La Science nouvelle (Vico)/Livre 1/Chapitre 1

Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 289-305).


CHAPITRE PREMIER


TABLE CHRONOLOGIQUE, OU PRÉPARATION DES MATIÈRES QUE DOIT METTRE EN ŒUVRE LA SCIENCE NOUVELLE.


La table chronologique que l’on a sous les yeux[1] embrasse l’histoire du monde ancien, depuis le déluge jusqu’à la seconde guerre punique, en commençant par les Hébreux, et continuant par les Chaldéens, les Scythes, les Phéniciens, les Égyptiens, les Grecs et les Romains. On y voit figurer des hommes ou des faits célèbres, lesquels sont ordinairement placés par les savants dans d’autres temps, dans d’autres lieux, ou qui même n’ont point existé. En récompense nous y tirons des ténèbres profondes où ils étaient restés ensevelis, des hommes et des faits remarquables, qui ont puissamment influé sur le cours des choses humaines ; et nous montrons combien les explications qu’on a données sur l’origine de la civilisation, présentent d’incertitude, de frivolité et d’inconséquence.

Mais toute étude sur la civilisation païenne doit commencer par un examen sévère des prétentions des nations anciennes, et surtout des Égyptiens, à une antiquité exagérée. Nous tirerons deux utilités de cet examen : celle de savoir à quelle époque, à quels pays il faut rapporter les commencements de cette civilisation ; et celle d’appuyer par des preuves, humaines à la vérité, tout le système de notre religion, laquelle nous apprend d’abord que le premier peuple fut le peuple hébreu, que le premier homme fut Adam, créé en même temps que ce monde par le Dieu véritable.

Notre chronologie se trouve entièrement contraire au système de Marsham, qui veut prouver que les Égyptiens devancèrent toutes les nations dans la religion et dans la politique, de sorte que leurs rites sacrés et leurs règlements civils, transmis aux autres peuples, auraient été reçus des Hébreux avec quelques changements. Avant d’examiner ce qu’on doit croire de cette antiquité, il faut avouer qu’elle ne paraît pas avoir profité beaucoup aux Égyptiens. Nous voyons dans les Stromates de saint Clément d’Alexandrie que les livres de leurs prêtres, au nombre de quarante-deux, couraient alors dans le public, et qu’ils contenaient les plus graves erreurs en philosophie et en astronomie. Leur médecine, selon Galien, De Medicina mercuriali, était un tissu de puérilités et d’impostures. Leur morale était dissolue, puisqu’elle permettait, qu’elle honorait même la prostitution. Leur théologie n’était que superstitions, prestiges et magie. Les arts du fondeur et du sculpteur restèrent chez eux dans l’enfance ; et quant à la magnificence de leurs pyramides, on peut dire que la grandeur n’est point inconciliable avec la barbarie.

C’est la fameuse Alexandrie qui a ainsi exalté l’antique sagesse des Égyptiens. La cité d’Alexandre unit la subtilité africaine à l’esprit délicat des Grecs, et produisit des philosophes profonds dans les choses divines. Célébrée comme la mère des sciences, désignée chez les Grecs par le nom de polis, la ville par excellence, elle vit son Musée aussi célèbre que l’avaient été à Athènes l’Académie, le Lycée et le Portique. Là s’éleva le grand prêtre Manéthon, qui donna à toute l’histoire de l’Égypte l’interprétation d’une sublime théologie naturelle, précisément comme les philosophes grecs avaient donné à leurs fables nationales un sens tout philosophique. (Voy. le commencement du livre II.) Dans ce grand entrepôt du commerce de la Méditerranée et de l’Orient, un peuple si vaniteux[2], avide de superstitions nouvelles, imbu du préjugé de son antiquité prodigieuse et des vastes conquêtes de ses rois, ignorant enfin que les autres nations païennes avaient pu, sans rien savoir l’une de l’autre, concevoir des idées uniformes sur les dieux et sur les héros, ce peuple, dis-je, ne peut s’empêcher de croire que tous les dieux des navigateurs qui venaient commercer chez lui, étaient d’origine égyptienne. Il voyait que toutes les nations avaient leur Jupiter et leur Hercule ; il décida que son Jupiter Ammon était le plus ancien de tous, que tous les Hercules avaient pris leur nom de l’Hercule égyptien.

