La Trace du serpent/Livre 2/Chapitre 02

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 129-136).
Livre II

CHAPITRE II.

RESSEMBLANCE ET DIFFÉRENCE.

La vieille femme resta pétrifiée, portant ses yeux de l’un à l’autre des jeunes gens.

« Quoi donc, ce n’est pas Jim ! s’écria-t-elle.

— Qui, n’est pas Jim, grand’mère ? Que voulez-vous dire ? Me voici de retour, les os brisés, en haillons, et les poches vides. Je n’ai rien fait de bon où j’ai été, ainsi, vous n’avez pas besoin de me demander de l’argent, car je n’ai pu gagner un liard ni par douceur ni par violence.

— Mais l’autre, dit-elle, ce jeune gentleman, regarde-le, Jim. »

L’individu prit la chandelle, la moucha avec ses doigts, et se traînant vers Jabez, éclaira en plein sa figure. Ses yeux bleus commencèrent à clignoter et à se fermer comme ceux du hibou en plein soleil, ils roulèrent en tous sens et se fixèrent sur celui qui le regardait.

« Vraiment, maudite soit son impudence, dit l’homme, avec un rire faible et maladif, que Dieu me bénisse s’il ne s’est pas emparé de ma carcasse. Espérons qu’elle lui sera plus avantageuse qu’à moi, ajouta-t-il avec amertume.

— Je ne puis saisir le fil de tout ceci, murmura la vieille femme ; tout est ténèbres pour moi. Je vois l’endroit où j’ai mis l’autre de mes propres mains. Je me vois le faisant, et sûrement encore. Oh ! oui, certainement.

— Que voulez-vous dire par, l’autre ? demanda l’individu, pendant que Jabez attendait attentivement la réponse.

— Eh bien, mon cher enfant, c’est une partie du secret que vous apprendrez un de ces jours. Un beau secret ! de l’or, de l’or, de l’or, tout le temps qu’on le garde, et de l’or encore quand il est révélé, en son temps, mon chéri.

— S’il faut qu’il soit révélé à temps pour me procurer du bien, il vaudrait peut-être mieux qu’il le fût bientôt, alors, dit Jim, en grelottant : mes os sont endoloris, ma tête est en feu, et mes pieds sont des morceaux de glace. J’ai fait aujourd’hui vingt milles à pied, et je n’ai ni bu ni mangé depuis la nuit dernière. Où est Sillikens ?

— À la fabrique, mon cher Jim, quelqu’un lui a donné de l’ouvrage, un des bons ouvriers, et elle doit apporter un peu d’argent à la maison ce soir. Pauvre petite, elle a bien usé ses yeux à pleurer, depuis que vous êtes parti, Jim.

— Pauvre amie, je pensais pouvoir faire quelque chose de bon pour elle et pour moi, en partant comme je l’ai fait, mais je n’ai pas réussi, et voilà que je reviens pour manger son pauvre argent, pauvre amie, c’est une lâcheté d’agir ainsi, et si j’avais eu la force, j’aurais poursuivi, mais je ne pouvais plus. »

À peine avait-il prononcé ces mots, qu’une jeune fille entra par la porte entr’ouverte, et se précipitant sur lui, lui jeta ses bras autour du cou.

« Oh, Jim, vous êtes revenu ; je disais bien que vous reviendriez, je savais bien que vous ne seriez pas toujours absent, que vous ne seriez pas aussi cruel.

— Il est bien plus cruel à moi de revenir, ma chère petite, dit-il, il est mal à moi d’être un embarras pour une jeune fille comme vous.

— Un embarras, Jim ! »

Elle se laissa tomber à ses pieds dans la poussière et parmi les haillons, et posa d’un air caressant sa tête sur les genoux de l’individu.

Ce n’était pas ce qu’on appelle généralement une jolie fille. Son existence n’avait pas les délicatesses qui conviennent à une plante exotique aussi fragile que la beauté ; son visage était pâle, maladif, mais illuminé par de grands yeux bruns, et couronné d’une masse compacte de cheveux noirs.

Elle prit la rude main de l’homme dans les siennes, et la baisa avec tendresse. Je ne prétends pas qu’une marquise eût fait pareille chose, mais dans le cas où elle l’eût fait, je suis certain qu’elle n’eût pas agi avec une grâce plus exquise.

« Un embarras, Jim, dit-elle, un embarras ! Pensez-vous, que si je travaillais pour vous jour et nuit, sans jamais me reposer, j’en serais fatiguée ? Pensez-vous, que si j’usais mes doigts jusqu’aux os à travailler pour vous, j’en ressentirais la moindre douleur ? Pensez-vous, que si ma mort pouvait vous rendre heureux, je ne serais pas heureuse de mourir ? Oh ! vous ne savez pas, vous ne savez pas… »

Elle dit ces mots d’un ton moitié désespéré, car elle comprenait qu’il n’y avait dans son âme aucune faculté pour sonder la profondeur de son amour à elle.

« Pauvre amie, pauvre amie, dit-il, posant doucement sa main rude sur sa chevelure noire, si cela va aussi mal que vous le dites, j’en suis chagrin, plus chagrin ce soir que jamais.

