qu’ils s’immobilisaient, ils ressemblaient à des statues de porphyre sous le soleil.

Un peu plus loin l’officier se promenait lentement à l’ombre du mur. Il s’éloignait de la brèche et des travailleurs d’environ la longueur d’un arpent, puis revenait, retournait. Chaque fois qu’il paraissait assez loin pour ne pas craindre que leurs voix fussent entendues de lui, les travailleurs de la Corvée échangeaient quelques paroles à mi-voix, et les soldats anglais n’y prenaient pas garde.

— Ah ! le gueux de rouget, grogna une fois Jaunart, ça me ferait plaisir père Brunel, de lui casser ce caillou-là sur la tête.

Il soulevait une pierre pour la poser sur le mortier que le vieux venait d’étendre de sa truelle.

— Je suis bien de ton idée, mon pauvre Manuel, sourit le père Brunel mais peut-être bien que ça ne te vaudrait pas grand’chose.

— N’importe ! ça vaudrait toujours bien le plaisir de lui descendre sa grosse cervelle dans les talons.

— Ah ! bien, remarqua narquoisement Gignac qui, avec Michaud, préparait le mortier, si vous pensez qu’il a la cervelle dans la tête… Et quant à l’avoir dans les talons, j’en doute encore… Moi je vous dis que si les autres rougets n’étaient pas là avec leurs fusils chargés, on ne trouverait dans les talons de Berthoud que de la peur pour le faire détaler.

On se mit à rire en sourdine.

Les deux autres, Saint-Onge et Malouin, apportaient sur leur boyard des pierres, et tous deux avaient l’air de se hâter afin que le père Brunel et Jaunart, qui faisaient la maçonnerie, n’attendissent pas.

Jaunart leur recommanda :

— Pas besoin de vous presser tant que ça, les gas, et encore moins de vous morfondre, et tâchez de prendre votre temps. Vous voilà tout en nage et vous allez vous tanner trop vite.

— Quant à moi, répliqua Saint-Onge en épongeant son front mouillé. J’ai bien envie de laisser tout le bataclan là.

— Quoi ! on est déjà dégoûté ? fit Jaunart moqueur.

— Qui ne le serait pas dégoûté, s’écria Malouin, quand on n’est plus traités comme des hommes, mais comme des bêtes de somme ?

— Pis que des bêtes de somme, fit à son tour Michaud… Au moins, quand elles sont dans le pré, les bêtes de somme sont libres, mais nous, à la caserne, nous sommes surveillés comme ici, la même chose. On est de véritables prisonniers.

— De vrais forçats de bagne, compléta Gignac.

— Oui, tout ça est bien trop vrai, soupira le père Brunel.

— Bas les amis, reprit Jaunart, on n’est pas ici pour la vie, vous n’avez pas besoin de vous faire du mauvais sang. Et puis, je vais vous dire plus que ça : avant longtemps, plus vite que vous pensez, tout ça va finir.

— Ce serait bien à souhaiter, soupira à son tour Saint-Onge.

Soyez tranquilles, poursuivit Jaunart qui parlait avec un accent de vérité qui mettait au cœur de ses compagnons une lueur d’espérance. Moi, je vous dis qu’on a des amis qui travaillent pour nous autres. On a des patriotes qui se démènent sans trop le laisser voir. Un bon jour, clac ! ça cassera… tenez, comme cette pierre !

D’un coup de marteau il fit éclater une grosse pierre.

— Chut ! souffla à cet instant le père Brunel. Voilà Barthoud qui revient !

On se remit à la besogne. Les deux boyardiers repartirent pour aller chercher d’autres pierres plus loin. Michaud et Gignac mêlaient le sable et la chaux. Dans la brèche Jaunart et le père Brunel enchâssaient les pierres. Le travail n’allait pas vite, et le mur était épais et la brèche profonde. N’importe ! on n’était pas pressé.

