La Science nouvelle (Vico)/Livre 2/Chapitre 01

Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 374-380).


CHAPITRE PREMIER


SUJET DE CE LIVRE.

Ier.

Nous avons dit dans les axiomes que toutes les histoires des Gentils ont eu des commencements fabuleux, que chez les Grecs, qui nous ont transmis tout ce qui nous reste de l’antiquité païenne, les premiers sages furent les poètes théologiens, enfin que la nature veut qu’en toute chose les commencements soient grossiers : d’après ces données nous pouvons présumer que tels furent aussi les commencements de la sagesse poétique. Cette haute estime dont elle a joui jusqu’à nous est l’effet de la vanité des nations, et surtout de celle des savants. De même que Manéthon, le grand prêtre d’Égypte, interpréta l’histoire fabuleuse des Égyptiens par une haute théologie naturelle, les philosophes grecs donnèrent à la leur une interprétation philosophique. Un de leurs motifs était sans doute de déguiser l’infamie de ces fables, mais ils en eurent plusieurs autres encore. Le premier fut leur respect pour la religion : chez les Gentils, toute société fut fondée par les fables sur la religion. Le second motif fut leur juste admiration pour l’ordre social qui en est résulté, et qui ne pouvait être que l’ouvrage d’une sagesse surnaturelle. En troisième lieu, ces fables, tant célébrées pour leur sagesse et entourées d’un respect religieux, ouvraient mille routes aux recherches des philosophes, et appelaient leurs méditations sur les plus hautes questions de la philosophie. Quatrièmement, elles leur donnaient la facilité d’exposer les idées philosophiques les plus sublimes, en se servant des expressions des poètes, héritage heureux qu’ils avaient recueilli. Un dernier motif, assez puissant à lui seul, c’est la facilité que trouvaient les philosophes à consacrer leurs opinions par l’autorité de la sagesse poétique et par la sanction de la religion. De ces cinq motifs les deux premiers et le dernier impliquaient une louange de la sagesse divine, qui a ordonné le monde civil, et un témoignage que lui rendaient les philosophes, même au milieu de leurs erreurs. Le troisième et le quatrième étaient autant d’artifices salutaires que permettait la Providence, afin qu’il se formât des philosophes capables de la comprendre et de la reconnaître pour ce qu’elle est, un attribut du vrai Dieu. Nous verrons, d’un bout à l’autre de ce livre, que tout ce que les poètes avaient d’abord senti relativement à la sagesse vulgaire, les philosophes le comprirent ensuite relativement à une sagesse plus élevée (riposta) ; de sorte qu’on appellerait avec raison les premiers le sens, les seconds l’intelligence du genre humain. On peut dire de l’espèce ce qu’Aristote dit de l’individu : Il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait été auparavant dans le sens ; c’est-à-dire que l’esprit humain ne comprend rien que les sens ne lui aient donné auparavant occasion de comprendre. L’intelligence, pour remonter au sens étymologique, inter legere, intelligere. l’intelligence agit lorsqu’elle tire de ce qu’on a senti quelque chose qui ne tombe point sous les sens.


§ II.


De la sagesse en général.


Avant de traiter de la sagesse poétique, il est bon d’examiner en général ce que c’est que sagesse. La sagesse est la faculté qui domine toutes les doctrines relatives aux sciences et aux arts dont se compose l’humanité. Platon définit la sagesse la faculté qui perfectionne l’homme. Or l’homme, en tant qu’homme, a deux parties constituantes, l’esprit et le cœur, ou si l’on veut, l’intelligence et la volonté. La sagesse doit développer en lui ces deux puissances à la fois, la seconde par la première, de sorte que l’intelligence étant éclairée par la connaissance des choses les plus sublimes, la volonté fasse choix des choses les meilleures. Les choses les plus sublimes en ce monde sont les connaissances que l’entendement et le raisonnement peuvent nous donner relativement à Dieu ; les choses les meilleures sont celles qui concernent le bien de tout le genre humain ; les premières s’appellent divines, les secondes humaines ; la véritable sagesse doit donc donner la connaissance des choses divines, pour conduire les choses humaines au plus grand bien possible. Il est à croire que Varron, qui mérita d’être appelé le plus docte des Romains, avait élevé sur cette base son grand ouvrage Des choses divines et humaines, dont l’injure des temps nous a privés. Nous essaierons dans ce livre de traiter le même sujet, autant que nous le permet la faiblesse de nos lumières et le peu d’étendue de nos connaissances.