Diodore de Sicile, qui vivait du temps d’Auguste, et qui traite les Égyptiens trop favorablement, ne leur donne que deux mille ans d’antiquité ; encore a-t-il été réfuté victorieusement par Giacomo Capello dans son Histoire sacrée et égyptienne. Cette antiquité n’est pas mieux prouvée par le Pimandre. Ce livre que l’on a vanté comme contenant la doctrine d’Hermès, est l’œuvre d’une imposture évidente. Casaubon n’y trouve pas une doctrine plus ancienne que le platonisme, et Saumaise ne le considère que comme une compilation indigeste.

L’intelligence humaine, étant infinie de sa nature, exagère les choses qu’elle ignore, bien au delà de la réalité. Enfermez un homme endormi dans un lieu très étroit, mais parfaitement obscur, l’horreur des ténèbres le lui fait croire certainement plus grand qu’il ne le trouvera en touchant les murs qui l’environnent. Voilà ce qui a trompé les Égyptiens sur leur antiquité.

Même erreur chez les Chinois, qui ont fermé leur pays aux étrangers, comme le firent les Égyptiens jusqu’à Psammétique, et les Scythes jusqu’à l’invasion de Darius, fils d’Hystaspe. Quelques jésuites ont vanté l’antiquité de Confucius, et ont prétendu avoir lu des livres imprimés avant Jésus-Christ ; mais d’autres auteurs mieux informés ne placent Confucius que cinq cents ans avant notre ère, et assurent que les Chinois n’ont trouvé l’imprimerie que deux siècles avant les Européens. D’ailleurs la philosophie de Confucius, comme celle des livres sacrés de l’Égypte, n’offre qu’ignorance et grossièreté dans le peu qu’elle dit des choses naturelles. Elle se réduit à une suite de préceptes moraux dont l’observance est imposée à ces peuples par leur législation.

Dans cette dispute des nations sur la question de leur antiquité, une tradition vulgaire veut que les Scythes aient l’avantage sur les Égyptiens. Justin commence l’histoire universelle par placer même avant les Assyriens deux rois puissants, Tanaïs le Scythe, et l’Égyptien Sésostris. D’abord Tanaïs part avec une armée innombrable pour conquérir l’Égypte, ce pays si bien défendu par la nature contre une invasion étrangère. Ensuite Sésostris, avec une armée non moins nombreuse, s’en va subjuguer la Scythie, laquelle n’en reste pas moins inconnue jusqu’à ce qu’elle soit envahie par Darius. Encore à cette dernière époque, qui est celle de la plus haute civilisation des Perses, les Scythes se trouvent-ils si barbares que le roi ne peut répondre à Darius qu’en lui envoyant des signes matériels, sans pouvoir même écrire sa pensée en hiéroglyphes. Les deux conquérants traversent l’Asie avec leurs prodigieuses armées, sans la soumettre ni aux Scythes ni aux Égyptiens. Elle reste si bien indépendante, qu’on y voit s’élever ensuite la première des quatre monarchies les plus célèbres, celle des Assyriens.

La prétention de ces derniers à une haute antiquité est plus spécieuse. En premier lieu, leur pays est situé dans l’intérieur des terres, et nous démontrerons dans ce livre que les peuples habitèrent d’abord les contrées méditerranées, et ensuite les rivages. Ajoutez qu’on regarde généralement les Chaldéens comme les premiers sages du paganisme, en plaçant Zoroastre à leur tête. De la tribu chaldéenne se forma, sous Ninus, la grande nation des Assyriens, et le nom de la première se perdit dans celui de la seconde. Mais les Chaldéens ont été jusqu’à prétendre qu’ils avaient conservé des observations astronomiques d’environ vingt-huit mille ans. Josèphe a cru à ces observations antédiluviennes, et a prétendu qu’elles avaient été inscrites sur deux colonnes, l’une de marbre, l’autre de brique, qui devaient les préserver du déluge ou de l’embrasement du monde. On peut placer les deux colonnes dans le Musée de la crédulité.

Les Hébreux au contraire, étrangers aux nations païennes, comme l’attestent Josèphe et Lactance, n’en connurent pas moins le nombre exact des années écoulées depuis la création. C’est le calcul de Philon, approuvé par les critiques les plus sévères, et dont celui d’Eusèbe ne s’écarte d’ailleurs que de quinze cents ans, différence bien légère en comparaison des altérations monstrueuses qu’ont fait subir à la chronologie les Chaldéens, les Scythes, les Égyptiens et les Chinois. Il faut bien reconnaître que les Hébreux ont été le premier peuple, et qu’ils ont conservé sans altération les monuments de leur histoire depuis le commencement du monde.

