Éditions Édouard Garand (p. 52-56).

X

LA FUSILLADE


Que s’était-il passé ? Le capitaine d’Altarez avait-il été frappé à mort par les balles anglaises ?…

Non. Il n’y avait pas eu bataille ou engagement ce matin-là, 7 juillet 1758. Les armées anglaises demeuraient toujours invisibles derrière les massifs qui dérobaient la vue du Lac Saint-Sacrement. Quant à l’armée française, elle terminait ses derniers ouvrages de défense.

Au bas du plateau, les Canadiens de Valmont étaient au repos ; ils n’avaient plus rien à faire qu’à attendre l’ennemi.

Le capitaine Valmont était sous sa hutte et allongé sur sa couche, sorte de grabat fait de perches de bouleau, et, les yeux ouverts, il paraissait abîmé dans ses pensées, Et ces pensées ne devaient pas être riantes, à voir son visage pâle et les sombres effluves qui jaillissaient de ses prunelles.

Bertachou, sombre et pensif aussi, était assis hors de la hutte, à l’écart des miliciens qui, par groupes s’entretenaient joyeusement et avec une certaine animation. Plusieurs fumaient, silencieux comme Bertachou. Car Bertachou était d’ordinaire le baromètre de la jovialité dans le camp : s’il était taciturne, certaines fois, les soldats de son voisinage se taisaient. S’il était sombre, le front des soldats s’obscurcissait. Mais s’il riait, s’il était gai, tout le mode semblait heureux. Oui, Bertachou pensait, il songeait en fumant aussi à grosses bouffées. Ce qui rendait Bertachou songeur et taciturne, c’était parce que son capitaine était ainsi. Quand Valmont était de bonne humeur, Bertachou était joyeux et le reste du bataillon se réjouissait. Mais, ce matin-là, ce n’était pas uniquement la triste figure de son capitaine qui tourmentait Bertachou, dans son cerveau deux noms trottaient et deux noms qui portaient avec eux présages de malheur. C’étaient les noms de d’Altarez et d’Isabelle. Et Bertachou savait que ces deux noms causaient à son capitaine les mêmes tourments.

Vers les neuf heures, un grenadier de la compagnie de d’Altarez se présenta dans les retranchements des Canadiens. Avisant Bertachou, il lui demanda où il pourrait trouver le capitaine Valmont.

— Là ! répondit laconiquement Bertachou en indiquant la hutte.

Le grenadier pénétra sous la hutte et remit au capitaine une petite note, disant :

— Si vous voulez me donner la réponse…

La vue de ce billet, dont il ne savait la provenance, fit monter du rouge au front du jeune homme. Il eut le fol espoir que le billet venait d’Isabelle… Mais il se détrompa vite en reconnaissant que c’était l’écriture de son ami, d’Altarez. Et d’Altarez, qui avait négligé ou oublié de signer la note, écrivait :

« Mon cher capitaine, vous connaissant comme un homme d’honneur, je vous prie de venir me rencontrer dans le bas ravin qui aboutit à la rivière, et que vous connaissez bien. Je vous attendrai là à neuf heures et demie. »

Valmont connaissait bien l’endroit, lieu désert et fortement boisé, à un demi mille environ des premières défenses de l’armée de Bourlamaque. Que lui voulait d’Altarez ? Ce qui étonna surtout Valmont, ce fut la politesse très froide de cette note. Pour la première fois d’Altarez employait un « vous » qui semait dans l’esprit de Valmont des impressions d’éloignement et de rancune.

Il répondit à l’envoyé de son ami :

— Dis à celui qui t’a chargé de ce message que je serai au rendez-vous.

Le soldat s’en alla.

Le capitaine Valmont demeura très songeur pendant dix autres minutes. Puis il se leva et quitta sa hutte. En passant devant Bertachou il dit :

— Je vais à un rendez-vous qu’on m’a assigné, je serai absent une heure au plus. D’un pas tranquille il se dirigea vers les fourrés qui avoisinaient la rivière La Chute.

Bertachou le regarda aller jusqu’au moment où Valmont disparut derrière un rideau d’arbustes, puis il se leva vivement en grommelant :

— Un rendez-vous ?… Moi aussi j’y vais… Si on ne m’y a pas convié, c’est par oubli sans doute !

Et Bertachou prit le chemin qu’avait suivi Valmont.