La sagesse commença chez les Gentils par la muse, définie par Homère, dans un passage très remarquable de l’Odyssée, la science du bien et du mal ; cette science fut ensuite appelée divination, et c’est sur la défense de cette divination, de cette science du bien et du mal refusée à l’homme par la nature, que Dieu fonda la religion des Hébreux, d’où est sortie la nôtre. La muse fut donc proprement, dans l’origine, la science de la divination et des auspices, laquelle fut la sagesse vulgaire de toutes les nations, comme nous le dirons plus au long ; elle consistait à contempler Dieu dans l’un de ses attributs, dans sa Providence : aussi de divination l’essence de Dieu a-t-elle été appelée divinité. Nous verrons dans la suite que, dans ce genre de sagesse, les sages furent les poètes théologiens, qui, à n’en pas douter, fondèrent la civilisation grecque. Les Latins tirèrent de là l’usage d’appeler professeurs de sagesse ceux qui professaient l’astrologie judiciaire. — Ensuite la sagesse fut attribuée aux hommes célèbres pour avoir donné des avis utiles au genre humain ; tels furent les sept sages de la Grèce. — Plus tard la sagesse passa dans l’opinion aux hommes qui ordonnent et gouvernent sagement les États, dans l’intérêt des nations. — Plus tard encore le mot sagesse vint à signifier la science naturelle des choses divines, c’est-à-dire la métaphysique, qui, cherchant à connaître l’intelligence de l’homme par la contemplation de Dieu, doit tenir Dieu pour le régulateur de tout bien, puisqu’elle le reconnaît pour la source de toute vérité[1]. — Enfin la sagesse parmi les Hébreux, et ensuite parmi les chrétiens, a désigné la science des vérités éternelles révélées par Dieu ; science qui, considérée chez les Toscans comme science du vrai bien et du vrai mal, reçut peut-être pour cette cause son premier nom, science de la divinité.

D’après cela nous distinguerons, à plus juste titre que Varron, trois espèces de théologie : théologie poétique, propre aux poètes théologiens, et qui fut la théologie civile de toutes les nations païennes ; théologie naturelle, celle des métaphysiciens ; la troisième, qui, dans la classification de Varron, est la théologie poétique[2], est pour nous la théologie chrétienne, mêlée de la théologie civile, de la naturelle et de la révélée, la plus sublime des trois. Toutes se réunissent dans la contemplation de la Providence divine ; cette Providence, qui conduit la marche de l’humanité, voulut qu’elle partit de la théologie poétique, qui réglait les actions des hommes d’après certains signes sensibles, pris pour des avertissements du ciel ; et que la théologie naturelle, qui démontre la Providence par des raisons d’une nature immuable et au-dessus des sens, préparât les hommes à recevoir la théologie révélée, par l’effet d’une foi surnaturelle et supérieure aux sens et à tous les raisonnements.


§ III.


Exposition et division de la sagesse poétique.


Puisque la métaphysique est la science sublime qui répartit aux sciences subalternes les sujets dont elles doivent traiter, puisque la sagesse des anciens ne fut autre que celle des poètes théologiens, puisque les origines de toutes choses sont naturellement grossières, nous devons chercher le commencement de la sagesse poétique dans une métaphysique informe. D’une seule branche de ce tronc sortirent, en se séparant, la logique, la morale, l’économie et la politique poétique ; d’une autre branche sortit, avec le même caractère poétique, la physique, mère de la cosmographie, et par suite de l’astronomie, à laquelle la chronologie et la géographie, ses deux filles, doivent leur certitude. Nous ferons voir, d’une manière claire et distincte, comment les fondateurs de la civilisation païenne, guidés par leur théologie naturelle ou métaphysique, imaginèrent les dieux ; comment, par leur logique, ils trouvèrent les langues, par leur morale produisirent les héros, par leur économie fondèrent les familles, par leur politique les cités ; comment par leur physique ils donnèrent à chaque chose une origine divine, se créèrent eux-mêmes en quelque sorte par leur physiologie, se firent un univers tout de dieux par leur cosmographie, portèrent dans leur astronomie les planètes et les constellations de la terre au ciel, donnèrent commencement à la série des temps dans leur chronologie, enfin dans leur géographie placèrent tout le monde dans leur pays (les Grecs dans la Grèce, et de même des autres peuples). Ainsi la science nouvelle pourra devenir une histoire des idées, coutumes et actions du genre humain. De cette triple source nous verrons sortir les principes de l’histoire de la nature humaine, principes identiques avec ceux de l’histoire universelle, qui semblent manquer jusqu’ici.

  1. En conséquence la métaphysique doit essentiellement travailler au bonheur du genre humain dont la conservation tient au sentiment universel qu’ont tous les hommes d’une divinité douée de providence. C’est peut-être pour avoir démontré cette providence que Platon a été surnommé le divin. La philosophie qui enlève à Dieu un tel attribut, mérite moins le nom de philosophie et de sagesse que celui de folie. (Vico.)
  2. La théologie poétique fut chez les Gentils la même que la théologie civile. Si Varron la distingue de la théologie civile et de la théologie naturelle, c’est que, partageant l’erreur vulgaire qui place dans les fables les mystères d’une philosophie sublime, il l’a crue mêlée de l’une et de l’autre. (Vico.)