— Pourquoi, Jim ? Elle leva sur lui des yeux alarmés. Pourquoi Jim ?… se passe-t-il quelque chose ?

— Pas grand chose, fillette, mais, je crois que je ne suis pas tout à fait à mon affaire ce soir. »

Il laissa tomber sa tête en parlant ; la jeune fille la posa sur son épaule, et il la laissa appuyée sur elle comme s’il n’avait plus la force de la relever.

« Grand’mère, il est malade, il est malade ! Pourquoi ne pas me dire cela plus tôt ? Ce gentleman est le docteur ? demanda-t-elle, regardant Jabez qui se tenait immobile, et contemplait cette scène, dans l’ombre près de la porte.

— Non, mais je vais aller chercher le médecin, si vous le désirez, dit ce complaisant personnage qui semblait prendre un vif intérêt à cette réunion de famille.

— Volontiers, monsieur, si vous voulez avoir cette bonté, dit la jeune fille d’un air suppliant ; il est très-malade, j’en suis sûre. Jim, levez la tête et dites-nous ce que vous avez. »

Il souleva avec effort ses paupières appesanties et fixa sur elle ses yeux injectés de sang. Non, non ! jamais il ne pourrait connaître la profondeur de l’amour de celle qui le regardait alors, avec plus que la tendresse d’une mère, le dévouement d’une sœur et l’abnégation d’une épouse. De cet amour inaltérable, qui lui aurait offert un refuge dans ses bras, eût-il été voleur ou meurtrier, et qui n’aurait pu avoir plus de tendresse pour lui, eût-il été roi sur un trône.

Jabez North alla chercher un médecin, et revint bientôt avec un gentleman, qui, en voyant Jim l’ouvrier, déclara que ce qu’il y avait de mieux à faire était de le mettre d’abord au lit.

« Car, dit-il tout bas à la vieille femme, il a attrapé une fièvre rhumatismale, et joliment forte, encore. »

La jeune fille appelée Sillikens éclata en sanglots en entendant ce diagnostic, mais étouffa bientôt ses pleurs, les pleurs devant être étouffés dans le quartier de Peter l’aveugle, où les habitants n’ont pas le temps de verser des larmes, et se mit à l’œuvre pour organiser un lit, un matelas usé et une mince courtepointe rapiécée, et là-dessus on étendit ce paquet d’os endoloris, connu dans Peter l’aveugle sous le nom de Jim Lomax.

La jeune fille reçut les prescriptions du médecin, promit de revenir avec les médicaments dans cinq minutes, puis s’agenouilla à côté du malade.

« Oh ! Jim, mon cher Jim, dit-elle, ayez bon courage, pour l’amour de ceux qui vous aiment ! »

Elle aurait pu dire pour l’amour de celle qui vous aime, car jamais aucun homme, depuis mylord le marquis jusqu’à Jim le travailleur, ne pouvait être aimé deux fois dans sa vie comme elle l’aimait.

Jabez North, pour rentrer à son logis, devait suivre le même chemin que le docteur ; aussi marchèrent-ils côte à côte.

« Pensez-vous qu’il en revienne ? demanda Jabez.

— J’en doute. Il a évidemment supporté une grande misère, de l’humidité, et de la fatigue. Il a une fièvre très-violente, et je crains qu’il ait peu de chance d’y résister. Je crois qu’il faudrait faire quelque chose pour rendre sa position un peu plus confortable ; car, bien entendu, malgré la différence apparente qu’établit entre vous le costume, il n’y a pas à s’y méprendre, vous êtes frères. »

Jabez éclata d’un rire dédaigneux.

« Frères ? mais je n’avais jamais vu cet individu dix minutes avant votre arrivée.

— Dieu me bénisse, dit le vieux docteur ; vous m’étonnez. Je vous aurais pris pour deux frères jumeaux ; la ressemblance entre vous deux a quelque chose de surprenant, malgré même la grande différence de vos habits. Vêtu comme vous, il serait impossible de vous distinguer l’un de l’autre.

— Vous pensez réellement ainsi ?

— Cela doit frapper n’importe qui. »

Jabez North garda le silence quelques instants, et bientôt, comme il se séparait du docteur au coin d’une rue, il dit :

« Et vous pensez réellement que ce pauvre homme a peu de chance de se rétablir ?

— Je crains positivement qu’il n’en existe aucune. À moins qu’une crise miraculeuse n’amène du mieux, dans trois jours, ce sera un homme mort. Bonsoir.

— Bonsoir, » répondit Jabez tout rêveur.

Et il se dirigea lentement vers sa demeure.

Dès ce moment, il sembla porter son attention sur son physique et vouloir devenir élégant ; car le matin du jour suivant il acheta un flacon d’eau pour teindre les cheveux, et l’expérimenta sur une ou deux boucles de sa chevelure blonde, qu’il coupa dans ce dessein.

Cette occupation pouvait sembler vulgaire pour un homme aussi supérieur et aussi intelligent que Jabez North ; mais il se peut que, dans la vie d’un homme, toute action, même vulgaire en apparence, porte en elle un but profond et déterminé.