La Science nouvelle (Vico)/Livre 1/Chapitre 2

Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 306-351).


CHAPITRE II


AXIOMES.


Maintenant, pour donner une forme aux matériaux que nous venons de préparer dans la table chronologique, nous proposons les axiomes philosophiques et philologiques que l’on va lire, avec un petit nombre de postulats raisonnables, et de définitions où nous avons cherché la clarté. Ainsi que le sang parcourt le corps qu’il anime, de même ces idées générales, répandues dans la science nouvelle, l’animeront de leur esprit dans toutes ses déductions sur la nature commune des nations.


1-22. AXIOMES GÉNÉRAUX.


1-4. Réfutation des opinions que l’on s’est formées jusqu’ici des commencements de la civilisation.


1. Par un effet de la nature infinie de l’intelligence de l’homme, lorsqu’il se trouve arrêté par l’ignorance, il se prend lui-même pour règle de tout.

De là deux choses ordinaires : La renommée croît dans sa marche ; elle perd sa force pour ce qu’on voit de près (fama crescit eundo ; minuit præsentia famam). La marche a été longue depuis le commencement du monde, et la renommée n’a cessé de produire les opinions magnifiques que l’on a conçues jusqu’à nous de ces antiquités que leur extrême éloignement dérobe à notre connaissance. Ce caractère de l’esprit humain a été observé par Tacite (Agricola) : omne ignotum pro magnifico est ; l’inconnu ne manque pas d’être admirable.


2. Autre caractère de l’esprit humain : s’il ne peut se faire aucune idée des choses lointaines et inconnues, il les juge sur les choses connues et présentes.

C’est là la source inépuisable des erreurs où sont tombées toutes les nations, tous les savants, au sujet des commencements de l’humanité ; les premières s’étant mises à observer, les seconds à raisonner sur ce sujet dans des siècles d’une brillante civilisation, ils n’ont pas manqué de juger d’après leur temps des premiers âges de l’humanité qui, naturellement, ne devaient être que grossièreté, faiblesse, obscurité.


3. Chaque nation, grecque ou barbare, a follement prétendu avoir trouvé la première les commodités de la vie humaine et conservé les traditions de son histoire depuis l’origine du monde. Ce mot précieux est de Diodore de Sicile.

Par là sont écartées à la fois les vaines prétentions des Chaldéens, des Scythes, des Égyptiens et des Chinois, qui se vantent tous d’avoir fondé la civilisation antique. Au contraire, Josèphe met les Hébreux à l’abri de ce reproche en faisant l’aveu magnanime qu’ils sont restés cachés à tous les peuples païens. Et en même temps l’histoire sainte nous représente le monde comme jeune, eu égard à la vieillesse que lui supposaient les Chaldéens, les Scythes, les Égyptiens, et que lui supposent encore aujourd’hui les Chinois. Preuve bien forte en faveur de la vérité de l’histoire sainte.

À la vanité des nations joignez celle des savants ; ils veulent que ce qu’ils savent soit aussi ancien que le monde. Le mot de Diodore détruit tout ce qu’ils ont pensé de cette sagesse antique qu’il faudrait désespérer d’égaler ; prouve l’imposture des oracles de Zoroastre le Chaldéen, et d’Anacharsis le Scythe, qui ne nous sont pas parvenus, du Pimandre de Mercure trismégiste, des vers d’Orphée, des Vers dorés de Pythagore (déjà condamnés par les plus habiles critiques) ; enfin découvre à la fois l’absurdité de tous les sens mystiques donnés par l’érudition aux hiéroglyphes égyptiens, et celle des allégories philosophiques par lesquelles on a cru expliquer les fables grecques.


5-15. Fondements du vrai.
(Méditer le monde social dans son idéal éternel.)


5. Pour être utile au genre humain, la philosophie doit relever et diriger l’homme déchu et toujours débile ; elle ne doit ni l’arracher à sa propre nature, ni l’abandonner à sa corruption.

Ainsi sont exclus de l’école de la nouvelle science les Stoïciens qui veulent la mort des sens, et les Épicuriens qui font des sens la règle de l’homme ; ceux-là s’enchaînant au destin, ceux-ci s’abandonnant au hasard et faisant mourir l’âme avec le corps ; les uns et les autres niant la Providence. Ces deux sectes isolent l’homme et devraient s’appeler philosophies solitaires. Au contraire nous admettons dans notre école les philosophes politiques, et surtout les Platoniciens, parce qu’ils sont d’accord avec tous les législateurs sur trois points capitaux : existence d’une Providence divine, nécessité de modérer les passions humaines et d’en faire des vertus humaines, immortalité de l’âme. Cet axiome nous donnera les trois principes de la nouvelle science[1].


6. La philosophie considère l’homme tel qu’il doit être ; ainsi elle ne peut être utile qu’à un bien petit nombre d’hommes qui veulent vivre dans la république de Platon, et non ramper dans la fange du peuple de Romulus[2].


7. La législation considère l’homme tel qu’il est, et veut en tirer parti pour le bien de la société humaine. Ainsi de trois vices, l’orgueil féroce, l’avarice, l’ambition, qui égarent tout le genre humain, elle tire le métier de la guerre, le commerce, la politique (la corte), dans lesquels se forment le courage, l’opulence, la sagesse de l’homme d’État. Trois vices capables de détruire la race humaine produisent la félicité publique.

Convenons qu’il doit y avoir une Providence divine, une intelligence législatrice du monde : grâce à elle, les passions des hommes livrés tout entiers à l’intérêt privé, qui les ferait vivre en bêtes féroces dans les solitudes, ces passions mêmes ont formé la hiérarchie civile, qui maintient la société humaine.


8. Les choses, hors de leur état naturel, ne peuvent y rester, ni s’y maintenir.

Si, depuis les temps les plus reculés dont nous parle l’histoire du monde, le genre humain a vécu, et vit tolérablement en société, cet axiome termine la grande dispute élevée sur la question de savoir si la nature humaine est sociable, en d’autres termes s’il y a un droit naturel ; dispute que soutiennent encore les meilleurs philosophes et les théologiens contre Épicure et Carnéade, et qui n’a point été fermée par Grotius lui-même.

Cet axiome, rapproché du septième et de son corollaire, prouve que l’homme a le libre arbitre, quoique incapable de changer ses passions en vertus, mais qu’il est aidé naturellement par la providence de Dieu, et d’une manière surnaturelle par la Grâce.


9. Faute de savoir le vrai, les hommes tâchent d’arriver au certain, afin que si l’intelligence ne peut être satisfaite par la science, la volonté du moins se repose sur la conscience.


10. La philosophie contemple la raison, d’où vient la science du vrai ; la philologie étudie les actes de la liberté humaine, elle en suit l’autorité ; et c’est de là que vient la conscience du certain. — Ainsi nous comprenons sous le nom de philologues tous les grammairiens, historiens, critiques, lesquels s’occupent de la connaissance des langues et des faits (tant des faits intérieurs de l’histoire des peuples, comme lois et usages, que des faits extérieurs, comme guerres, traités de paix et d’alliance, commerce, voyages).

Le même axiome nous montre que les philosophes sont restés à moitié chemin en négligeant de donner à leurs raisonnements une certitude tirée de l’autorité des philologues ; que les philologues sont tombés dans la même faute, puisqu’ils ont négligé de donner aux faits ce caractère de vérité qu’ils auraient tiré des raisonnements philosophiques. Si les philosophes et les philologues eussent évité ce double écueil, ils eussent été plus utiles à la société, et ils nous auraient prévenus dans la recherche de cette nouvelle science.


11. L’étude des actes de la liberté humaine, si incertaine de sa nature, tire sa certitude et sa détermination du sens commun appliqué par les hommes aux nécessités ou utilités humaines, double source du droit naturel des gens[3].


12. Le sens commun est un jugement sans réflexion, partagé par tout un ordre, par tout un peuple, par toute une nation, ou par tout le genre humain.

Cet axiome (avec la définition suivante) nous ouvrira une critique nouvelle relative aux auteurs des peuples, qui ont dû précéder de plus de mille ans les auteurs de livres, dont la critique s’est occupée jusqu’ici exclusivement.


13. Des idées uniformes, nées chez des peuples inconnus les uns aux autres, doivent avoir un motif commun de vérité.

Grand principe, d’après lequel le sens commun du genre humain est le criterium indiqué par la Providence aux nations pour déterminer la certitude dans le droit naturel des gens. On arrive à cette certitude en connaissant l’unité, l’essence de ce droit auquel toutes les nations se conforment avec diverses modifications. (Voy. l’axiome 22.)

