La Trace du serpent/Livre 2/Chapitre 01

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 115-128).


LIVRE DEUXIÈME

ACQUIT DE TOUS COMPTES.


CHAPITRE I.

PETER L’AVEUGLE.

Le favori, Galères, ayant perdu dans la course avec Richard Marwood, on ne porta plus que très-peu d’intérêt dans Slopperton à la destinée de Dick le Diable. On savait qu’il était enfermé dans l’asile des fous du comté, prisonnier pour la vie, ou comme l’exprimaient les personnes versées dans la connaissance des lois, tout le temps qu’il plairait au souverain de l’y laisser. On savait que sa pauvre mère avait fixé sa résidence près de l’asile, et se donnait par intervalles le triste plaisir de contempler les débris de l’ancienne intelligence de son fils. Mistress Marwood était maintenant une femme très-riche, ayant hérité de toute la fortune de son pauvre frère assassiné, car on avait trouvé un testament de M. Montague Harding qui donnait la totalité de ses richesses considérables uniquement à sa sœur. Elle dépensait peu, cependant, et ce qu’elle dépensait était principalement consacré à des œuvres de charité ; mais sa bienfaisance même était limitée, et elle faisait pour les pauvres un peu plus qu’au temps où elle jouissait de son petit revenu. La fortune de l’habitant des Indes orientales restait accumulée dans les mains de ses banquiers. Mistress Marwood était donc énormément riche, et tout Slopperton, en conséquence, la faisait passer pour avare.

C’est ainsi que l’événement des neuf jours s’éteignit et que l’assassinat de M. Montague Harding fut oublié. Le soleil fit briller sur les cheminées des usines de Slopperton des rayons chaque jour plus chauds ; chaque jour les ouvriers appartenant aux fabriques éprouvèrent de plus en plus la nécessité de fréquenter plus souvent le cabaret, à mesure que la température devenait de plus en plus altérante, jusqu’au moment où le brûlant soleil de juin éclata sur le pavé des rues de Slopperton, calcinant et grillant les pierres ; où la vue d’une mare ou d’un réservoir d’eau paraissait comme des sources dans le grand désert du Sahara ; où les habitants de la rue du côté du soleil étaient hostiles et mal disposés contre ceux qui habitaient le côté de l’ombre ; où l’épicier du coin, qui sortait avec un pot à eau et arrosait chaque soir le devant de sa porte, passait pour un bienfaiteur public ; où le boulanger, qui ajoutait sa production particulière de calorique à celle de la grande usine de Soleil et Co et calcinait le sol de son four pour son propre compte, était considéré comme une incommodité publique, et le pain chaud une abomination ; jusqu’au moment où le beurre pour le thé, à Slopperton, n’étant plus du beurre, mais de l’huile, ne se laissait plus entamer par le couteau, et se cachait sournoisement dans les trous de la miche de quatre livres, quand on essayait de l’étaler dessus ; où les bœufs, se vautrant dans les mares d’eau, étaient devenus des êtres dignes d’envie et de haine ; et où, merveille des merveilles, les gens de Slopperton payaient la dure taxe de l’eau, dans la crainte et les angoisses qu’ils éprouvaient en pensant à la possibilité d’être privés de ce liquide rafraîchissant.

Le 17 juin amena les vacances d’été, dans l’établissement du docteur Tappenden, et dans la soirée de ce jour le docteur Tappenden ferma. Il est bien entendu que cette locution est seulement un terme du jargon d’écolier. Je ne veux pas dire que le digne docteur (comment était-il parvenu à être docteur, et dans quelle faculté avait-il gagné ce grade, je me le demande) éprouvât quelque transformation matérielle quand il ferma, ou qu’il subît un changement de réputation, que donne l’insertion dans la Gazette, dans les cas les plus ordinaires de banqueroute. Je veux dire simplement que, dans la soirée du 17 juin, le docteur Tappenden donna une espèce de bal, auquel assista M. Pranskey, le maître de danse, avec son violon et dans tous ses atours, et dans lequel parurent aussi les jeunes gentlemen en grande cérémonie, avec une profusion de manchettes et de cols de chemise, et des visages brillants qui semblaient avoir été vernis plutôt que lavés par la respectable jeune personne attachée au département de la garde-robe et aux travaux de la lingerie. Il serait effrayant de dire la quantité de verres de limonade et de tartes à la confiture de framboises que ces jeunes gentlemen absorbèrent dans cette soirée du 17 juin ; mais je sais que le fils aîné Allecompain fut malade le matin du 18, et que ses parents, qui l’aimaient à la folie, étant venus le chercher dans une voiture et ayant eu l’imprudence de le placer le dos tourné aux chevaux, une des portières s’ouvrit avec grand fracas, le jeune gentleman se figurant faire une partie improvisée avec quelque membre imaginaire de l’espèce féline, s’échappa, et son papa et sa maman pensèrent qu’il fallait le laisser se livrer à cette fantaisie sans la moindre hésitation.