Après les Hébreux, nous plaçons les Chaldéens et les Scythes, puis les Phéniciens. Ces derniers doivent précéder les Égyptiens, puisque, selon la tradition, ils leur ont transmis les connaissances astronomiques qu’ils avaient tirées de la Chaldée, et qu’ils leur ont donné en outre les caractères alphabétiques, comme nous devons le démontrer.


Si nous ne donnons aux Égyptiens que la cinquième place dans cette table, nous ne profiterons pas moins de leurs antiquités. Il nous en reste deux grands débris, aussi admirables que leurs pyramides. Je parle de deux vérités historiques, dont l’une nous a été conservée par Hérodote : 1o Ils divisaient tout le temps antérieurement écoulé en trois âges, âge des dieux, âge des héros, âge des hommes ; 2o pendant ces trois âges, trois langues correspondantes se parlèrent, langue hiéroglyphique ou sacrée, langue symbolique ou héroïque, langue vulgaire, celle dans laquelle les hommes expriment, par des signes convenus, les besoins ordinaires de la vie. De même Varron, dans ce grand ouvrage Rerum divinarum et humanarum, dont l’injure des temps nous a privés, divisait l’ensemble des siècles écoulés en trois périodes : temps obscur, qui répond à l’âge divin des Égyptiens ; temps fabuleux, qui est leur âge héroïque ; enfin temps historique, l’âge des hommes, dans la nomenclature égyptienne.

Des nations civilisées ou barbares, il n’en est aucune, selon l’observation de Diodore, qui ne se regarde comme la plus ancienne, et qui ne fasse remonter ses annales jusquà l’origine du monde.

Les Égyptiens nous fourniront encore, à l’appui de ce principe, deux traditions de vanité nationale, savoir, que Jupiter Ammon était le plus ancien de tous les Jupiters, et que les Hercules des autres nations avaient pris leur nom de l’Hercule égyptien.


(An du monde 1656.) Le déluge universel est notre point de départ. La confusion des langues qui suivit eut lieu chez les enfants de Sem, chez les peuples orientaux. Mais il en fut sans doute autrement chez les nations sorties de Cham et de Japhet (ou Japet) ; les descendants de ces deux fils de Noé durent se disperser dans la vaste forêt qui couvrait la terre. Ainsi errants et solitaires, ils perdirent bientôt les mœurs humaines, l’usage de la parole, devinrent semblables aux animaux sauvages, et reprirent la taille gigantesques des hommes antédiluviens. Mais lorsque la terre desséchée put de nouveau produire le tonnerre par ses exhalaisons, les géants épouvantés rapportèrent ce terrible phénomène à un Dieu irrité. Telle est l’origine de tant de Jupiters qui furent adorés des nations païennes. De là la divination appliquée aux phénomènes du tonnerre, au vol de l’aigle, qui passait pour l’oiseau de Jupiter. Les Orientaux se firent une divination moins grossière ; ils observèrent le mouvement des planètes, les divers aspects des astres, et leur premier sage fut Zoroastre. — Selon nous, toutes les nations sorties de Cham et de Japhet se créèrent leurs langues dans les contrées méditerranées, où elles s’étaient fixées d’abord ; puis descendant vers les rivages, elles commencèrent à commercer avec les Phéniciens, peuple navigateur qui couvrit de ses colonies les bords de la Méditerranée et de l’Océan.


(Ans du monde 2000-2500.) Dès que les géants, quittant leur vie vagabonde, se mettent à cultiver les champs, nous voyons commencer l’âge d’or ou âge divin des Grecs, et quelques siècles après celui du Latium, l’âge de Saturne, dans lequel les dieux vivaient sur la terre avec les hommes.

Dans cet âge divin paraît d’abord le premier Hermès[3]. Les Égyptiens, dit Jamblique, rapportaient à cet Hermès toutes les inventions nécessaires ou utiles à la vie sociale. C’est qu’Hermès ne fut point un sage, un philosophe divinisé après sa mort ; mais le caractère idéal des premiers hommes de l’Égypte, qui, sans autre sagesse que celle de l’instinct naturel, y formèrent d’abord des familles, puis des tribus, et fondèrent enfin une grande nation. D’après la division des trois âges que reconnaissaient les Égyptiens, Hermès devait être un dieu, puisque sa vie embrassait tout ce qu’on appelait l’âge des dieuxdans cette nomenclature[4].