Ce dernier arriva un peu avant l’heure à l’endroit indiqué dans le billet du capitaine d’Altarez. Celui-ci y était déjà rendu. Il était seul, debout et adossé au fût d’un arbre. Il avait l’air sombre et pensif ; son jeune front paraissait chargé de soucis. Il ne vit pas tout d’abord Valmont qui, d’ailleurs, était venu à ce rendez-vous avec une secrète méfiance et s’était approché sans faire de bruit. Il considéra un moment d’Altarez et le paysage environnant. Le lieu était sauvage. Les soldats de Bourlamaque y avaient fait quelques abatis pour élever une redoute dans le fond du ravin qui, partant de la rivière La Chute, conduisait vers les hauteurs où Bourlamaque avait dressé ses défenses ; ce ravin aurait pu servir de couloir à l’ennemi en supposant que ce dernier eût tenté une approche par la rivière La Chute. Les pentes de ce ravin étaient couvertes de saules qui offraient d’excellents postes d’embuscades.

Valmont vit tout cela d’un coup d’œil, et s’il n’eût trouvé là d’Altarez seul, il aurait pu penser qu’il avait été attiré dans un traquenard. Mais le silence, qui planait sur l’endroit lui fit penser que si on en voulait à sa vie, il n’aurait pour tout adversaire que d’Altarez. Il se sentit aussitôt rassuré. Il s’était arrêté à vingt pas du capitaine des Grenadiers, et sans se rapprocher davantage, il proféra sur un ton rude et froid :

— Bonjour, d’Altarez !

Le jeune capitaine sursauta de surprise. Mais reconnaissant aussitôt son ami, il esquissa un sourire contraint et dit sans quitter sa place :

— Je ne doute pas, Capitaine, que vous ne trouviez étrange ce rendez-vous que je vous ai assigné ; mais à la veille de risquer moi, ma vie, vous, la vôtre, dans une bataille imminente entre notre armée et celle des Anglais, j’ai voulu avoir avec vous une explication.

— Je vous écoute, d’Altarez, répondit Valmont avec la même politesse froide.

Le sourire de d’Altarez, contraint l’instant d’avant, se fit amer.

— Ah ! fit-il avec une sorte de sourd ricanement, je vois bien qu’entre vous et moi il y a quelque chose de brisé.

— De brisé irrémédiablement… compléta Valmont.

— Et je suis l’unique auteur de ce malheur ! soupira d’Altarez comme avec regret.

— C’est vrai, approuva Valmont.

Il y eut une pause. D’Altarez, yeux baissés sur le sol, avait l’air gêné ; on l’aurait pris pour un enfant en faute qui redoute de se voir grondé par son père. Grave, impassible, et ses yeux bruns très clairs fixés sur d’Altarez, Valmont ressemblait à un juge… un juge qui va prononcer une lourde sentence contre l’accusé à la barre. Et l’on aurait dit que d’Altarez subissait cette impression d’être l’accusé devant son juge. Accusé qui savait toutes les charges accumulées sur sa tête, d’Altarez, au reste, plaidait coupable ; il avait compris qu’il ne pouvait échapper au jugement qui l’attendait. Il rompit le silence en s’accusant encore :

— Oui, je reconnais que c’est ma seule faute qui est due à une simple mésentente entre nous, le savez-vous, Valmont ?

— Je sais que vous m’avez mortellement outragé de vos soupçons insensés.

— Je ne savais pas ce que je faisais.

— Vous auriez dû le savoir. On n’accuse pas qu’on n’ait de preuves à l’appui. Un homme digne de soi-même, un homme d’honneur, un homme conscient de sa valeur intellectuelle et morale ne profère jamais une accusation… que dis-je ! cet homme n’admet jamais, même en ses plus secrets replis, une accusation contre autrui qu’il ne soit assuré que telle accusation est fondée sur des évidences. Que dis-je encore ! Un homme véritablement homme rejette tout soupçon injurieux à l’amitié, tout soupçon outrageant au malheur de son prochain, tout soupçon qui naît chez lui d’apparences fallacieuses. Il ne peut concevoir un soupçon contre l’amitié que si les apparences ont été appuyées par des gestes ou des paroles, mais des gestes vus, des paroles entendues, de sorte qu’il ne saurait les méconnaître sans se mentir à soi-même. Dites moi, d’Altarez, si dans ma conduite à votre égard il y eut de telles apparences…

— Oui, Valmont, et ce sont ces apparences…

— Arrêtez… je n’ai pas parlé d’apparences trompeuses. Je dis plus : vous, d’Altarez, qui connaissiez ma profonde amitié pour vous, vous ne pouviez pas découvrir d’apparences… c’était impossible. Car il est de ces amitiés — et ainsi était la mienne — qui sont forgées de confiance absolue et que rien ne saurait anéantir, hormis l’affront. Et bien ! d’Altarez, j’ai reçu cet affront, je le porte dans mon cœur, et je me demande si aujourd’hui ou demain dans la bataille la mort survenant, pourra l’effacer !