Dans la soirée du 18, les jeunes élèves du docteur Tappenden, à l’exception de deux petits garçons à la peau brune et à la chevelure frisée, dont les parents habitaient la Trinité, partirent tous pour se rendre dans leurs familles respectives, et M. Jabez North put disposer à son aise de la classe pendant tout le temps des vacances, car les petits étrangers jouaient au voyage en mer sur un des bancs, avec un bâton de cricket pour mât, ou lisaient dans un coin Sinbad le marin, et ne gênaient nullement ce gentleman.

Notre ami Jabez paraît aussi calme que d’habitude ; son teint pâle et délicat est peut-être un peu plus pâle, et les coins de sa bouche un peu plus serrés ; selon l’absurde professeur de phrénologie, la tête et la physionomie de Jabez offraient tous les caractères de la sécrétivité ; mais notre ami est aussi paisible que jamais. La pâleur de son visage, la finesse de son nez aquilin, sa belle chevelure et sa figure un peu allongée donnent à sa personne un cachet d’aristocratie que ses vêtements noirs en mauvais état ne peuvent celer. Mais Jabez n’est pas excessivement satisfait de son sort : il se promène de long en large dans la classe, tout seul, éclairé par le crépuscule d’une soirée de juin. Le docteur Tappenden est parti pour les bords de la mer avec sa frêle et unique fille, familièrement appelée par les écoliers, qui ne prisent guère les beautés éthérées, Jane la Décharnée. Le docteur Tappenden est parti pour se divertir, car le docteur Tappenden est riche, il passe pour avoir quelque vingt mille livres placées dans une banque de Londres, il ne place pas son argent à Slopperton ; et, quant à Jane la Décharnée, on peut observer qu’il y a des jeunes gens de la ville qui donneraient quelque chose pour un regard de la maigre fille, et qui seraient disposés à considérer sa personne éthérée comme la véritable incarnation de l’idéal du poète, quand ils ajoutent à ses formes grêles la rondeur volumineuse qu’offre le total de la somme placée par son père.

Jabez arpente en tous sens la longue classe d’un pas si léger, qu’il éveille à peine un écho (ces bizarres physiologistes trouvent dans la légèreté de ce pas un autre indice de sécrétivité), et continue sa promenade malgré l’obscurité qui grandit.

« Six autres mois de grammaire latine, murmura-t-il, une autre demi-année de rudiments grecs et d’ennuyeuse société avec ces maussades compagnons, Pâris et Hélène, et Hector et Achille. Une belle existence pour un homme ayant ma tête ! car ces imbéciles de physiologistes, qui ont discouru sur mon manque de sens moral, avaient peut-être raison quand ils me disaient que mon intelligence pourrait me mener où je voudrais. Qu’a-t-elle fait pour moi jusqu’à ce jour ? Mais elle m’a retiré des haillons dégoûtants de la charité publique, elle m’a donné l’indépendance et elle me donnera la fortune. Mais, comment, comment ? Quelle sera la prochaine épreuve ? Cette fois, il ne faut pas d’insuccès ; cette fois, mes données doivent être sûres. Si je pouvais seulement découvrir quelque bon projet. Il y a bien un moyen par lequel je pourrais me procurer une forte somme d’argent ; mais, après, la crainte de la prison ? la prison qui, évitée aujourd’hui, peut s’ouvrir demain. Et ce n’est pas une année ou deux d’orgie ou de vie dissipée que je veux avoir pour but, mais une longue existence de fortune et de plaisir, avec des têtes d’hommes pour escabeaux, et mes anciens maîtres pour lécher la poussière de mes souliers. Voilà pourquoi je dois lutter, voilà le but que je dois atteindre ; mais, comment ?… comment ?… »

Il prit son chapeau et sortit de la maison. Il était complètement maître de ses actions pendant ces jours de vacances, il entrait et sortait selon sa fantaisie, pourvu qu’il fût rentré au logis à dix heures, quand on fermait la porte de l’établissement pour la nuit.