(An du monde 2500-3223.) L’âge héroïque, qui suit celui des dieux, est caractérisé par Hercule, Orphée et le second Hermès. L’Occident a ses Hercules, l’Orient ses Zoroastres qui présentent le même caractère. Autant de types idéaux des fondateurs des sociétés, et des poètes théologiens. Si l’on s’obstine à ne voir que des hommes dans ces êtres allégoriques, que de difficultés se présentent[5] !


(An du monde 2820.) D’habiles critiques ont porté plus loin le scepticisme : ils ont pensé que la guerre de Troie n’avait jamais eu lieu, du moins telle qu’Homère la raconte, et ils ont renvoyé à la Bibliothèque de l’Imposture les Dictys de Crète et les Darès de Phrygie, qui en ont écrit l’histoire en prose, comme s’ils eussent été contemporains.


(Vers 2950.) Dans le siècle qui suit immédiatement la guerre de Troie, et à la suite des courses errantes d’Énée et d’Antenor, de Diomède et d’Ulysse, nous plaçons la fondation des colonies grecques de l’Italie et de la Sicile. C’est trois siècles avant l’époque adoptée par les chronologistes ; mais ont-ils le droit de s’en étonner, eux qui varient de quatre cent soixante ans sur les temps où vécut Homère, l’auteur le plus voisin de ces événements ? La fondation de ces colonies est du petit nombre de ces faits dans lesquels nous nous écartons de la chronologie ordinaire, mais nous y sommes contraint par une raison puissante. C’est que Syracuse et tant d’autres villes n’auraient pas eu assez de temps pour s’élever au point de richesse et de splendeur où elles parvinrent. Pendant ses guerres contre les Carthaginois, Syracuse n’avait rien à envier à la magnificence et à la politesse d’Athènes. Longtemps après, Crotone presque déserte fait pitié à Tite-Live, lorsqu’il songe au nombre prodigieux de ses anciens habitants.


(An du monde 3223.) Le temps certain, l’âge des hommes commence à l’époque où les jeux olympiques, fondés par Hercule, furent rétablis par Iphitus. Depuis le premier, on comptait les années par les récoltes ; depuis le second, on les compta par les révolutions du soleil.

La première olympiade coïncide presque avec la fondation de Rome (776, 753 ans avant J.-C.). Mais Rome aura pendant longtemps bien peu d’importance. Toutes ces idées magnifiques que l’on s’est faites jusqu’ici sur les commencements de Rome, et de toutes les autres capitales des peuples célèbres, disparaissent, comme le brouillard aux rayons du soleil, devant ce passage précieux de Varron, rapporté par saint Augustin dans la Cité de Dieu : Pendant deux siècles et demi qu’elle obéit à ses rois, Rome soumit plus de vingt peuples, sans étendre son empire à plus de vingt milles.


(An du monde 3290 ; de Rome 37.) Nous plaçons Homère après la fondation de Rome. L’histoire grecque, dont il est le principal flambeau, nous a laissé dans l’incertitude sur son siècle et sur sa patrie. On verra au livre III pourquoi nous nous écartons de l’opinion reçue sur ces deux points, et sur le fait même de son existence. — Nous élèverons les mêmes doutes sur celle d’Ésope, que nous considérons non comme un individu, mais comme un type idéal, et dont nous plaçons l’époque entre celle d’Homère et celle des sept sages de la Grèce.


(3468 ; 225.) Pythagore, qui vient ensuite, est, selon Tite-Live, contemporain de Servius Tullius ; on voit s’il a pu enseigner la science des choses divines à Numa, qui vivait près de deux siècles auparavant. Tite-Live dit aussi que pendant ce règne de Servius Tullius, où l’intérieur de l’Italie était encore barbare, il eût été impossible que le nom même de Pythagore pénétrât de Crotone à Rome, à travers tant de peuples différents de langues et de mœurs. Ce dernier passage doit nous faire entendre combien devaient être faciles ces longs voyages dans lesquels Pythagore alla, dit-on, consulter en Thrace les disciples d’Orphée, en Perse les mages, les Chaldéens à Babylone, les gymnosophistes dans l’Inde ; puis, en revenant, les prêtres de l’Égypte, les disciples d’Atlas dans la Mauritanie, et les druides dans la Gaule, pour rentrer enfin dans sa patrie, riche de toute la sagesse barbare[6].


