Éditions Édouard Garand (p. 49-52).

IX

LA DÉMENCE D’ISABELLE


Une heure s’écoula.

La porte du fort s’ouvrit tout à coup et plusieurs soldats, munis de torches résineuses, la franchirent avec une sorte de précipitation. La veuve du Commissaire Desprès, affolée, se tenait au milieu de ces hommes et elle se lamentait :

— Il lui est certainement arrivé malheur !… Oh ! Mon Dieu ! je l’avais pressenti !… Cherchez bien, mes amis, elle n’est peut-être pas loin. Une sentinelle l’a vue ce soir rôder autour des murs…

Les soldats marchaient en éclairant le sol de leurs torches.

Isabelle était tombée à deux cents verges environ de la porte du fort. Il ne fallut donc que quelques minutes aux soldats pour découvrir la jeune fille. Toujours inanimée, elle reposait sur le côté droit dans l’herbe humide de rosée. Mme Desprès se jeta sur elle en pleurant, croyant que sa fille était morte. Mais non, heureusement ; Isabelle était évanouie seulement, et peu après l’arrivée des soldats et de sa mère elle reprit connaissance.

— Oh ! maman, maman, murmura-t-elle avec joie et en attirant sa mère à elle pour l’embrasser avec effusion, je ne suis donc pas morte ! Dieu soit loué !

Elle se réjouissait de se retrouver vivante, elle était bien heureuse parce que, durant son évanouissement, elle avait eu un très beau songe. Elle avait revu Valmont, et lui l’avait prise dans ses bras, l’avait embrassée avec un amour passionné et il lui avait murmuré :

— Je t’aime, Isabelle… je t’aime de toutes les forces de mon âme !

Mais avait-elle rêvé réellement ? Oh ! comme elle aurait voulu être certaine que ça n’avait pas été un songe, mais une réalité !

Mme Desprès n’était pas moins heureuse que sa fille. Perdre celle-ci, c’était perdre ce qui lui restait de plus cher au monde. Dans l’infortune, le deuil et la pauvreté où elle se voyait depuis quelques jours non sans de terribles appréhensions pour l’avenir, elle sentait que sa fille était pour elle un appui comme une grande consolation.

Tout à fait ranimée par la fraîcheur de la nuit et vivifiée par la pensée que Valmont l’aimait, Isabelle put se lever. Peu après les deux femmes — la mère supportant la fille — et leur escorte rentrèrent dans le fort.

De suite Mme Desprès, qui se doutait bien que quelque chose d’anormal survenait dans l’existence de sa fille, voulut savoir ce qui lui était arrivé. Mais Isabelle se sentait trop brisée pour engager un entretien, et elle manifesta le désir de s’aller coucher.

— Demain, maman, je te dirai quelque chose… À présent j’ai besoin de repos !

Ce dont Isabelle avait surtout besoin, c’était de se retrouver seule et de repasser ses souvenirs. Elle avait hâte de vivre un moment avec l’image de Valmont, espérant qu’elle entendrait encore ses paroles d’amour.

Mme Desprès n’était plus dupe, et l’instinct de son cœur maternel lui faisait bien deviner le secret de sa fille. Elle consentit à laisser Isabelle à elle-même, et avant que la jeune fille gagnât sa chambre, Mme Desprès voulut l’embrasser longuement et la réconforter, si elle avait quelque chagrin. Mais la veuve savait bien que la jeune fille n’éprouvait aucun chagrin, car les yeux et la physionomie d’Isabelle rayonnaient d’une joie mystérieuse. Oh ! oui, elle avait trouvé la clef du mystère : c’est-à-dire pourquoi Isabelle n’aimait pas d’Altarez !

Aussi, lorsqu’elle fut demeurée seule, sa physionomie changea-t-elle subitement. Son visage s’assombrit, l’éclair de douceur et d’amour qui avait illuminé jusqu’alors la prunelle de ses yeux se transforma en un éclair de haine.

— Oh ! murmura-t-elle, il n’est pas possible que je permette à cet homme de s’emparer du cœur de ma fille ! Je ne laisserai pas accomplir cette monstruosité que le meurtrier de mon mari épouse sa fille ! Si le crime est nécessaire, j’irai jusqu’au crime ! D’ailleurs, j’ai un droit de vengeance… celui de venger la mort de mon mari ! Eh ! bien ! c’est décidé, cet homme mourra !

Et elle ajouta avec un accent impossible à rendre :

— Ah ! Capitaine Valmont, tu apprendras à tes dépens qu’on ne marche pas impunément sur le cœur d’une mère !

Elle s’enveloppa aussitôt d’un manteau de couleur brune et sortit de son logis. Après avoir traversé une place d’armes elle se trouva en face d’une sentinelle qui faisait les cent pas.

— Peux-tu me dire, mon ami, où je trouverai le lieutenant Peyrolet ?

— Madame, je sais qu’il s’est rendu à la cantine ce soir, mais je ne sais pas s’il est de retour. Si madame veut se rendre jusqu’au corps de garde, elle saura si le lieutenant Peyrolet est là ou à la cantine.