Le même axiome renferme toutes les idées qu’on s’est formées jusqu’ici du droit naturel des gens ; droit qui, selon l’opinion commune, serait sorti d’une nation pour être transmis aux autres. Cette erreur est devenue scandaleuse par la vanité des Égyptiens et des Grecs, qui, à les en croire, ont répandu la civilisation dans le monde.

C’était une conséquence naturelle qu’on fit venir de Grèce à Rome la loi des Douze Tables. Ainsi le droit civil aurait été communiqué aux autres peuples par une prévoyance humaine ; ce ne serait pas un droit mis par la divine Providence dans la nature, dans les mœurs de l’humanité, et ordonné par elle chez toutes les nations !

Nous ne cesserons dans cet ouvrage de tâcher de démontrer que le droit naturel des gens naquit chez chaque peuple en particulier, sans qu’aucun d’eux sût rien des autres ; et qu’ensuite à l’occasion des guerres, ambassades, alliances, relations de commerce, ce droit fut reconnu commun à tout le genre humain.


14. La nature des choses consiste en ce qu’elles naissent en certaines circonstances, et de certaines manières. Que les circonstances se représentent les mêmes, les choses naissent les mêmes et non différentes.


15. Les propriétés inséparables du sujet doivent résulter de la modification avec laquelle, de la manière dont la chose est née ; ces propriétés vérifient à nos yeux que la nature de la chose même (c’est-à-dire la manière dont elle est née) est telle, et non pas autre.


16-22. Fondements du certain.
(Apercevoir le monde social dans sa réalité.)


16. Les traditions vulgaires doivent avoir quelques motifs publics de vérité, qui expliquent comment elles sont nées, et comment elles se sont conservées longtemps chez des peuples entiers.

Assigner à ces traditions leurs véritables causes qui, à travers les siècles, à travers les changements de langues et d’usages, nous sont arrivées déguisées par l’erreur, ce sera un des grands travaux de la nouvelle science.


17. Les façons de parler vulgaires sont les témoignages les plus graves sur les usages nationaux des temps où se formèrent les langues.


18. Une langue ancienne qui est restée en usage doit, considérée avant sa maturité, être un grand monument des usages des premiers temps du monde.

Ainsi c’est du latin qu’on tirera les preuves philologiques les plus concluantes en matière de droit des gens ; les Romains ont surpassé sans contredit tous les autres peuples dans la connaissance de ce droit. Ces preuves pourront aussi être recherchées dans la langue allemande, qui partage cette propriété avec l’ancienne langue romaine.


19. Si les lois des Douze Tables furent les coutumes en vigueur chez les peuples du Latium depuis l’âge de Saturne, coutume qui, toujours mobiles chez les autres tribus, furent fixées par les Romains sur le bronze, et gardées religieusement par leur jurisprudence, ces lois sont un grand monument de l’ancien droit naturel des peuples du Latium.


20. Si les poèmes d’Homère peuvent être considérés comme l’histoire civile des anciennes coutumes grecques, ils sont pour nous deux grands trésors du droit naturel des gens considéré chez les Grecs.

Cette vérité et la précédente ne sont encore que des postulats, dont la démonstration se trouvera dans l’ouvrage.


21. Les philosophes grecs précipitèrent la marche naturelle que devait suivre leur nation ; ils parurent dans la Grèce lorsqu’elle était encore toute barbare, et la firent passer immédiatement à la civilisation la plus raffinée ; en même temps les Grecs conservèrent entières leurs histoires fabuleuses, tant divines qu’héroïques. La civilisation marcha d’un pas plus réglé chez les Romains ; ils perdirent entièrement de vue leur histoire divine ; aussi l’âge des dieux, pour parler comme les Égyptiens (Voy. l’axiome 28), est appelé par Varron le temps obscur des Romains ; les Romains conservèrent dans la langue vulgaire leur histoire héroïque, qui s’étend depuis Romulus jusqu’aux lois Publilia et Petilia, et nous trouverons réfléchie dans cette histoire toute la suite de celle des héros grecs[4].

Nous trouvons encore, dans nos principes, une autre cause de cette marche des Romains, et peut-être cette cause explique plus convenablement l’effet indiqué. Romulus fonda Rome au milieu d’autres cités latines plus anciennes, il la fonda en ouvrant un asile, moyen, dit Tite-Live, employé jadis par la sagesse des fondateurs de villes ; l’âge de la violence durant encore, il dut fonder sa ville sur la même base qui avait été donnée aux premières cités du monde. La civilisation romaine partit de ce principe ; et comme les langues vulgaires du Latium avaient fait de grands progrès, il dut arriver que les Romains expliquèrent en langue vulgaire les affaires de la vie civile, tandis que les Grecs les avaient exprimées en langue héroïque. Voilà aussi pourquoi les Romains furent les héros du monde, et soumirent les autres cités du Latium, puis l’Italie, enfin l’univers. Chez eux l’héroïsme était jeune, lorsqu’il avait commencé à vieillir chez les autres peuples du Latium, dont la soumission devait préparer toute la grandeur de Rome.


22. Il existe nécessairement dans la nature une langue intellectuelle commune à toutes les nations ; toutes les choses qui occupent l’activité de l’homme en société y sont uniformément comprises, mais exprimées avec autant de modifications qu’on peut considérer ces choses sous divers aspects. Nous le voyons dans les proverbes ; ces maximes de la sagesse vulgaire sont entendues dans le même sens par toutes les nations anciennes et modernes, quoique dans l’expression elles aient suivi la diversité des manières de voir. — Cette langue appartient à la science nouvelle ; guidés par elle, les philologues pourront se faire un vocabulaire intellectuel commun à toutes les langues mortes et vivantes.


23-114. AXIOMES PARTICULIERS.


23-28. Division des peuples anciens en Hébreux et Gentils. — Déluge universel. — Géants.


23. L’histoire sacrée est plus ancienne que toutes les histoires profanes qui nous sont parvenues, puisqu’elle nous fait connaître, avec tant de détails et dans une période de huit siècles, l’état de nature sous les patriarches (état de famille, dans le langage de la science nouvelle). Cet état dont, selon l’opinion unanime des politiques, sortirent les peuples et les cités, l’histoire profane n’en fait point mention, ou en dit à peine quelques mots confus.


24. Dieu défendit la divination aux Hébreux ; cette défense est la base de leur religion ; la divination au contraire est le principe de la société chez toutes les nations païennes. Aussi tout le monde ancien fut-il divisé en Hébreux et Gentils.


25. Nous démontrerons le déluge universel, non plus par les preuves philologiques de Martin Scoock : elles sont trop légères ; ni par les preuves astrologiques du cardinal d’Alliac, suivi par Pic de la Mirandole : elles sont incertaines et mêmes fausses ; mais par les faits d’une histoire physique dont nous trouverons les vestiges dans les fables.


26. Il a existé des géants dans l’antiquité, tels que les voyageurs disent en avoir trouvé de très grossiers et de très féroces à l’extrémité de l’Amérique dans le pays des Patagons. Abandonnant les vaines explications que nous ont données les philosophes de leur existence, nous l’expliquerons par des causes en partie physiques, en partie morales, que César et Tacite ont remarquées en parlant de la stature gigantesque des anciens Germains. Nous rapportons ces causes à l’éducation sauvage, et pour ainsi dire bestiale, des enfants.


27. L’histoire grecque, qui nous a conservé tout ce que nous avons des antiquités païennes, en exceptant celles de Rome, prend son commencement du déluge et de l’existence des géants.

Cette tradition nous présente la division originaire du genre humain en deux espèces, celle des géants et celle des hommes d’une stature naturelle, celle des Gentils et celle des Hébreux. Cette différence ne peut être venue que de l’éducation bestiale des uns, de l’éducation humaine des autres ; d’où l’on peut conclure que les Hébreux ont eu une autre origine que celle des Gentils.


28-40. Principes de la théologie pratique. — Origine de l’idolâtrie, de la divination, des sacrifices.