(An du monde 3468 ; de Rome 225.) Servius Tullius institue le cens, dans lequel on a vu jusqu’ici le fondement de la liberté démocratique, et qui ne fut, dans le principe, que celui de la liberté aristocratique.

3500. C’est l’époque où les Grecs trouvèrent leur écriture vulgaire (Voy. plus bas). Nous y plaçons Hésiode, Hérodote et Hippocrate. — Les chronologistes déclarent sans hésiter qu’Hésiode vivait trente ans avant Homère, quoiqu’ils diffèrent de quatre siècles et demi sur le temps où il faut placer l’auteur de l’Iliade. Mais Velleius Paterculus et Porphyre (dans Suidas) sont d’avis qu’Homère précéda de beaucoup Hésiode. Quant aux trépieds consacrés par ce dernier en mémoire de sa victoire sur Homère, ce sont des monuments tels qu’en fabriquent de nos jours les faiseurs de médailles, qui vivent de la simplicité des curieux. — Si nous considérons, d’un côté, que la vie d’Hippocrate est toute fabuleuse, et que, de l’autre, il est l’auteur incontestable d’ouvrages écrits en prose et en caractères vulgaires, nous rapporterons son existence au temps d’Hérodote, qui écrivit de même en prose et dont l’histoire est pleine de fables.


(An du monde 3530.) Thucydide vécut à l’époque la mieux connue de l’histoire grecque, celle de la guerre du Péloponèse : et c’est afin de n’écrire que des choses certaines qu’il a choisi cette guerre pour sujet. Il était fort jeune pendant la vieillesse d’Hérodote, qui eût pu être son père ; or il dit que jusqu’au temps de son père, les Grecs ne surent rien de leurs propres antiquités. Que devaient-ils donc de savoir de celles des barbares qu’ils nous ont seuls fait connaître ?… Et que penserons-nous de celles des Romains, peuple tout occupé de l’agriculture et de la guerre, lorsque Thucydide fait un tel aveu au nom de ses Grecs, qui devinrent sitôt philosophes ? Dira-t-on que les Romains ont reçu de Dieu un privilège particulier ?


(An du monde 3553 ; de Rome 303.) L’époque de Thucydide est celle où Socrate fondait la morale, où Platon cultivait avec tant de gloire la métaphysique ; c’est pour Athènes l’âge de la civilisation la plus raffinée. Et c’est alors que les historiens nous font venir d’Athènes à Rome ces lois des Douze Tables, si grossières et si barbares. On verra plus loin la réfutation de ce préjugé.

Les Grecs avaient commencé sous le règne de Psammétique à mieux connaître l’Égypte ; à partir de cette époque, les récits d’Hérodote sur cette contrée prennent un caractère de certitude. Ce fut de Xénophon (3553) qu’ils reçurent les premières connaissances exactes qu’ils aient eues de la Perse ; la nécessité de la guerre fit pour la Perse ce qu’avait fait pour l’Égypte l’utilité du commerce. Encore Aristote nous assure-t-il qu’avant la conquête d'Alexandre (3660), l’on avait débité bien des fables sur les mœurs et l’histoire des Perses — C’est ainsi que la Grèce commença à avoir quelques notions certaines sur les peuples étrangers.

Deux lois changent à cette époque la constitution de Rome.


(3658 ; 416.) La loi Publilia est le passage visible de l’aristocratie à la démocratie. On n’a point assez remarqué cette loi, faute d’en savoir comprendre le langage.


(3661 ; 419.) La loi Petilia, De nexu, n’est pas moins digne d’attention. Par cette loi, les nobles perdirent leurs droits sur la personne des plébéiens, dont ils étaient créanciers. Mais le sénat conserva son empire souverain sur toutes les terres de la république, et le maintint jusqu’à la fin par la force des armes.


(An du monde 3708 ; 489.) Guerre de Tarente, où les Latins et les Grecs commencent à prendre connaissance les uns des autres. Lorsque les Tarentins maltraitèrent les vaisseaux des Romains, et ensuite leurs ambassadeurs, ils alléguèrent pour excuse, selon Florus, qu’ils ne savaient qui étaient les Romains, ni d’où ils venaient. Tant les premiers peuples se connaissaient peu, à une distance si rapprochée, et lors même qu’aucune mer ne les séparait !