Barthoud vint s’arrêter près des deux maçons et dit sur un ton concentré :

— Vous Brunel et toi Jaunart, je vous dis une fois encore de ne pas trop parler. De là bas je vous ai entendus.

Il tourna aussitôt sur ses talons et reprit sa promenade en faisant claquer sa cravache sur ses jambières de cuir noir.

Lorsqu’il se fut éloigné, Jaunart rompit le silence. Bien, bien, on fera attention à sa langue. Oui, mais faut bien parler pour ses besoins… Eh bien ! alors, dis-moi, Michaud, où est la cruche à l’eau ?

— Là-bas au pied du mur, dans l’herbe.

— C’est bon, je vais la chercher. J’ai soif et le père Brunel aussi, je pense.

— C’est vrai, dit le vieux, je boirais un coup…

Jaunart s’éloigna pour revenir deux minutes après avec la cruche. Les deux brancardiers revenaient en même temps.

C’est ça, fit St-Onge, mouillons-nous un peu le gosier ; il fait si sec que je n’ai plus une goutte de salive dans la bouche.

La cruche d’eau fit la ronde.

C’est pas qu’une petite chaleur quand même, dit le père Brunel, en essuyant sa face humide et rouge comme une brique.

— Je l’ai dit, grommela Jaunart, que ça n’a pas de bon sens de nous faire travailler ainsi.

— Je voudrais bien, murmura Michaud, que ça casse comme t’a dit tout à l’heure. Voyez-vous, les amis, ce n’est pas seulement l’histoire de s’éreinter ici ; et quand je pense que là-bas sur ma terre ma femme et mes petits ne sont guère mieux que nous autres.

— Tu dis là une grosse vérité, approuva Gignac. Moi, quand je suis parti de la maison, il y a deux semaines, ma femme était à la veille d’avoir un petit. Elle n’a avec elle que mon pauvre bougre de père qui ne peut marcher qu’avec un bâton, il a grand peine à se remuer. C’est vrai qu’on peut toujours compter sur l’aide des voisins. Mais tout de même je suis loin d’être tranquille. Bouguieu de sort !

— Oui, à y bien penser notre sort n’a rien de bien enviable ! soupira le père Brunel dont le souvenir s’envolait vers ceux qu’il aimait lui aussi.

Encore une fois Jaunart voulut relever les courages.

— Tout ça c’est vrai, mais faut pas se casser l’esprit et se fendre le cœur, les amis. On est sur le point de voir des temps plus doux. Oh ! si je parle ainsi, c’est parce que je sais quelque chose. Vous allez voir qu’avant longtemps ce Barhoud-là ne fera plus son Benjamin comme à c’t’heure. Laissez faire il va finir par arriver quelque chose qui cassera bien la gueule des tyrans. Car il y a un proverbe qui dit. « Qu’il y a une fin à tout ». Eh bien ! faut pas se décourager. Qui sait, même, peut-être bien qu’un jour les Anglais avec leurs Suisses et leurs Allemands auront sacré le camp pour toujours du pays. On ne sait jamais ce qui arrivera ou n’arrivera pas.

Le jeune paysan se tut voyant revenir Barthoud.

— Bon, grommela-t-il, ficelons-nous le bec encore une fois !

Pour faire voir à l’officier qu’il travaillait ferme et dur il souleva une très grosse pierre avec le dessein de la placer sur la couche de mortier préparé par le père Brunel, mais, trop lourde, la pierre lui glissa des mains, puis elle roula en bas du talus peu élevé où les deux maçons travaillaient. La pierre s’arrêta à environ vingt pieds du mur.

Jaunart la regarda un moment, puis il cria assez haut pour être entendu de l’officier :

— Eh bien ! salope, reste-là, c’est pas moi qui irai te chercher !

Il enleva aussitôt une autre pierre moins grosse et moins pesante et la posa sur le mortier.