28. Il nous reste deux grands débris des antiquités égyptiennes : 1o Les Égyptiens divisaient tout le temps antérieurement écoulé en trois âges : âge des dieux, âge des héros, âge des hommes ; 2o pendant ces trois âges, trois langues correspondantes se parlèrent : langue hiéroglyphique ou sacrée, langue symbolique ou héroïque, langue vulgaire ou épistolaire, celle dans laquelle les hommes expriment par des signes convenus les besoins ordinaires de la vie.


29. Homère parle dans cinq passages de ses poèmes d’une langue plus ancienne que l’héroïque dont il se servait, et il l’appelle langue des dieux. (Voy. livre II, chap. VI.)


30. Varron a pris la peine de recueillir trente mille noms de divinités reconnues par les Grecs. Ces noms se rapportaient à autant de besoins de la vie naturelle, morale, économique ou civile des premiers temps. — Concluons des trois traditions qui viennent d’être rapportées que partout la société a commencé par la religion. C’est le premier des trois principes de la Science nouvelle.


31. Lorsque les peuples sont effarouchés par la violence et par les armes, au point que les lois humaines n’auraient plus d’action, il n’existe qu’un moyen puissant pour les dompter, c’est la religion.

Ainsi dans l’état sans lois (stato eslege) la Providence réveilla dans l’âme des plus violents et des plus fiers une idée confuse de la divinité, afin qu’ils entrassent dans la vie sociale et qu’ils y fissent entrer les nations. Ignorants comme ils étaient, ils appliquèrent mal cette idée ; mais l’effroi que leur inspirait la divinité telle qu’ils l’imaginèrent, commença à ramener l’ordre parmi eux.

Hobbes ne pouvait voir la société commencer ainsi parmi les hommes violents et farouches de son système, lui qui, pour en trouver l’origine, s’adresse au hasard d’Épicure. Il entreprit de remplir la grande lacune laissée par la philosophie grecque, qui n’avait point considéré l’homme dans l’ensemble de la société du genre humain. Effort magnanime auquel le succès n’a pas répondu[5].


32. Lorsque les hommes ignorent les causes naturelles des phénomènes, et qu’ils ne peuvent les expliquer par des analogies, ils leur attribuent leur propre nature ; par exemple le vulgaire dit que l’aimant aime le fer. (Voy. l’axiome 1.)


33. La physique des ignorants est une métaphysique vulgaire, dans laquelle ils rapportent les causes des phénomènes qu’ils ignorent à la volonté de Dieu, sans considérer les moyens qu’emploie cette volonté.


34. L’observation de Tacite est très juste : Mobiles ad superstitionem perculsæ semel mentes. Dès que les hommes ont laissé surprendre leur âme par une superstition pleine de terreurs, ils y rapportent tout ce qu’ils peuvent imaginer, voir ou faire eux-mêmes.


35. L’admiration est fille de l’ignorance.


36. L’imagination est d’autant plus forte que le raisonnement est plus faible.


37. Le plus sublime effort de la poésie est d’animer, de passionner les choses insensibles. — Il est ordinaire aux enfants de prendre dans leurs jeux les choses inanimées, et de leur parler comme à des personnes vivantes. — Les hommes du monde enfant durent être naturellement des poètes sublimes.


38. Passage précieux de Lactance sur l’origine de l’idolâtrie : Rudes initio homines Deos appellarunt, sive ob miraculum virtutis (hoc vero putabant rudes adhuc et simplices) ; sive, ut fieri solet, in admirationem præsentis potentiæ ; sive ob beneficio, quibus erant ad humanitatem compositi. Au commencement les hommes encore simples et grossiers divinisèrent de bonne foi ce qui excitait leur admiration, tantôt la vertu, tantôt une puissance secourable (la chose est ordinaire), tantôt la bienfaisance de ceux qui les avaient civilisés.


39. Dès que notre intelligence est éveillée par l’admiration, quel que soit l’effet extraordinaire que nous observions, comète, parhélie, ou toute autre chose, la curiosité, fille de l’ignorance et mère de la science, nous porte à demander : Que signifie ce phénomène ?


40. La superstition qui remplit de terreur l’âme des magiciennes, les rend en même temps cruelles et barbares ; au point que souvent pour célébrer leurs affreux mystères ; elles égorgent sans pitié et déchirent en pièces l’être le plus innocent et le plus aimable, un enfant.

Voilà l’origine des sacrifices, dans lesquels la férocité des premiers hommes faisait couler le sang humain. Les Latins eurent leurs victimes de Saturne (Saturni hostiæ) ; les Phéniciens faisaient passer à travers les flammes les enfants consacrés à Moloch ; et les Douze Tables conservent quelques traces de semblables consécrations. — Cette explication nous fera mieux entendre le vers fameux : La crainte seule a fait les premiers dieux. Les fausses religions sont nées de la crédulité, et non de l’imposture. — Elle répond aussi à l’exclamation impie de Lucrèce au sujet du sacrifice d’Iphigénie : tant la religion put enfanter de maux ! Ces religions cruelles étaient le premier degré par lequel la Providence amenait les hommes encore farouches, les fils des Cyclopes et des Lestrigons, à la civilisation des âges d’Aristide, de Socrate et de Scipion


41-46. Principes de la mythologie historique.


41-42. Dans cette période qui suivit le déluge universel, les descendants impies des fils de Noé retournèrent à l’état sauvage, se dispersèrent comme des bêtes farouches dans la vaste forêt qui couvrait la terre, et, par l’effet d’une éducation toute bestiale, redevinrent géants à l’époque où il tonna la première fois après le déluge. C’est alors que Jupiter foudroie et terrasse les géants. Chaque nation païenne eut son Jupiter. — Il fallut sans doute plus d’un siècle après le déluge pour que la terre moins humide pût exhaler des vapeurs capables de produire le tonnerre.


43. Toute nation païenne eut son Hercule, fils de Jupiter ; le docte Varron en a compté jusqu’à quarante. — Voilà l’origine de l’héroïsme chez les premiers peuples, qui faisaient sortir leurs héros des dieux.

Cette tradition et la précédente qui nous montrent d’abord tant de Jupiters, ensuite tant d’Hercules chez les nations païennes, nous indiquent que les premières sociétés ne purent se fonder sans religion, ni s’agrandir sans vertu. — En outre, si vous considérez l’isolement de ces peuples sauvages qui s’ignoraient les uns les autres, et si vous rappelez l’axiome : Des idées uniformes nées chez des peuples inconnus entre eux doivent avoir un motif commun de vérité, vous trouverez un grand principe, c’est que les premières fables durent contenir des vérités relatives à l’état de la société, et par conséquent être l’histoire des premiers peuples.


44. Les premiers sages parmi les Grecs furent les poètes théologiens, lesquels sans aucun doute fleurirent avant les poètes héroïques, comme Jupiter fut père d’Hercule.

Des trois traditions précédentes, il résulte que les nations païennes avec leurs Jupiters et leurs Hercules furent dans leurs commencements toutes poétiques, et que d’abord naquit chez elles la poésie divine, ensuite l’héroïque.


45. Les hommes sont naturellement portés à conserver dans quelque monument le souvenir des lois et institutions sur lesquelles est fondée la société où ils vivent.


46. Toutes les histoires des barbares commencent par des fables.


47-62. POÉTIQUE.


47-49. Principe des caractères poétiques.


47. L’esprit humain aime naturellement l’uniforme.

Cet axiome appliqué aux fables s’appuie sur une observation. Qu’un homme soit fameux en bien ou en mal, le vulgaire ne manque pas de le placer en telle ou telle circonstance, et d’inventer sur son compte des fables en harmonie avec son caractère ; mensonges de fait, sans doute, mais vérités d’idée, puisque le public n’imagine que ce qui est analogue à la réalité. Qu’on y réfléchisse, on trouvera que le vrai poétique est vrai métaphysiquement, et que le vrai physique qui n’y serait pas conforme, devrait passer pour faux. Le véritable capitaine, par exemple, c’est le Godefroi du Tasse ; tous ceux qui ne se conforment pas en tout à ce modèle, ne méritent point le nom de capitaine. Considération importante dans la poétique.


48. Il est naturel aux enfants de transporter l’idée et le nom des premières personnes, des premières choses qu’ils ont vues, à toutes les personnes, à toutes les choses qui ont avec elles quelque ressemblance, quelque rapport.


49. C’est un passage précieux que celui de Jamblique, Sur les mystères des Égyptiens : Les Égyptiens attribuaient à Hermès Trismégiste toutes les découvertes utiles ou nécessaires à la vie humaine.