(3849 ; 452.) Seconde guerre punique. C’est en commençant le récit de cette guerre que Tite-Live déclare qu’il va écrire désormais l’histoire romaine avec plus de certitude, parce que cette guerre est la plus mémorable de toutes celles que firent les Romains. Néanmoins il avoue son ignorance sur trois circonstances essentielles : d’abord il ne sait sous quels consuls Annibal, vainqueur de Sagonte, quitta l’Espagne pour aller en Italie, ni par quelle partie des Alpes il exécuta son passage, ni quelles étaient alors ses forces ; il trouve, sur ce dernier article, la plus grande diversité d’opinions dans les anciennes annales.

D’après les observations que nous avons faites sur cette table, on voit que tout ce qui nous est parvenu de l’antiquité païenne jusqu’au temps où nous nous arrêtons, n’est qu’incertitude et obscurité. Aussi nous ne craignons pas d’y pénétrer comme dans un champ sans maître, qui appartient au premier occupant (res nullius, quæ occupanti conceduntur). Nous ne craindrons point d’aller contre les droits de personne, lorsqu’en traitant ces matières nous ne nous conformerons pas, ou que même nous serons contraire aux opinions que l’on s’est faites jusqu’ici sur les origines de la civilisation, et que par là nous les ramènerons à des principes scientifiques. Grâce à ces principes, les faits de l’histoire certaine retrouveront leurs origines primitives, faute desquelles ils semblent jusqu’ici n’avoir eu ni fondement commun, ni continuité, ni cohérence.

  1. Nous n’avons pas cru devoir la reproduire.
  2. Gloriæ animalia ; et dans Tacite : Gens novarum religionum avida.
  3. Est-il vrai que, dans cette période, Hermès ait porté d’Égypte en Grèce la connaissance des lettres et les premières lois ? ou bien Cadmus aurait-il enseigné aux Grecs l’alphabet de la Phénicie ? Nous ne pouvons admettre ni l’une ni l’autre opinion. — Les Grecs ne se servirent point d’hiéroglyphes comme les Égyptiens, mais d’une écriture alphabétique ; encore ne l’employèrent-ils que bien des siècles après. — Homère confia ses poèmes à la mémoire des Rapsodes, parce que de son temps les lettres alphabétiques n’étaient point trouvées, ainsi que le soutient Josèphe contre le sentiment d’Appion. — Si Cadmus eût porté les lettres phéniciennes en Grèce, la Béotie qui les eût reçues la première n’eût-elle pas dû se distinguer par sa civilisation entre toutes les parties de la Grèce ? — D’ailleurs quelle différence entre les lettres grecques et phéniciennes ? — Quant à l’introduction simultanée des lois et des lettres, les difficultés sont plus grandes encore. — D’abord le mot nomos ne se trouve nulle part dans Homère. — Ensuite est-il indispensable que des lois soient écrites ? n’en existait-il pas en Égypte avant Hermès, inventeur des lettres ? dira-t-on qu’il n’y eut pas de lois à Sparte où Lycurgue avait défendu aux citoyens l’étude des lettres ? ne voit-on pas dans Homère un conseil des héros, boulè, où l’on délibérait de vive voix sur les lois, et un conseil du peuple, agora, où on les publiait de la même manière ? La Providence a voulu que les sociétés qui n’ont point encore la connaissance des lettres se fondent d’abord sur les usages et les coutumes, pour se gouverner ensuite par des lois, quand elles sont plus civilisées. Lorsque la barbarie antique reparut au moyen âge, ce fut encore sur des coutumes que se fonda le droit chez toutes les nations européennes.
  4. Les héros investis du triple caractère de chefs des peuples, de guerriers et de prêtres, furent désignés dans la Grèce par le nom d’Héraclides, ou enfants d’Hercule ; dans la Crète, dans l’Italie et dans l’Asie Mineure, par celui de Curètes (quirites de l’inusité quir, quiris, lance).
  5. Orphée surtout, si on le considère comme un individu, offre aux yeux de la critique l’assemblage de mille monstres bizarres. — D’abord il vient de Thrace, pays plus connu comme la patrie de Mars que comme le berceau de la civilisation. — Ce Thrace sait si bien le grec qu’il compose en cette langue des vers d’une poésie admirable. — Il ne trouve encore que des bêtes farouches dans ces Grecs, auxquels tant de siècles auparavant Deucalion a enseigné la piété envers les dieux, dont Hellen a formé une même nation en leur donnant une langue commune, chez lesquels enfin règne depuis trois cents ans la maison d’Inachus. — Orphée trouve la Grèce sauvage, et en quelques années elle fait assez de progrès pour qu’il puisse suivre Jason à la conquête de la Toison d’or ; la marine n’est point un des premiers arts dont s’occupent les peuples. — Dans cette expédition il a pour compagnons Castor et Pollux, frères d’Hélène, dont l’enlèvement causa la fameuse guerre de Troie. Ainsi, la vie d’un seul homme nous présente plus de faits qu’il ne s’en passerait en mille années !… Ce sont peut-être de semblables observations qui ont fait conjecturer à Cicéron, dans son livre sur la Nature des Dieux, qu’Orphée n’a jamais existé. Elles s’appliquent pour la plupart avec la même force à Hercule, à Hermès et à Zoroastre.
      À ces difficultés chronologiques joignez-en d’autres, morales ou politiques. Orphée, voulant améliorer les mœurs de la Grèce, lui propose l’exemple d’un Jupiter adultère, d’une Junon implacable qui persécute la vertu dans la personne d’Hercule, d’un Saturne qui dévore ses enfants ! et c’est par ces fables capables de corrompre et d’abrutir le peuple le plus civilisé, le plus vertueux, qu’Orphée élève les hommes encore bruts à l’humanité et à la civilisation.