— Quoi ! Valmont, s’écria d’Altarez avec une sorte d’étonnement douloureux, est-il possible que vous me gardiez une telle rancune ?

— Je n’ai pas parlé de rancune, Monsieur. Gardez-vous de donner à mes paroles un sens autre que celui dont je les revêts. Je vous dis que je porte en moi la blessure d’un outrage sans nom !

— Les blessures se cicatrisent, Valmont, les outrages s’oublient !

— C’est possible, d’Altarez. Pourtant, si vous pouviez sonder la profonde déchirure…

— Valmont, Valmont, interrompit d’Altarez avec désespoir, ne me faites pas sentir davantage le poids déjà écrasant de ma faute. Je vous en conjure. Tenez ! vous avez parlé de bataille aujourd’hui ou demain… oui, demain, à coup sûr, nous nous battrons contre les Anglais et pour la millième fois nous ferons face à la mort ; nous chargerons l’ennemi, mais non comme avant, avec un cœur léger et joyeux, nous marcherons au combat avec un ulcère au cœur. Mourir ainsi… ah ! non ! Car je veux mourir, Valmont, mais non en laissant des haines derrière moi, mais non en emportant avec moi l’inimitié et le mépris de ceux que j’aurai aimés dans le cours de ma vie. Il est vrai que j’ai fait naître ce mépris, il est possible que je le mérite, mais je n’ai rien fait intentionnellement. Je vous l’ai dit, je ne savais pas ce que je faisais. Ah ! si vous saviez, Valmont… oui, si vous saviez comme un cœur épris d’amour est jaloux de cet amour ! Si vous saviez toutes les inquiétudes, les angoisses, les doutes qui tourmentent ce cœur ! L’homme qui est ainsi assiégé n’est plus maître de ses facultés. Les réalités de la vie lui échappent. Il est enlacé dans les filets d’un rêve gigantesque qui l’éblouit et l’aveugle. Plus le rêve est insensé, plus cet homme est grisé de folie extravagante, une folie animale, féroce, qui annihile tout sentiment humain, accapare l’intelligence, brûle votre cœur et tue momentanément chez vous toutes les vertus. L’homme pris de ce mal bizarre devient une brute sans le savoir ; et si le rêve s’évanouit et, d’un immense rayonnement, jette l’homme dans un abîme de noirceur, la brute, en laquelle il s’est transformé, devient sanguinaire, la déception atroce en fait un monstre impitoyable, le désespoir en fait un démon. Ah ! Valmont, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir aimé et d’aimer encore sans espoir ! Ah ! non, vous ne connaissez pas cela, vous ; vous n’avez pas senti cette souffrance de damné, et c’est pourquoi vous ne pouvez voir ni sentir ce que j’ai souffert… ce que je souffre !

La voix de d’Altarez, à cette réminiscence de l’amour déçu, détruit à tout jamais, s’acheva dans un sanglot.

Ce sanglot parut émouvoir Valmont, et sur ses traits jusque-là rigides on aurait pu lire une expression d’attendrissement et de pitié. Mais ce ne fut qu’une ombre fugitive. Il secoua brusquement la tête et demanda d’une voix basse, frémissante :

— D’Altarez, comment pouvez-vous vous dire que je n’ai pas souffert ce que vous souffrez ? Qui vous autorise à me dénier un mérite que je peux avoir autant que vous, s’il est vrai que la souffrance en certaines circonstances et chez certains hommes soit un mérite ? Oui, moi aussi, d’Altarez, j’ai souffert ! Moi aussi je souffre…

— Vous, Valmont !… s’écria d’Altarez avec surprise et en levant ses yeux mornes sur son ami.