Cet axiome et le précédent renverseront cette sublime théologie naturelle par laquelle ce grand philosophe interprète les mystères de l’Égypte.

Dans les axiomes 47, 48 et 49, nous trouvons le principe des caractères poétiques, lesquels constituent l’essence des fables. Le premier nous montre le penchant naturel du vulgaire à imaginer des fables et à les imaginer avec convenance. — Le second nous fait voir que les premiers hommes qui représentaient l’enfance de l’humanité, étant incapables d’abstraire et de généraliser, furent contraints de créer les caractères poétiques, pour y ramener, comme à autant de modèles, toutes les espèces particulières qui auraient avec eux quelque ressemblance. Cette ressemblance rendait infaillible la convenance des fables antiques. Ainsi les Égyptiens rapportaient au type du sage dans les choses de la vie sociale toutes les découvertes utiles ou nécessaires à la vie, et comme ils ne pouvaient atteindre cette abstraction, encore moins celle de sagesse sociale, ils personnifiaient le genre tout entier sous le nom d’Hermès Trismégiste. Qui peut soutenir encore qu’au temps où les Égyptiens enrichissaient le monde de leurs découvertes, ils étaient déjà philosophes, déjà capables de généraliser ?


50-62. Fable, convenance, pensée, expression, etc.


50. Dans l’enfance, la mémoire est très forte ; aussi l’imagination est vive à l’excès ; car l’imagination n’est autre chose que la mémoire avec extension, ou composition. — Voilà pourquoi nous trouvons un caractère si frappant de vérité dans les images poétiques, que dut former le monde enfant.


51. En tout les hommes suppléent à la nature par une étude opiniâtre de l’art ; en poésie seulement, toutes les ressources de l’art ne feront rien pour celui que la nature n’a point favorisé. — Si la poésie fonda la civilisation païenne, qui devait produire tous les arts, il faut bien que la nature ait fait les premiers poètes.


52. Les enfants ont à un très haut degré la faculté d’imiter ; tout ce qu’ils peuvent déjà connaître, ils s’amusent à l’imiter. — Aux temps du monde enfant, il n’y eut que des peuples poètes ; la poésie n’est qu’imitation.

C’est ce qui peut faire comprendre pourquoi tous les arts de nécessité, d’utilité, de commodité, et même la plupart des arts d’agrément, furent trouvés dans les siècles poétiques, avant qu’il se formât des philosophes : les arts ne sont qu’autant d’imitations de la nature, une poésie réelle, si je l’ose dire.


53. Les hommes sentent d’abord, sans remarquer les choses senties ; ils les remarquent ensuite, mais avec la confusion d’une âme agitée et passionnée ; enfin, éclairés par une pure intelligence, ils commencent à réfléchir.

Cet axiome nous explique la formation des pensées poétiques. Elles sont l’expression des passions et des sentiments, à la différence des pensées philosophiques, qui sont le produit de la réflexion et du raisonnement. Plus les secondes s’élèvent aux généralités, plus elles approchent du vrai ; les premières au contraire deviennent plus certaines (c’est-à-dire qu’elles peignent plus fidèlement), à proportion qu’elles descendent dans les particularités.


54. Les hommes interprètent les choses douteuses ou obscures qui les touchent, conformément à leur propre nature et aux passions et usages qui en dérivent.

Cet axiome est une règle importante de notre mythologie. Les fables imaginées par les premiers hommes furent sévères comme leurs farouches inventeurs, qui étaient à peine sortis de l’indépendance bestiale pour commencer la société. Les siècles s’écoulèrent, les usages changèrent, et les fables furent altérées, détournées de leur premier sens, obscurcies dans les temps de corruption et de dissolution qui précédèrent même l’existence d’Homère. Les Grecs, craignant de trouver les dieux aussi contraires à leurs vœux qu’ils devaient l’être à leurs mœurs, attribuèrent ces mœurs aux dieux eux-mêmes et donnèrent souvent aux fables un sens honteux et obscène.


55. Étendez à tous les Gentils le passage suivant, où Eusèbe parle des seuls Égyptiens, il devient précieux : Originairement la théologie des Égyptiens ne fut autre chose qu'une histoire mêlée de fables ; les âges suivants qui rougissaient de ces fables leur supposèrent peu à peu une signification mystique. C’est ce que fit Manéthon, grand prêtre de l’Égypte, qui prêta à l’histoire de son pays le sens d’une sublime théologie naturelle.

Les deux axiomes précédents sont deux fortes preuves en faveur de notre mythologie historique, et en même temps deux coups mortels portés au préjugé qui attribue aux anciens une sagesse impossible à égaler (inarrivabile). Ils renferment en même temps deux puissants arguments en faveur de la vérité du christianisme qui, dans l’histoire sainte, ne présente aucun récit dont il ait à rougir.


56. Les premiers auteurs parmi les Orientaux, les Égyptiens, les Grecs et les Latins, les premiers écrivains qui firent usage des nouvelles langues de l’Europe, lorsque la barbarie antique reparut au moyen âge, se trouvent avoir été des poètes.


57. Les muets s’expliquent par des gestes, ou par d’autres signes matériels, qui ont des rapports naturels avec les idées qu’ils veulent faire entendre.

C’est le principe des langues hiéroglyphiques, en usage chez toutes les nations dans leur première barbarie. C’est celui du langage naturel qui s’est parlé jadis dans le monde, si l’on s’en rapporte à la conjecture de Platon (Cratyle), suivi par Jamblique, par les Stoïciens et par Origène (contre Celse). Mais comme ils avaient seulement deviné la vérité, ils trouvèrent des adversaires dans Aristote (peri ermèneias) et dans Galien (de decretis Hippocratis et Platonis) ; Publius Nigidius parle de cette dispute dans Aulu-Gelle. À ce langage naturel dut succéder le langage poétique, composé d’images, de similitudes et de comparaisons, enfin de traits qui peignaient les propriétés naturelles des êtres.


58. Les muets émettent des sons confus avec une espèce de chant. Les bègues ne peuvent délier leur langue qu’en chantant.


59. Les grandes passions se soulagent par le chant, comme on l’observe dans l’excès de la douleur ou de la joie.

D’après ces deux axiomes, si les premiers hommes du monde païen retombèrent dans un état de brutalité où ils devinrent muets comme les bêtes, on doit croire que les plus violentes passions purent seules les arracher à ce silence, et qu’ils formèrent leurs premières langues en chantant.


60. Les langues durent commencer par des monosyllabes. Maintenant encore, au milieu de tant de facilités pour apprendre le langage articulé, les enfants, dont les organes sont si flexibles, commencent toujours ainsi.


61. Le vers héroïque est le plus ancien de tous. Le vers spondaïque est le plus lent, et la suite prouvera que le vers héroïque fut originairement spondaïque.


62. Le vers iambique est celui qui se rapproche le plus de la prose, et l’iambe est un mètre rapide, comme le dit Horace.

Ces deux axiomes peuvent nous faire conjecturer que le développement des idées et des langues fut correspondant. Les sept axiomes précédents doivent nous convaincre que chez toutes les nations l’on parla d’abord en vers, puis en prose.


63-65. Principes étymologiques.


63. L’âme est portée naturellement à se voir au dehors et dans la matière ; ce n’est qu’avec beaucoup de peine et par la réflexion qu’elle en vient à se comprendre elle-même. — Principe universel d’étymologie ; nous voyons, en effet, dans toutes les langues, les choses de l’âme et de l’intelligence exprimées par des métaphores qui sont tirées des corps et de leurs propriétés.


64. L’ordre des idées doit suivre l’ordre des choses.


65. Tel est l’ordre que suivent les choses humaines : d’abord les forêts, puis les cabanes, puis les villages, ensuite les cités ou réunions de citoyens, enfin les académies ou réunions de savants. — Autre grand principe étymologique, d’après lequel l’histoire des langues indigènes doit suivre cette série de changements que subissent les choses. Ainsi dans la langue latine nous pouvons observer que tous les mots ont des origines sauvages et agrestes : par exemple, lex (legere, cueillir) dut signifier d’abord récolte de glands, d’où l’arbre qui produit les glands fut appelé illex, ilex ; de même que aquilex est incontestablement celui qui recueille les eaux. Ensuite lex désigna la récolte des légumes (legumina) qui en dérivent leur nom. Plus tard, lorsqu’on n’avait pas de lettres pour écrire les lois, lex désigna nécessairement la réunion des citoyens ou l’assemblée publique. La présence du peuple constituait la loi qui rendait les testaments authentiques, calatis comitiis. Enfin l’action de recueillir les lettres, et d’en faire comme un faisceau pour former chaque parole, fut appelée legere, lire.