      Guidés par les principes de la science nouvelle, nous éviterons ces terribles écueils de la mythologie ; nous verrons que ces fables, détournées de leur sens par la corruption des hommes, ne signifiaient dans l’origine rien que de vrai, rien qui ne fût digne des fondateurs des sociétés. La découverte des caractères poétiques, des types idéaux, que nous venons d’exposer, fera luire un jour pur et serein à travers ces nuages sombres dont s’était voilée la chronologie.
  6. Si nous en croyons ceux qui, aux applaudissements des savants, ont entrepris de nous faire connaître la succession des écoles de la philosophie barbare, Zoroastre fut le maître de Bérose et des Chaldéens, Bérose celui d’Hermès et des Égyptiens, Hermès celui d’Atlas et des Éthiopiens, Atlas celui d’Orphée, qui, de la Thrace, vint établir son école en Grèce. On sent ce qu’ont de sérieux ces communications entre les premiers peuples, qui, à peine sortis de l’état sauvage, vivaient ignorés même de leurs voisins, et n’avaient connaissance les uns des autres qu’autant que la guerre ou le commerce leur en donnait l’occasion.
      Ce que nous disons de l’isolement des premiers peuples s’applique particulièrement aux Hébreux. — Lactance assure que Pythagore n’a pu être disciple d’Isaïe. — Un passage de Josèphe prouve que les Hébreux, au temps d’Homère et de Pythagore, vivaient inconnus à leurs voisins de l’intérieur des terres, et à plus forte raison aux nations éloignées dont la mer les séparait. — Ptolémée Philadelphe s’étonnant qu’aucun poète, aucun historien n’eût fait mention des lois de Moïse, le juif Démétrius lui répondit que ceux qui avaient tenté de les faire connaître aux Gentils avaient été punis miraculeusement, tels que Théopompe qui en perdit le sens, et Théodecte qui fut privé de la vue. — Aussi Josèphe ne craint point d’avouer cette longue obscurité des Juifs, et il l’explique de la manière suivante : Nous n’habitons point les rivages ; nous n’aimons point à faire le négoce et à commercer avec les étrangers. Sans doute la Providence voulait, comme l’observe Lactance, empêcher que la religion du vrai Dieu ne fût profanée par les communications de son peuple avec les Gentils. — Tout ce qui précède est confirmé par le témoignage du peuple hébreu lui-même, qui prétendait qu’à l’époque où parut la version des Septante, les ténèbres couvrirent le monde pendant trois jours, et qui, en expiation, observait un jeûne solennel, le 8 de tébet ou décembre. Ceux de Jérusalem détestaient les Juifs hellénistes, qui attribuaient une autorité divine à cette version.