Il marcha sans but à travers les rues de Slopperton. Il était huit heures et demie, et les ouvriers des fabriques remplissaient les rues, respirant la fraîcheur du soir, mais calmes et accablés dans leur contenance, épuisés qu’ils étaient par la chaleur d’une longue journée de juin. Jabez n’affectionnait pas beaucoup ces endroits populeux, et il tourna à l’une des extrémités les plus affairées de la ville, pour entrer dans une petite allée de vieilles maisons qui conduisait dans un square de forme ancienne, dans lequel s’élevaient deux vieilles églises avec deux clochers très-élevés et un hôtel de ville à l’aspect antique (autrefois une prison), un pâté de maisons bizarres avec des toits pointus et des étages supérieurs se projetant en saillie sur les inférieurs, et une chétive pompe. Jabez laissa bientôt ce square derrière lui, traversa deux ou trois rues sombres, étroites, de construction ancienne, et arriva dans un labyrinthe de ruines, véritables chenils et nids à pigeon humides, connu sous le nom de Allée de Peter l’aveugle. Qu’avait été ce Peter l’aveugle, et comment était-il parvenu à posséder cette allée ? ou bien, cet endroit n’ayant pas de débouché et ne laissant pénétrer que très-peu la lumière, avait-il été appelé dans l’origine l’Allée aveugle de Peter ? nul être vivant ne le savait. Mais si Peter l’aveugle était un mythe, l’allée était une réalité et une sale, dégoûtante et fétide réalité, à l’égard de laquelle le conseil de salubrité semblait frappé de la propre infirmité du Peter susdit, qui lui laissait ignorer les horreurs du lieu. Ainsi Peter l’aveugle était l’Alsace de Slopperton, un refuge pour le crime et pour la misère, car celle-ci ne peut pas choisir sa société et doit se contenter souvent, pour avoir un abri, de vivre pêle-mêle avec le crime, ce qui fait, sans aucun doute que, s’appuyant sur l’excellent proverbe sur les oiseaux de même plume, les gens sages et bienveillants pensent que crime et misère signifient la même chose. L’allée de Peter l’aveugle s’était élevée à la réputation une ou deux fois à l’occasion d’une jeune fille qui avait empoisonné son père dans une croûte de pouding, et du suicide d’un petit garçon de quatorze ans qui s’était pendu derrière une porte de l’aveugle Peter. Dans la première de ces circonstances, Peter l’aveugle avait eu même son dessin sur le journal du dimanche, et elle faisait, ma foi, très-bien dans cette gravure sur bois, si bien qu’elle aurait eu quelque difficulté à se reconnaître elle-même, ce qui paraîtra peut-être peu étonnant, si l’on considère que l’artiste, qui vivait dans le voisinage de Holborn, avait esquissé l’allée de l’aveugle Peter d’après une gorge des montagnes du Tyrol, au milieu de trois ou quatre maisons de Chancery Lane.

L’allée de l’aveugle Peter avait certainement un aspect sauvage particulier, étant appuyée sur le flanc d’une colline escarpée, et ressemblait beaucoup à une ruelle de Londres qui, enlevée de sa position, se trouverait adossée par hasard à un coteau de Slopperton.

On ne doit pas supposer un instant qu’un personnage aussi haut placé et aussi respectable que M. Jabez North eût la moindre intention de s’enfoncer dans la sale obscurité de l’allée de Peter l’aveugle. Il était venu aussi loin uniquement pour se diriger vers les faubourgs de la ville, où il avait une petite maisonnette en briques, simulacre de campagne, beaucoup plus orné de coquilles d’huîtres, de poteries brisées, et d’échafaudages, que d’arbres ou de fleurs sauvages, grandes raretés dans cette partie des environs de Slopperton.