66-86. Principes de l’histoire idéale.


66. Les hommes sentent d’abord le nécessaire, puis font attention à l’utile, puis cherchent la commodité ; plus tard aiment le plaisir, s’abandonnent au luxe et viennent enfin à tourmenter leurs richesses[6].


67. Le caractère des peuples est d’abord cruel, ensuite sévère, puis doux et bienveillant, puis ami de la recherche, enfin dissolu.


68. Dans l’histoire du genre humain, nous voyons s’élever d’abord des caractères grossiers et barbares, comme le Polyphème d’Homère ; puis il en vient d’orgueilleux et de magnanimes, tels qu’Achille ; ensuite de justes et de vaillants, des Aristides, des Scipions ; plus tard nous apparaissent avec de nobles images de vertus, et en même temps avec de grands vices, ceux qui, au jugement du vulgaire, obtiennent la véritable gloire, les Césars et les Alexandres ; plus tard des caractères sombres, d’une méchanceté réfléchie, des Tibères ; enfin des furieux qui s’abandonnent en même temps à une dissolution sans pudeur, comme les Caligulas, les Nérons, les Domitiens.

La dureté des premiers fut nécessaire, afin que l’homme, obéissant à l’homme dans l’état de famille, fût préparé à obéir aux lois dans l’état civil qui devait suivre ; les seconds, incapables de céder à leurs égaux, servirent à établir à la suite de l’état de famille les républiques aristocratiques ; les troisièmes à frayer le chemin à la démocratie ; les quatrièmes à élever les monarchies ; les cinquièmes à les affermir ; les sixièmes à les renverser.


69. Les gouvernements doivent être conformes à la nature de ceux qui sont gouvernés. — D’où il résulte que l’école des princes, c’est la science des mœurs des peuples.


70-82. Commencements des sociétés.


70. Qu’on nous accorde la proposition suivante (la chose ne répugne point en elle-même, et plus tard elle se trouve vérifiée par les faits) : du premier état sans loi et sans religion sortirent d’abord un petit nombre d’hommes supérieurs par la force, lesquels fondèrent les familles, et à l’aide de ces mêmes familles commencèrent à cultiver les champs ; la foule des autres hommes en sortit longtemps après en se réfugiant sur les terres cultivées par les premiers pères de famille.


71. Les habitudes originaires, particulièrement celle de l’indépendance naturelle, ne se perdent point tout d’un coup, mais par degrés et à force de temps.


72. Supposé que toutes les sociétés aient commencé par le culte d’une divinité quelconque, les pères furent sans doute, dans l’état de famille, les sages en fait de divination, les prêtres qui sacrifiaient pour connaître la volonté du ciel par les auspices, et les rois qui transmettaient les lois divines à leur famille.


73 et 76. C’est une tradition vulgaire que le monde fut d’abord gouverné par des rois, — que la première forme de gouvernement fut la monarchie.


74. Autre tradition vulgaire : les premiers rois qui furent élus, c’étaient les plus dignes.


75. Autre : les premiers rois furent sages. Le vain souhait de Platon était en même temps un regret de ces premiers âges pendant lesquels les philosophes régnaient, où les rois étaient philosophes.

Dans la personne des premiers pères se trouvèrent donc réunis la sagesse, le sacerdoce et la royauté. Les deux dernières supériorités dépendaient de la première. Mais cette sagesse n’était point la sagesse réfléchie (riposta), celle des philosophes, mais la sagesse vulgaire des législateurs. Nous voyons que dans la suite chez toutes les nations les prêtres marchaient la couronne sur la tête.


77. Dans l’état de famille, les pères durent exercer un pouvoir monarchique, dépendant de Dieu seul, sur la personne et sur les biens de leurs fils, et, à plus forte raison, sur ceux des hommes qui s’étaient réfugiés sur leurs terres, et qui étaient devenus leurs serviteurs. Ce sont ces premiers monarques du monde que désigne l’Écriture sainte en les appelant patriarches, c’est-à-dire, pères et princes. Ce droit monarchique fut conservé par la loi des Douze Tables dans tous les âges de l’ancienne Rome : Patri familias jus vitæ et necis in liberos esto : le père de famille a sur ses enfants droit de vie et de mort ; principe d’où résulte le suivant, quidquid filius acquirit, patri acquirit : tout ce que le fils acquiert, il l’acquiert à son père.


78. Les familles ne peuvent avoir été nommées d’une manière convenable à leur origine, si l’on n’en fait venir le nom de ces famuli, ou serviteurs des premiers pères de famille.


79. Si les premiers compagnons, ou associés, eurent pour but une société d’utilité, on ne peut les placer antérieurement à ces réfugiés qui, ayant cherché la sûreté près des premiers pères de famille, furent obligés pour vivre de cultiver les champs de ceux qui les avaient reçus. — Tels furent les véritables compagnons des héros, dans lesquels nous trouvons plus tard les plébéiens des cités héroïques, et en dernier lieu les provinces soumises à des peuples souverains.


80. Les hommes s’engagent dans des rapports de bienfaisance, lorsqu’ils espèrent retenir une partie du bienfait, ou en tirer une grande utilité ; tel est le genre du bienfait que l’on doit attendre dans la vie sociale.


81. C’est un caractère des hommes courageux de ne point laisser perdre par négligence ce qu’ils ont acquis par leur courage, mais de ne céder qu’à la nécessité ou à l’intérêt, et cela peu à peu, et le moins qu’ils peuvent. Dans ces deux axiomes nous voyons les principes éternels des fiefs, qui se traduisent en latin avec élégance par le mot beneficia.


82. Chez toutes les nations anciennes nous ne trouvons partout que clientèles et clients, mot qu’on ne peut entendre convenablement que par fiefs et vassaux. Les feudistes ne trouvent point d’expressions latines plus convenables pour traduire ces derniers mots que clientes et clientelæ.

Les trois derniers axiomes avec les douze précédents (en partant du 70e), nous font connaître l’origine des sociétés. Nous trouvons cette origine, comme on le verra d’une manière plus précise, dans la nécessité imposée aux pères de famille par leurs serviteurs. Ce premier gouvernement dut être aristocratique, parce que les pères de familles s’unirent en corps politique pour résister à leurs serviteurs mutinés contre eux, et furent cependant obligés pour les ramener à l’obéissance, de leur faire des concessions de terre analogues aux feuda rustica (fiefs roturiers) du moyen âge. Ils se trouvèrent eux-mêmes avoir assujetti leurs souverainetés domestiques (que l’on peut comparer aux fiefs nobles) à la souveraineté de l’ordre dont ils faisaient partie. Cette origine des sociétés sera prouvée par le fait ; mais quand elle ne serait qu’une hypothèse, elle est si simple et si naturelle, tant de phénomènes politiques s’y rapportent d’eux-mêmes comme à leur cause, qu’il faudrait encore l’admettre comme vraie. Autrement il devient impossible de comprendre comment l’autorité civile dériva de l’autorité domestique ; comment le patrimoine public se forma de la réunion des patrimoines particuliers ; comment à sa formation la société trouva des éléments tout préparés dans un corps peu nombreux qui pût commander, dans une multitude de plébéiens qui pût obéir. Nous démontrerons qu’en supposant les familles composées seulement de fils, et non de serviteurs, cette formation des sociétés a été impossible.


83. Ces concessions de terres constituèrent la première loi agraire qui ait existé, et la nature ne permet pas d’en imaginer ni d’en comprendre une qui puisse offrir plus de précision.

Dans cette loi agraire furent distingués les trois genres de possession qui peuvent appartenir aux trois sortes de personnes : domaine bonitaire appartenant aux plébéiens ; domaine quiritaire appartenant aux pères, conservé par les armes, et par conséquent noble ; domaine éminent appartenant au corps souverain. Ce dernier genre de possession n’est autre chose que la souveraine puissance dans les républiques aristocratiques.


84-96. Ancienne histoire romaine.


84. Dans un passage remarquable de sa Politique, où il énumère les diverses sortes de gouvernements, Aristote fait mention de la royauté héroïque, où les rois, chefs de la religion, administraient la justice au dedans, et conduisaient les guerres au dehors.