— C’est bien, merci. Tiens ! ajouta-t-elle, prends ceci et lorsque tu seras relevé de ta faction tu iras à ton tour à la cantine !

Elle mit dans la main du factionnaire quelques pièces d’argent, et poursuivit son chemin.

Le corps de garde se trouvait situé à l’extrémité opposée du fort et à l’entrée des casernes. Mme Desprès y arriva après cinq minutes de marche. Des conversations animées et des éclats de rire partaient de l’intérieur du poste, et Mme Desprès, qui connaissait les habitudes des soldats de la garnison, comprit qu’on était en train, là, de boire et de jouer aux cartes. Elle frappa à la porte.

Un soldat vint entr’ouvrir discrètement la porte et manifesta une grande surprise en reconnaissant la veuve du défunt commissaire et commandant.

— Veux-tu me dire, mon ami, si le lieutenant Peyrolet est là ? interrogea Mme Desprès à voix basse.

— Je regrette, madame, de vous dire que le lieutenant est aile à la cantine.

— Eh bien ! veux-tu aller le prévenir que je désire le voir et l’entretenir de choses urgentes ? Dis-lui que je l’attendrai en mon logis !

— Bien, madame, je cours à la cantine.

Et, tout comme au factionnaire, elle donna à ce soldat quelques pièces d’argent. Le soldat remercia avec effusion, referma la porte du poste et prit sa course vers la sortie du fort et, de là, vers la cantine.

Mme Desprès, satisfaite, rentra tranquillement chez elle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À l’aube suivante, un ciel nuageux menaçait la terre d’orage ; mais bientôt un grand vent de l’ouest s’élevait et soufflait les nuages par delà les montagnes vertes, puis le soleil, comme les jours précédents, paraissait sur l’horizon, tiède et joyeux. Et à mesure que ce beau soleil, beau comme un soleil de victoire, montait dans le firmament sans tache, le grand vent de l’Ouest s’apaisait peu à peu jusqu’à devenir une brise molle et caressante.

Mme Desprès ne s’était pas couchée de la nuit qui venait de finir, car une grande partie de cette nuit avait été passée en une mystérieuse conférence avec le lieutenant Peyrolet. Celui-ci avait quitté la veuve juste un peu avant l’aube, et elle n’avait pas crut devoir se coucher. D’ailleurs, elle ne sentait nul sommeil. Trop de soucis accablaient son cerveau. Et elle avait encore besoin de réfléchir, d’autant plus qu’elle préparait un interrogatoire en règle pour tirer de sa fille la vérité ou les secrets de son cœur. Quand vint le grand jour, elle se sentait prête à aborder avec Isabelle l’entretien définitif. Disons que Mme Desprès voulait à tout prix faire épouser Isabelle par d’Altarez, et elle s’imaginait que Valmont était l’obstacle. Mais Valmont disparu, elle croyait qu’Isabelle, après le premier chagrin, ouvrirait son cœur au capitaine d’Altarez. Aussi avait-elle hâte de voir apparaître sa fille. Mais le jour grandissait sans que la jeune fille donnât signe de réveil. À huit heures, Mme Desprès sonna l’unique servante qu’elle avait, une jeune indienne abénaquis, et lui commanda d’aller voir si Isabelle dormait encore ou si elle était réveillée. La servante s’étant rendue à l’ordre, revint pour annoncer que la « demoiselle » dormait encore.

Mme Desprès, désappointée, ne savait trop que faire pour passer le temps. Mais elle avisa tout à coup sur un guéridon un travail de broderie qui s’achevait. C’était un drapeau qu’Isabelle voulait présenter au général le jour de la bataille qu’on prévoyait. À ce drapeau Mme Desprès avait elle-même travaillé, et ce matin-là, en attendant sa fille, elle pensa qu’elle pourrait peut-être l’achever. Elle se mit à l’œuvre. Lorsque sonnèrent dix heures, le drapeau se trouva terminé. Néanmoins, Isabelle n’apparaissait pas encore. Alors, Mme Desprès résolut d’aller la réveiller.

Elle trouva la jeune fille assise dans son lit. Mais au lieu d’une Isabelle joyeuse et rayonnante qu’elle s’attendait de revoir, elle se trouva en face d’une Isabelle très pâle et très sombre.

À la vue de sa mère, la jeune fille ébaucha un amer sourire et dit en soupirant avec angoisse :

— Ah ! maman, si tu savais le vilain rêve que j’ai fait !

En proférant ces paroles ses lèvres tremblaient et ses yeux s’humectaient. Émue, Mme Desprès voulut consoler sa fille.

— Il ne faut pas, Isabelle, penser aux mauvais rêves qu’on a faits. Éloigne de ton esprit les sombres pensées ! Vois comme le soleil est beau ! Vois comme la nature est riante ! La vie est bonne et belle, voilà ce qu’il faut se dire.

Non… Isabelle, ce matin-là, ne voyait rien de tel. Les paroles douces et encourageantes de sa mère parurent empirer son esprit malade. Elle se renvoya brusquement sur son oreiller et se mit à pleurer lourdement.