À ce moment Barthoud arrivait. Il posa une main sur l’épaule de Jaunart, désigna la pierre roulée en bas du talus et commanda d’un ton sec :

— Va la chercher !

— Hein ! fit Jaunart. Penses-tu que je suis un bœuf ?

— Va, Jaunart !

— Merci bien, ricana le jeune paysan. Je pense que je suis d’âge à ne pas écouter papa !

— Va chercher cette pierre ! commanda encore Barthoud avec force.

— Vas-y toi-même, espèce de flandrin. Moi, je ne me casserai pas les reins pour te faire plaisir.

— Prends garde ! cria Barthoud.

— Oh ! par exemple, répliqua Jaunart, ne me monte pas le sang !

— Obéis !

— Non ! malgré tes soldats et leurs fusils ! Non, Berthoud, entends-tu ?

Les autres, inquiets de la tournure que pouvait prendre l’incident, regardaient sans oser intervenir.

Les soldats fixaient l’équipe et, surtout, l’officier et Jaunart, et sur un signe de l’officier ils agiraient.

Il était curieux de voir ces deux hommes se défier : l’un, haut de taille et doué d’une force capable d’imposer le respect ; l’autre de taille plus petite, de force moindre, mais d’une bravoure à toute épreuve.

La main droite de Barthoud tremblait, sa cravache tremblait, ses lèvres tremblaient. On sentait qu’une rage terrible ravageait cet homme. Le père Brunel, enfin, intervint pour éviter à son jeune compagnon un mauvais coup du Suisse brutal.

— C’est bien, monsieur l’officier, je vais aller la chercher, moi, cette pierre.

— Ce n’est pas à vous que je parle, père Brunel, mais à ce morveux meilleur avec sa langue qu’avec ses bras.

Morveux !… Jaunart fit un bond et lança son poing dans la figure de l’officier. Sous le heurt le colosse chancela. Un cri rauque tomba de ses lèvres et, levant la main, cingla le visage de Jaunart d’un coup de sa cravache.

On entendit seulement un court sifflement…

Jaunart, sans un cri, sans même une plainte, saisit son visage à deux mains et demeura ainsi silencieux et immobile un moment.

Les autres regardaient encore, immobiles aussi, muets et indécis. De leurs fusils les soldats avaient mis en joue ces malheureux et n’attendaient qu’un geste de leur officier. Car instinctivement trois d’entre eux avaient saisi un outil : l’un un marteau ; l’autre une bêche ; le troisième, une barre vie fer servant à mouvoir les grosses pierres. Mais à quoi bon ces outils contre les fusils…

Barthoud, fier de son coup de cravache, ricanait, et cette cravache, il la tenait encore levée au cas où le jeune paysan oserait revenir à la charge.

Jaunart abaissa ses mains.

On put voir sa figure traversée par un sillon violet.

Le jeune homme regarda l’officier avec un air méprisant et dit :

— Ah ! ah ! rouget, tu es trop lâche pour te servir de tes poings…

Et tout à coup, avec la rapidité de la pensée il se rua en avant tête baissée et atteignit Barthoud dans l’abdomen. L’officier tomba comme une masse… Mais déjà les soldats se jetaient sur le paysan et le réduisaient à l’impuissance.

Décidément l’affaire se gâtait, et le père Brunel soupira fortement d’amertume, tandis que les autres compagnons se réjouissaient du bon coup que Jaunart venait d’appliquer au ventre du Suisse.

Cependant, ce dernier parvenait à se relever avec difficulté. Une fois qu’il eût réussi à tenir son équilibre, il fit entendre un rugissement de fauve et cria à ses soldats, désignant les autres compagnons de l’équipe :

Liez ces hommes et à la caserne… Marche !

À la caserne, il y avait une cave et dans la cave trois cachots rudimentaires, mais solides, auxquels n’arrivaient ni lumière ni air. On enferma Jaunart dans l’un de ces cachots.

Il était quatre heures.