Cet axiome se rapporte précisément à la royauté héroïque de Thésée et de Romulus. (Voyez la Vie du premier dans Plutarque.) Quant aux rois de Rome, nous voyons Tullus Hostilius juge d’Horace[7]. Les rois de Rome étaient appelés rois des choses sacrées, reges sacrorum. Et même après l’expulsion des rois, de crainte d’altérer la forme des cérémonies, on créait un roi des choses sacrées ; c’était le chef des féciaux, ou hérauts de la république.


85. Autre passage remarquable de la Politique d’Aristote : Les anciennes républiques n’avaient point de loi pour punir les offenses et redresser les torts particuliers ; ce défaut de lois est commun à tous les peuples barbares. En effet, les peuples ne sont barbares dans leur origine que parce qu’ils ne sont pas encore adoucis par les lois. — De là la nécessité des duels et des représailles personnelles dans les temps barbares, où l’on manque de lois judiciaires.


86. Troisième passage non moins précieux du même livre : Dans les anciennes républiques, les nobles juraient aux plébéiens une éternelle inimitié. Voilà ce qui explique l’orgueil, l’avarice et la barbarie des nobles à l’égard des plébéiens, dans les premiers siècles de l’histoire romaine. Au milieu de cette prétendue liberté populaire que l’imagination des historiens nous montre dans Rome, ils pressaient[8] les plébéiens, et les forçaient de les servir à la guerre à leurs propres dépens ; ils les enfonçaient, pour ainsi dire, dans un abîme d’usure ; et lorsque ces malheureux n’y pouvaient satisfaire, ils les tenaient enfermés toute leur vie dans leurs prisons particulières, afin de se payer eux-mêmes par leurs travaux et leurs sueurs ; là, ces tyrans les déchiraient à coups de verges comme les plus vils esclaves.


87. Les républiques aristocratiques se décident difficilement à la guerre, de crainte d’aguerrir la multitude des plébéiens.


88. Les gouvernements aristocratiques conservent les richesses dans l’ordre des nobles, parce qu’elles contribuent à la puissance de cet ordre. — C’est ce qui explique la clémence avec laquelle les Romains traitaient les vaincus ; ils se contentaient de leur ôter leurs armes, et leur laissaient la jouissance de leurs biens (dominium bonitarium), sous la condition d’un tribut supportable. — Si l’aristocratie romaine combattit toujours les lois agraires proposées par les Gracques, c’est qu’elle craignait d’enrichir le petit peuple.


89. L’honneur est le plus noble aiguillon de la valeur militaire.


90. Les peuples, chez lesquels les différents ordres se disputent les honneurs pendant la paix, doivent déployer à la guerre une valeur héroïque ; les uns veulent se conserver le privilège des honneurs, les autres mériter de les obtenir. Tel est le principe de l’héroïsme romain depuis l’expulsion des rois jusqu’aux guerres puniques. Dans cette période, les nobles se dévouaient pour leur patrie, dont le salut était lié à la conservation des privilèges de leur ordre ; et les plébéiens se signalaient par de brillants exploits pour prouver qu’ils méritaient de partager les mêmes honneurs.


91. Les querelles dans lesquelles les différents ordres cherchent l’égalité des droits, sont pour les républiques le plus puissant moyen d’agrandissement.

Autre principe de l’héroïsme romain, appuyé sur trois vertus civiles : confiance magnanime des plébéiens, qui veulent que les patriciens leur communiquent les droits civils, en même temps que ces lois dont ils se réservent la connaissance mystérieuse ; courage des patriciens, qui retiennent dans leur ordre un privilège si précieux ; sagesse des jurisconsultes, qui interprètent ces lois, et qui peu à peu en étendent l’utilité en les appliquant à de nouveaux cas, selon ce que demande la raison. Yoilà les trois caractères qui distinguent exclusivement la jurisprudence romaine.


92. Les faibles veulent les lois ; les puissants les repoussent ; les ambitieux en présentent de nouvelles pour se faire un parti ; les princes protègent les lois, afin d’égaliser les puissants et les faibles.

Dans sa première et sa seconde partie, cet axiome éclaire l’histoire des querelles qui agitent les aristocraties. Les nobles font de la connaissance des lois le secret de leur ordre, afin qu’elles dépendent de leurs caprices, et qu’ils les appliquent aussi arbitrairement que des rois. Telle est, selon le jurisconsulte Pomponius, la raison pour laquelle les plébéiens désiraient la loi des Douze Tables : gravia erant jus latens, incertum, et manus regia. C’est aussi la cause de la répugnance que montraient les sénateurs pour accorder cette législation : mores patrios servandos ; leges ferri non oportere. Tite-Live dit, au contraire, que les nobles ne repoussaient pas les vœux du peuple, desideria plebis non aspernari. Mais Denys d’Halicarnasse devait être mieux informé que Tite-Live des antiquités romaines, puisqu’il écrivait d’après les Mémoires de Varron, le plus docte des Romains[9].

Le troisième article du même axiome nous montre la route que suivent les ambitieux dans les états populaires pour s’élever au pouvoir souverain ; ils secondent le désir naturel du peuple qui, ne pouvant s’élever aux idées générales, veut une loi pour chaque cas particulier. Aussi voyons-nous que Sylla, chef du parti de la noblesse, n’eut pas plus tôt vaincu Marius, chef du parti du peuple, et rétabli la république en rendant le gouvernement à l’aristocratie, qu’il remédia à la multitude des lois par l’institution des quæstiones perpetuæ.

Enfin le même axiome nous fait connaître dans sa dernière partie le secret motif pour lequel les empereurs, en commençant par Auguste, firent des lois innombrables pour des cas particuliers ; et pourquoi chez les modernes tous les états monarchiques ou républicains ont reçu le corps du droit romain, et celui du droit canonique.


93. Dans les démocraties où domine une multitude avide, dès qu’une fois cette multitude s’est ouvert par les lois la porte des honneurs, la paix n’est plus qu’une lutte dans laquelle on se dispute la puissance, non plus avec les lois, mais avec les armes ; et la puissance elle-même est un moyen de faire des lois pour enrichir le parti vainqueur ; telles furent à Rome les lois agraires proposées par les Gracques. De là résultent à la fois des guerres civiles au dedans, des guerres injustes au dehors.

Cet axiome confirme par son contraire ce qu’on a dit de l’héroïsme romain pour tout le temps antérieur aux Gracques.


94. Plus les biens sont attachés à la personne, au corps du possesseur, plus la liberté naturelle conserve sa fierté ; c’est avec le superflu que la servitude enchaîne les hommes.

Dans son premier article, cet axiome est un nouveau principe de l’héroïsme des premiers peuples ; dans le second, c’est le principe naturel des monarchies.


95. Les hommes aiment d’abord à sortir de sujétion et désirent l’égalité ; voilà les plébéiens dans les républiques aristocratiques, qui finissent par devenir des gouvernements populaires. Ils s’efforcent ensuite de surpasser leurs égaux ; voilà le petit peuple dans les états populaires qui dégénèrent en oligarchies. Ils veulent enfin se mettre au-dessus des lois ; et il en résulte une démocratie effrénée, une anarchie, qu’on peut appeler la pire des tyrannies, puisqu’il y a autant de tyrans qu’il se trouve d’hommes audacieux et dissolus dans la cité. Alors le petit peuple, éclairé par ses propres maux, y cherche un remède en se réfugiant dans la monarchie. Ainsi nous trouvons dans la nature cette loi royale par laquelle Tacite légitime la monarchie d’Auguste : qui cuncta bellis civilibus fessa nomine principis sub imperium accepit.


96. Lorsque la réunion des familles forma les premières cités, les nobles qui sortaient à peine de l’indépendance de la vie sauvage, ne voulaient point se soumettre au frein des lois, ni aux charges publiques ; voilà les aristocraties où les nobles sont seigneurs. Ensuite les plébéiens étant devenus nombreux et aguerris, les nobles se soumirent, comme les plébéiens, aux lois et aux charges publiques ; voilà les nobles dans les démocraties. Enfin, pour s’assurer la vie commode dont ils jouissent, ils inclinèrent naturellement à se soumettre au gouvernement d’un seul ; voilà les nobles sous la monarchie.


97-103. Migration des peuples.