Jabez poursuivait donc son chemin, passant devant l’entrée de l’allée de Peter l’aveugle, qui était ornée de deux ou trois barres de fer brisées et couvertes de rouille, en manière de dents, quand il fut soudain arrêté par une femme à l’aspect hideux, qui se précipita sur lui, en lui adressant la parole d’une voix stridente.

« Eh bien, nous venons revoir nos meilleurs amis, n’est-ce pas ? Nous revenons à notre vieille grand’mère, après l’avoir mise sens dessus dessous, en restant absent quatre jours et quatre nuits. Où avez-vous été, Jim, mon chéri ? et où avez-vous gagné votre superbe costume ?

— Où j’ai gagné mon superbe costume ? Que voulez-vous dire, vieille sorcière ? Je ne vous connais pas, et vous ne me connaissez pas. Laissez-moi passer, allons, ou je vous assomme.

— Non, non, cria-t-elle, il ne voudrait pas frapper sa vieille grand’mère, il ne voudrait pas assommer sa grand’mère qui l’a nourri, et l’a élevé comme un gentleman, et qui veut lui dire un de ces jours un secret, qui vaut une mine d’or, s’il la traite bien. »

Jabez dressa les oreilles à ces mots, « une mine d’or, » et dit d’un ton tout à fait radouci :

« Je vous dis, ma bonne femme, que vous me prenez pour un autre. Je ne vous ai jamais vue avant aujourd’hui.

— Quoi ! vous n’êtes pas mon Jim ?

— Non, je m’appelle Jabez North. Si cela ne vous satisfait pas, voici ma carte. »

Et il sortit son porte-cartes.

La vieille femme mit les poings sur les hanches, et le fixa avec un regard d’admiration.

« Mon Dieu, s’écria-t-elle, n’est-ce pas naturel ? N’est-il pas né sous une bonne étoile ? Le voilà comme un commerçant posé et raisonnable, ou un jeune homme qui a un banc à l’église, passé dans les rangs de la noblesse avec une grande lettre à son nom, qui a une femme et deux petits chérubins dans une autre ville, et auquel il ne faut qu’une course de chemin de fer pour aller les voir. Eh, Jim, êtes-vous devenu cela, est-ce bien vrai ; et apportez-vous l’abondance à la maison comme un bon garçon que vous êtes pour votre grand’mère, n’est-ce pas ?… dit-elle d’un ton cajoleur.

— Je vous dis, que vous confondez, vieille folle ; je ne suis pas l’individu pour qui vous me prenez.

— Quoi, vous n’êtes pas Jim ! Et vous pouvez me regarder avec ses yeux et me parler avec sa voix. Alors, si vous n’êtes pas lui, il est mort et vous êtes son ombre. »

Jabez pensa que la vieille femme était folle, mais il n’était pas peureux, et l’aventure commençait à l’intéresser. Qui était cet homme qui avait une si grande ressemblance avec lui, et qui devait un jour apprendre un secret, valant une mine d’or ?

« Voulez-vous, alors venir avec moi à la maison, dit la vieille femme, pour que j’y voie clair, et que je sache si vous êtes mon Jim ou non.

— Où est la maison ? demanda Jabez.

— Mais dans l’allée de Peter l’aveugle assurément, où voulez-vous qu’elle soit ?

— Comment le saurais-je ? » dit Jabez, en la suivant.

Il pensait qu’il était en sûreté même dans l’allée, n’ayant pas de valeurs sur lui, et ayant d’ailleurs une extrême confiance dans la force de son bras.

La vieille femme ouvrit le chemin dans la gorge de la petite colline, sur laquelle s’entassaient de misérables cabanes, et de vieilles maisons décrépites, qui avaient été autrefois de confortables résidences. Celle dans laquelle elle entra était une habitation de la dernière catégorie, et elle l’introduisit dans une pièce dallée, qui avait été jadis un beau vestibule.

La chambre était éclairée par la lueur d’une petite chandelle dont le long lumignon faisait dégoutter le suif, et plantée dans une bouteille qui avait contenu du gingerbeer. À cette faible clarté, Jabez vit assis sur un tas de guenilles à côté du triste foyer, sa propre image, un homme, en un costume différent du sien, des vêtements d’ouvrier, mais dont le visage reflétait le sien aussi fidèlement que jamais avait pu le faire un miroir.