— Maman ! Maman !… bégayait la jeune fille au travers de sanglots qui l’étouffaient… Maman ! Maman !… disait-elle seulement, comme si elle eût imploré sa mère de trouver le remède pour la guérir.

Devant cette douleur étrange dont elle ne pouvait entrevoir ou deviner la cause exacte, Mme Desprès ne put faire autrement que pleurer elle aussi : les larmes de sa fille faisaient jaillir les siennes à flots ; la secrète douleur de l’enfant perçait mortellement le cœur de la mère. Elle parvenait, cependant, à balbutier des paroles de consolation, et elle embrassait avec une tendresse sauvage cette enfant dont la souffrance était pour elle une torture. Elle l’étreignait sur son sein avec une sorte de farouche désespoir, comme si elle eût vu la mort la menacer de lui ravir ce fruit de sa chair. Oh ! tous ces trésors de tendresse, de dévouement et d’abnégation dans le cœur des mères, trésors inépuisables et dont l’œil de l’homme ne saura jamais sonder la profondeur. Oui, Mme Desprès eût brisé son propre cœur pour soulager celui de son enfant. Mais, hélas ! Isabelle paraissait inconsolable…

Tout à coup la jeune fille repoussa durement sa mère, et avec une force dont on ne l’aurait pas cru capable, et elle se dressa sur son lit en disant avec un accent de mortelle angoisse :

— Écoute ! maman… Écoute ! Entends-tu ?… Qu’est-ce cela ?

La brise molle du dehors venait d’apporter un bruit de fusillade.

— Une escarmouche encore entre les Canadiens et les Anglais, émit Mme Desprès sans assurance.

— Non ! Non !… Écoute encore, maman !…

Mais nul coup de feu ne vint de nouveau troubler la paix de cette matinée.

— Maman, reprit Isabelle avec agitation, Ce n’est pas une escarmouche… Je veux aller voir !

— Voir quoi, ma chérie ?

— Ah ! le sais-je ?… Mais il me semble qu’on l’a tué !

— Qui ? demanda Mme Desprès en pâlissant.

— Le sais-je encore ?… Mais lui… peut-être !

Soudain elle jeta un cri perçant, tendit les mains dans un geste de désespoir et dit :

— Oui, oui, on l’a tué… on l’a tué !

Elle sauta hors de son lit, tremblante, hagarde.

— Es-tu folle, Isabelle ? Couche-toi !…

— Non ! répliqua la jeune fille en s’habillant à la hâte. Je veux aller pleurer sur son cadavre !…

— Tu es folle ! Tu es folle !…

Plus tremblante que sa fille, plus hagarde, épouvantée peut-être, Mme Desprès voulut user de force pour faire entendre raison à Isabelle.

La jeune fille la repoussait, disant :

— Laisse-moi, laisse-moi, maman… je veux aller voir !

Elle était si énervée, ses mains étaient si mal habiles qu’elle prit un long temps pour se vêtir convenablement.

Quand elle fut habillée, elle sécha avec violence ses yeux, et d’un pas saccadé elle sortit de sa chambre. Mme Desprès, à demi folle d’épouvante et de douleur, la suivait en chancelant.

Onze heures sonnaient à une horloge.

À cette minute même une sourde rumeur parut s’élever dans l’enceinte du fort.

Isabelle s’arrêta net, saisit sa poitrine à deux mains et regardant sa mère de curieuse façon, elle murmura :

— Oh ! si c’était lui qu’on apporte, expirant… mort…

— Isabelle, je te répète que tu es folle… C’est l’effet de ton mauvais rêve. Prends sur toi !

Isabelle, pour la première fois, parut remarquer la lividité de sa mère, et elle vit encore que Mme Desprès chancelait.

— Oh ! gronda Isabelle avec une sorte de reproche et de ressentiment, tu sais ce qui se passe, maman, et tu ne veux pas me le dire !

Mme Desprès venait d’enserrer la taille d’Isabelle comme pour la garder près d’elle. Mais la jeune fille, toujours avec cette énergie et cette force que donnent les grands désespoirs ou les vives douleurs, se dégagea des bras de sa mère et courut à la porte… La mère s’élança sur les traces de son enfant. Et, l’instant d’après, lorsque les deux femmes pénétraient dans la salle d’armes d’où paraissaient venir maintenant de mystérieuses rumeurs, des soldats posaient par terre un brancard, et sur le brancard un jeune officier, tout ensanglanté, gisait livide et inanimé.

Alors Isabelle ne put retenir un cri… Mais ce ne fut pas un cri de douleur… ce cri résonna joyeux dans les sombres échos de la salle funèbre. Et on aurait pu l’entendre balbutier :

— Ce n’est pas lui… ce n’est pas lui… Oh ! merci, Mon Dieu !

Et, tournant sur elle-même, elle regagna à toute course ses appartements, tandis que, pétrifiée, Mme Desprès considérait le cadavre de d’Altarez…