97. Qu’on m’accorde, et la raison ne s’y refuse pas, qu’après le déluge les hommes habitèrent d’abord sur les montagnes ; il sera naturel de croire qu’ils descendirent quelque temps après dans les plaines, et qu’au bout d’un temps considérable ils prirent assez de confiance pour aller jusqu’aux rivages de la mer.


98. On trouve dans Strabon un passage précieux de Platon, où il raconte qu’après les déluges particuliers d’Ogygès et de Deucalion, les hommes habitèrent dans les cavernes des montagnes, et il les reconnaît dans ces cyclopes, ces Polyphèmes, qui lui représentent ailleurs les premiers pères de famille ; ensuite sur les sommets qui dominent les vallées, tels que Dardanus qui fonda Pergame, depuis la citadelle de Troie ; enfin dans les plaines, tels qu’Ilus qui fit descendre Troie jusqu’à la plaine voisine de la mer, et qui l’appela Ilion.


99. Selon une tradition ancienne, Tyr, fondée d’abord dans les terres, fut ensuite assise sur le rivage de la mer de Phénicie ; et l’histoire nous apprend que de là, elle passa dans une île voisine, qu’Alexandre rattacha par une chaussée au continent.

Le postulat 97 et les deux traditions qui viennent à l’appui, nous apprennent que les peuples méditerranés se formèrent d’abord, ensuite les peuples maritimes.

Nous y trouvons aussi une preuve remarquable de l’antiquité du peuple hébreu, dont Noé plaça le berceau dans la Mésopotamie, contrée la plus méditerranée de l’ancien monde habitable. Là aussi se fonda la première monarchie, celle des Assyriens, sortis de la tribu chaldéenne, laquelle avait produit les premiers sages, et Zoroastre le plus ancien de tous.


100. Pour que les hommes se décident à abandonner pour toujours la terre où ils sont nés, et qui naturellement leur est chère, il faut les plus extrêmes nécessités. Le désir d’acquérir par le commerce, ou de conserver ce qu’ils ont acquis, peut seul les décider à quitter leur patrie momentanément.

C’est le principe de la transmigration des peuples, dont les moyens furent, ou les colonies maritimes des temps héroïques, ou les invasions des barbares, ou les colonies les plus lointaines des Romains, ou celles des Européens dans les deux Indes.

Le même axiome nous démontre que les descendants des fils de Noé durent se perdre et se disperser dans leurs courses vagabondes, comme les bêtes sauvages, soit pour échapper aux animaux farouches qui peuplaient la vaste forêt dont la terre était couverte, soit en poursuivant les femmes rebelles à leurs désirs, soit en cherchant l’eau et la pâture. Ils se trouvèrent ainsi épars sur toute la terre, lorsque le tonnerre se faisant entendre pour la première fois depuis le déluge, les ramena à des pensées religieuses, et leur fit concevoir un Dieu, un Jupiter ; principe uniforme des sociétés païennes qui eurent chacune leur Jupiter. S’ils eussent conservé des mœurs humaines, comme le peuple de Dieu, ils seraient, comme lui, restés en Asie ; cette partie du monde est si vaste, et les hommes étaient alors si peu nombreux, qu’ils n’avaient aucune nécessité de l’abandonner ; il n’est point dans la nature que l’on quitte par caprice le pays de sa naissance.


101. Les Phéniciens furent les premiers navigateurs du monde ancien.


102. Les nations encore barbares sont impénétrables ; au dehors, il faut la guerre pour les ouvrir aux étrangers, au dedans l’intérêt du commerce pour les déterminer à les admettre. Ainsi Psammétique ouvrit l’Égypte aux Grecs de l’Ionie et de la Carie, lesquels durent être célèbres après les Phéniciens par leur commerce maritime[10]. Ainsi dans les temps modernes les Chinois ont ouvert leur pays aux Européens.

Ces trois axiomes nous donnent le principe d’un système d’étymologie pour les mots dont l’origine est certainement étrangère, système différent de celui dans lequel nous trouvons l’origine des mots indigènes. Sans ce principe, nul moyen de connaître l’histoire des nations transplantées par des colonies aux lieux où s’étaient établies déjà d’autres nations. Ainsi Naples fut d’abord appelée Sirène, d’un mot syriaque, ce qui prouve que les Syriens ou Phéniciens y avaient fondé un comptoir. Ensuite elle s’appela Parthenope, d’un mot grec de la langue héroïque, et enfin Neapolis dans la langue grecque vulgaire ; ce qui prouve que les Grecs s’y étaient établis pour partager le commerce des Phéniciens. De même sur les rivages de Tarente il y eut une colonie syrienne appelée Siri, que les Grecs nommèrent ensuite Polylée ; Minerve, qui y avait un temple, en tira le surnom de Poliade.


103. Je demande qu’on m’accorde, et on sera forcé de le faire, qu’il y ait eu sur le rivage du Latium une colonie grecque, qui, vaincue et détruite par les Romains, sera restée ensevelie dans les ténèbres de l’antiquité.

Si l’on n’accorde point ceci, quiconque réfléchit sur les choses de l’antiquité et veut y mettre quelque ensemble, ne trouve dans l’histoire romaine que sujets de s’étonner ; elle nous parle d’Hercule, d’Évandre, d’Arcadiens, de Phrygiens établis dans le Latium, d’un Servius Tullius d’origine grecque, d’un Tarquin l’ancien, fils du Corinthien Démarate, d’Énée, auquel le peuple romain rapporte sa première origine. Les lettres latines, comme l’observe Tacite, étaient semblables aux anciennes lettres grecques ; et pourtant Tite-Live pense qu’au temps de Servius Tullius le nom même de Pythagore, qui enseignait alors dans son école tant célébrée de Crotone, n’avait pu pénétrer jusqu’à Rome. Les Romains ne commencèrent à connaître les Grecs d’Italie qu’à l’occasion de la guerre de Tarente, qui entraîna celle de Pyrrhus et des Grecs d’outre-mer. (Florus).


104-114. Principes du droit naturel.


104. Elle est digne de nos méditations, cette pensée de Dion Cassius : la coutume est semblable à un roi, la loi à un tyran : ce qui doit s’entendre de la coutume raisonnable, et de la loi qui n’est point animée de l’esprit de la raison naturelle.

Cet axiome termine par le fait la grande dispute à laquelle a donné lieu la question suivante : Le droit est-il dans la nature, ou seulement dans l’opinion des hommes ? C’est la même que l’on a proposée dans le corollaire du huitième axiome : La nature humaine est-elle sociable ? Si la coutume commande comme un roi à des sujets qui veulent obéir, le droit naturel qui a été ordonné par la coutume est né des mœurs humaines, résultant de la nature commune des nations. Ce droit conserve la société, parce qu’il n’y a chose plus agréable et par conséquent plus naturelle que de suivre les coutumes enseignées par la nature. D’après tout ce raisonnement, la nature humaine, dont elles sont un résultat, ne peut être que sociable.

Cet axiome, rapproché du huitième et de son corollaire, prouve que l’homme n’est pas injuste par le fait de sa nature, mais par l’infirmité d’une nature déchue. Il nous démontre le premier principe du christianisme, qui se trouve dans le caractère d’Adam, considéré avant le péché, et dans l’état de perfection où il dut avoir été conçu par son Créateur. Il nous démontre par suite les principes catholiques de la grâce. La grâce suppose le libre arbitre, auquel elle prête un secours surnaturel, mais qui est aidé naturellement par la Providence. (Voy. le même axiome huitième et son second corollaire.) Sur ce dernier article la religion chrétienne s’accorde avec toutes les autres. Grotius, Selden et Puffendorf devaient fonder leurs systèmes sur cette base et se ranger à l’opinion des jurisconsultes romains, selon lesquels le droit naturel a été ordonné par la divine Providence.


105. Le droit naturel des gens est sorti des mœurs et coutumes des nations, lesquelles se sont rencontrées dans un sens commun, ou manière de voir uniforme, et cela sans réflexion, sans prendre exemple l’une de l’autre.

Cet axiome, avec le mot de Dion Cassius qui vient d’être rapporté, établit que la Providence est la législatrice du droit naturel des gens, parce qu’elle est la reine des affaires humaines.