— Vous vous étonnez ?… Vous allez voir. Un jour, il n’y a pas longtemps, je croisai sur ma route une jeune fille, belle, séduisante et bonne. Les effluves de ses yeux profonds pénétrèrent jusqu’aux plus intimes replis de mon âme. Elle m’était apparue si belle que j’avais cru voir un ange descendu du Ciel. Cet ange prit à l’instant tout mon cœur, toute mon âme, toute ma vie. Jusqu’à ce jour mon cœur avait été calme et serein, jamais rien ne l’avait troublé : cet ange y jeta le désarroi, la souffrance, le désespoir ! Pourquoi ? Parce que je savais que cette jeune et belle enfant était aimée et par un autre peut-être plus digne que moi. Et cet autre était mon ami. Aimer cette jeune fille aurait été lâcheté de ma part, c’eût été trahir l’amitié. Je ne me sentais pas capable de lâcheté ni de trahison, mais je me savais homme capable de souffrir en silence. Je serrai donc mon cœur, je l’étreignis, je l’étouffai pour essayer de détruire l’image qui l’inondait de ses rayons. Ma souffrance fut si insupportable que je pensai en mourir… Oh ! oui, d’Altarez, une souffrance qui égale bien la vôtre croyez-le !

— Cette jeune fille ne vous aimait pas ? interrogea d’Altarez, ému et inquiet.

— Non.

— Elle aimait l’autre… ?

— Non plus. Je le lui demandai, et elle me répondit qu’elle n’aimait pas mon ami parce que son cœur était pris déjà. Elle en aimait un autre. Qui ? Je ne sais pas. Je ne voulus pas savoir. J’étais assez malheureux comme j’étais…

— Et votre ami aimait cette jeune fille qui ne le payait pas de retour ? Que fit donc votre ami ?

— Vous le savez bien. Monsieur, puisque cette jeune fille s’appelle… Isabelle !

— Isabelle !… répéta en écho d’Altarez, comme s’il eût eu peur de comprendre, ou comme si ce nom, soudain jeté, eût éveillé en lui de lointains souvenirs.

— Oui… celle qu’on surnomme « La Belle de Carillon » !

Alors d’Altarez jeta une exclamation, de douleur ou de joie, on n’aurait su dire, et il se précipita vers le capitaine canadien, criant :

— Valmont ! Valmont ! mon ami, mon meilleur ami… je te demande pardon…

Mais à l’instant même la voix d’un homme derrière Valmont, un homme qui paraissait se trouver encore à distance cria :

— Gare à vous, Capitaine, on tire !…

Valmont fit aussitôt un saut en arrière, comme pour fuir d’Altarez qui accourait à lui… Et à l’instant même vingt coups de feu éclataient derrière le rideau de saules qui garnissaient la pente du ravin à environ cinquante verges de nos personnages, et d’Altarez tombait criblé de balles à la place même que Valmont occupait trois secondes avant. Et lui, Valmont, n’était qu’à deux pas de l’ami qui venait de s’affaisser sous les balles. Et alors il se retourna du côté d’où était venue la voix, et aperçut, pâle et tremblant, Bertachou.

Lui et Valmont, pétrifiés, se regardaient incapables d’échanger une parole. Un peu plus loin, un nuage de fumée montait au-dessus des saules et l’on pouvait percevoir la course de plusieurs hommes prenant la fuite.

— Ah ! les assassins se sauvent… balbutia Bertachou.

— Les assassins… murmura Valmont sans comprendre.

— Oui, Capitaine… ceux qui allaient tirer sur vous…

— Sur moi…

Et Valmont, plus étonné, se retourna vers d’Altarez. Le jeune capitaine gisait inanimé dans une mare de sang qui fumait sous les rayons de soleil. Il courut à lui. D’Altarez était mort… mort criblé de balles, car le sang s’échappait de toutes parts : de son visage, de son cou, de sa poitrine…

— Sacrediable ! fit Bertachou, il faut bien reconnaître, Capitaine, que vous avez été protégé par le bon Dieu : ces balles étaient pour vous, et c’est lui qui les a reçues !

— Allons ! s’écria Valmont en se levant, livide, il y a là un mystère qu’il faudra éclaircir plus tard ; pour le moment, il faut courir au camp de Monsieur de la Bourlamaque chercher des hommes pour transporter ce pauvre d’Altarez au fort.

— Venez, dit Bertachou, je vais toujours le transporter jusqu’aux retranchements de Monsieur de la Bourlamaque, là-haut.

Et se chargeant du cadavre, Bertachou, suivi par son capitaine, grimpa le ravin et gagna les retranchements de l’aile gauche de l’armée.