Le même axiome établit la différence qui existe entre le droit naturel des Hébreux, celui des Gentils et des philosophes. Les Gentils eurent seulement les secours ordinaires de la Providence, les Hébreux eurent de plus les secours extraordinaires du vrai Dieu, et c’est le principe de la division de tous les peuples anciens en Hébreux et Gentils. Les philosophes, par leurs raisonnements, arrivèrent à l’idée d’un droit plus parfait que celui que pratiquaient les Gentils ; mais ils ne parurent que deux mille ans après la fondation des sociétés païennes. Ces trois différences, inaperçues jusqu’ici, renversent les trois systèmes de Grotius, de Selden et de Puffendorf.


106. Les sciences doivent prendre pour point de départ l’époque où commence le sujet dont elles traitent[11].


107. Les Gentes (familles, tribus, clans) commencèrent avant les cités, du moins celles que les Latins appelèrent gentes majores, c’est-à-dire maisons nobles anciennes, comme celles des Pères dont Romulus composa le sénat, et en même temps la cité de Rome. Au contraire, on appela gentes minores les maisons nobles nouvelles fondées après les cités, telles que celles des Pères dont Junius Brutus, après avoir chassé les rois, remplit le sénat, devenu presque désert par la mort des sénateurs que Tarquin le Superbe avait fait périr.


108. Telle fut aussi la division des dieux : Dii majorum gentium, ou dieux consacrés par les familles avant la fondation des cités ; et dii minorum gentium, ou dieux consacrés par les peuples, comme Romulus, que le peuple romain appela après sa mort Dius Quirinus.

Ces trois axiomes montrent que les systèmes de Grotius, de Selden et de Puffendorf, manquent dans leurs principes mêmes. Ils commencent par les nations déjà formées et composant dans leur ensemble la société du genre humain, tandis que l’humanité commença chez toutes les nations primitives à l’époque où les familles étaient les seules sociétés et où elles adoraient les dieux majorum gentium.


109. Les hommes à courte vue prennent pour la justice ce qu’on leur montre rentrer dans les termes de la loi.


110. Admirons la définition que donne Ulpien de l’équité civile : c’est une présomption de droit, qui n’est point connue naturellement à tous les hommes (comme l’équité naturelle), mais seulement à un petit nombre d’hommes, qui, réunissant la sagesse, l’expérience et l’étude, ont appris ce qui est nécessaire au maintien de la société. C’est ce que nous appelons raison d’État.


111. La certitude de la loi est une ombre de la raison (obscurezza) appuyée sur l’autorité. Nous trouvons alors les lois dures dans l’application, et pourtant nous sommes obligés de les appliquer en considération de leur certitude. Certum, en bon latin, signifie particularisé (individualitum, comme dit l’École) ; dans ce sens, certum et commune sont très bien opposés entre eux.

La certitude est le principe de la jurisprudence inflexible, naturelle aux âges barbares, et dont l’équité civile est la règle. Les barbares, n’ayant que des idées particulières, s’en tiennent naturellement à cette certitude, et sont satisfaits pourvu que les termes de la loi soient appliqués avec précision. Telle est l’idée qu’ils se forment du droit. Aussi la phrase d’Ulpien, Lex dura est, sed scripta est, s’exprimerait plus élégamment, selon la langue et selon la jurisprudence, par les mots : Lex dura est, sed certa est.


112. Les hommes éclairés estiment conforme à la justice ce que l’impartialité reconnaît être utile dans chaque cause.


113. Dans les lois, le vrai est une lumière certaine dont nous éclaire la raison naturelle. Aussi les jurisconsultes disent-ils souvent verum est, pour æquum est. (Voy. les axiomes 9 et 10.)


114. L’équité naturelle de la jurisprudence humaine, dans son plus grand développement, est une pratique, une application de la sagesse aux choses de l'utilité ; car la sagesse, en prenant le mot dans le sens le plus étendu, n’est que la science de faire des choses l’usage qu’elles ont dans la nature.

Tel est le principe de la jurisprudence humaine, dont la règle est l’équité naturelle, et qui est inséparable de la civilisation. Cette jurisprudence, ainsi que nous le démontrerons, est l’école publique d’où sont sortis les philosophes. (Voy. le livre IV, vers la fin.)

Les six dernières propositions établissent que la Providence a été la législatrice du droit naturel des gens. Les nations devant vivre pendant une longue suite de siècles encore incapables de connaître la vérité et l’équité naturelle, la Providence permit qu’en attendant elles s’attachassent à la certitude et l’équité civile, qui suit religieusement l’expression de la loi ; de façon qu’elles observassent la loi, même lorsqu’elle devenait dure et rigoureuse dans l’application, pour assurer le maintien de la société humaine.

C’est pour avoir ignoré les vérités énoncées dans ces derniers axiomes, que les trois principaux auteurs, qui ont écrit sur le droit naturel des gens, se sont égarés comme de concert dans la recherche des principes sur lesquels ils devaient fonder leurs systèmes. Ils ont cru que les nations païennes, dès leur commencement, avaient compris l’équité naturelle dans sa perfection idéale, sans réfléchir qu’il fallut bien deux mille ans pour qu’il y eût des philosophes, et sans tenir compte de l’assistance particulière que reçut du vrai Dieu un peuple privilégié.

  1. Le principe du droit naturel est le juste dans son unité, autrement dit, l’unité des idées du genre humain concernant les choses dont l’utilité ou la nécessité est commune à toute la nature humaine. Le pyrrhonisme détruit l’humanité, parce qu’il ne donne point l’unité. L’épicuréisme la dissipe, en quelque sorte, parce qu’il abandonne au sentiment individuel le jugement de l’utilité. Le stoïcisme l’anéantit, parce qu’il ne reconnaît d’utilité ou de nécessité que celle de l’âme, et qu’il méconnaît celles du corps ; encore le Sage seul peut-il juger de celles de l’âme. La seule doctrine de Platon nous présente le juste dans son unité ; ce philosophe pense qu’on doit suivre comme la règle du vrai ce qui semble un, ou le même à tous les hommes. (Scienza nuova, édition de 1725, réimprimée en 1817, page 74.)
  2. Dicit enim (Cato) tanquam in Platonis politeia, non tanquam in Romuli fæce sententiam. (Cic. ad Atticum, lib. II.) (Note du Trad.)
  3. Le droit naturel des gens a, dans Vico, une signification très étendue. Il comprend non seulement les rapports des sociétés entre elles, mais même tous les rapports des individus entre eux. (Note du Trad.)
  4. La vérité de ces observations nous est confirmée par l’exemple de la nation française. Elle vit s’ouvrir, au milieu de la barbarie du onzième siècle, cette fameuse école de Paris, où Pierre Lombard, le maître des sentences, enseignait la scolastique la plus subtile ; et d’un autre côté elle a conservé une sorte de poème homérique dans l’histoire de l’archevêque Turpin, ce recueil universel des Fables héroïques qui ont ensuite embelli tant de poèmes et de romans. Ce passage prématuré de la barbarie aux sciences les plus subtiles, a donné à la langue française une délicatesse supérieure à celle de toutes les langues vivantes ; c’est elle qui reproduit le mieux l’atticisme des Grecs. Comme la langue grecque, elle est aussi éminemment propre à traiter les sujets scientifiques.
  5. La fin de cet alinéa est rejetée dans une note du chapitre iii. (N. du Tr.)
  6. Divitias suas trahunt, vexant (Salluste). (Note du Trad.)
  7. Par l’intermédiaire des duumvirs auxquels il délègue son pouvoir. (Note du Trad.)
  8. Ce mot est pris dans le sens anglais, to press. (Angariarono). (Note du Trad.)
  9. Nous rejetons une longue digression sur la question de savoir si les lois des Douze Tables ont été transportées d’Athènes à Rome. Nous citons ailleurs un passage plus considérable d’un autre ouvrage de Vico sur le même sujet. (Note du Trad.)
  10. C’est ce qui explique ces grandes richesses qui permirent aux Ioniens de bâtir le temple de Junon à Samos, et aux Cariens d’élever le tombeau de Mausole, qui furent placés au nombre des sept merveilles du monde. La gloire du commerce maritime appartient en dernier lieu à ceux de Rhodes qui élevèrent à l’entrée de leur port le fameux colosse du Soleil. (Vico.)
  11. Cet axiome, placé ici à cause de son rapport particulier avec le droit des gens, s’applique généralement à tous les objets dont nous avons à parler. Il aurait dû être rangé parmi les axiomes généraux ; si nous l’avons mis en cet endroit, c’est qu’on voit mieux dans le droit des gens que dans toute autre matière particulière combien il est conforme à la vérité, et important dans l’application. (Vico.)