XIV

PAGES D’HISTOIRE


Il est souvent difficile de rendre sensibles avec précision les états d’âme de Mlle Lucette. Seules des dissertations copieuses avec commentaires abondants et notes justificatives pourraient expliquer congrûment les détails de telle de ses impressions, les mobiles de tel de ses actes, les subtilités de tel de ses raisonnements. Afin de compléter la connaissance que nous désirons donner de cette jeune personne, nous nous contenterons de transcrire ici en style bref les résultats de quelques observations et de fixer certains traits de mœurs dont nos lecteurs apprécieront le caractère exact et la portée. C’est ainsi que, se bornant à des réflexions personnelles succinctes, les chroniqueurs nous ont parfois transmis les sentences des sages, les hauts faits des conquérants et les souffrances des peuples ; choses trop simples et trop compliquées pour ne pas être noyées par l’érudition d’un scoliaste vulgaire.



Mlle Lucette ne définit pas encore d’une façon précise les êtres et les choses qui l’environnent. Cela est naturel, puisqu’elle ne parle pas. Mais si elle parlait et si elle employait des mots qu’actuellement elle ne soupçonne pas, voici, j’imagine, un extrait des définitions que l’on relèverait dans le carnet de ses pensées.

Allumettes. — On en trouve trop peu. Il y a un petit bout rouge ravissant. Voir Épingles.

Bertrand. — L’Amour. Cupido. Éros. Il est beau comme un morceau de sucre, beau comme un chiffon de soie. C’est l’idéal réalisé sur la terre, mais trop souvent insaisissable.

Certain objet (un). — On s’y assied régulièrement tous les matins et un certain nombre de fois dans la journée. C’est une chaise d’un caractère spécial. Inutile d’insister sur son importance physiologique. Au point de vue moral, éveille des idées diverses. Représente souvent une sommation désagréable. D’autres fois, rappelle le devoir vaillamment accompli.

Culotte. — Infiniment préférable au précédent pour le même service. Par une aberration incompréhensible, maman et nounou la détournent sans cesse de sa véritable destination. Il est dur de lutter contre des préjugés invétérés. Mais on lutte.

Dodo. — Excellent en somme. Mais on est en coquetterie réglée. Il est nécessaire de se défendre tant qu’on peut et de ne s’y abandonner que quand on est à bout de forces.

Épingles. — Un des plus charmants produits du plancher. Fréquent spécialement aux endroits ensemencés par nounou. Maman les manie très maladroitement en vous piquant les doigts. Mlle Lucette est plus adroite. Il est prudent de les dissimuler pour pouvoir les sucer à son aise. Mais c’est mal. D’où de grandes angoisses morales.

Jip. — Être déconcertant. Un peu supérieur à nounou et à maman. Moins docile. Aboie d’une manière redoutable et s’enfuit quelquefois quand on voudrait tirer sa laine.

Langue. — Ustensile infiniment utile. Sert de complément aux yeux et aux mains pour la connaissance du monde extérieur. Il est nécessaire de la promener préalablement sur toute chose pour en avoir une notion exacte. Il est sage de la faire manœuvrer subrepticement à cause de l’entêtement routinier de maman.

Mains. — Boîtes à gifles qui fonctionnent automatiquement presque sans qu’on le veuille, et qui distribuent généreusement leur contenu à droite et à gauche.

Maman. — Accessoire en somme très sympathique et très précieux. A besoin d’être tenu en bride, car devient volontiers exigeant et se fait des illusions sur son indépendance. Quelques ménagements lui sont dus. L’affection et la prudence les conseillent.

Nounou. — Être déchu. Ravalé des plus nobles fonctions nutritives aux soins hygiéniques les plus vulgaires. Être inférieur avec lequel on peut prendre toutes les libertés : telles que donner des claques, griffer, tirer les oreilles, arracher les cheveux, etc. Au fond, cela n’empêche pas une solide amitié.

Papa. — Synonyme de respect, chose redoutable. Il ne faut pas crier devant lui, quand on n’a pas d’autre raison qu’une petite démangeaison du gosier ou de la langue. Il est bon de lui donner quelques marques de bienveillance, même quand elles ne sont pas dictées par un besoin d’expansion réel. Il est prudent de tenir compte de ses injonctions quand elles sont formulées sur un certain mode.

Poêle. — Éveille des idées analogues. Vénération craintive. Ça brûle.

Puss. — Quelque chose de sacré. Intermédiaire entre les deux précédents. Il ne faut pas être familier avec lui. Après Lucette, c’est l’être le plus respectable de la création. Il est bon de le flatter. On peut lui faire de loin des signes d’adulation. Si l’on pouvait attraper sa queue et ses moustaches ! Mais c’est impossible.

Racahout. — Avec Bertrand, un des produits les plus parfaits du globe. Il faut danser en l’apercevant.

Table. — Objet charmant et perfide. Supporte les trésors les plus merveilleux. Mais on reçoit une chiquenaude quand on y touche. A des coins très durs. On s’en aperçoit quinze ou vingt fois par jour. Mais c’est inutile de les taper pour se venger quand on s’est cogné. S’en méfier. On oublie.

Trott. — Très intéressant. Il est fait pour vous amuser comme le lait pour être bu et le dodo pour y dormir. A l’air moins pataud que la majorité des êtres humains. Se montre quelquefois oublieux de ses devoirs et beaucoup trop indépendant.

Visites. — 1o Ces dames. De beaucoup la plus désagréable moitié du genre humain. Familières, envahissantes, criardes, dénuées de réserve, embrassantes. On est tout à coup empoigné et secoué par elles. Il est bon de les tenir à distance et de commencer à grogner à leur approche pour leur faire comprendre qu’on les tolère avec peine. Quelques exceptions. 2o Ces messieurs. De beaucoup la plus belle moitié du genre humain. Réservés, polis, parfois presque trop froids ; un peu timides. Il faut les mettre à leur aise. Une seule critique sérieuse : ont quelquefois une trop grosse voix et s’habillent trop souvent en noir. Mais il y en a dont c’est très amusant d’avoir peur.

Etc.



Il est difficile d’écrire l’histoire. Trois témoins d’un même événement vous en feront des récits tout différents. Si ces trois témoins sont nounou, Trott et Mlle Lucette, ces différences tiendront du prodige. Il n’est donc pas étonnant que parfois des conflits éclatent entre eux par suite d’un manque d’analogie dans la conception qu’ils se font de la vie et des choses.

Exemple.

1o Version de nounou. — Cet après-midi, les enfants jouaient bien tranquillement ensemble. Nounou en profitait pour écrire à sa mère. Elle lui exposait les souffrances de son cœur dans l’exil. Les cochons sont moins beaux qu’au pays. Mais les hommes sont plus bruns. Il est vrai que tout le monde parle français avec un drôle d’accent. On ne mange pas de choucroute. Nounou a maigri, elle ne pèse plus que cent quatre-vingt-deux livres. Les maîtres sont si tracassiers ! Il faut se laver les pieds tous les huit jours. C’est malsain. Le jardinier s’est épris d’elle. Mais elle n’oublie pas son Hans. Il ne pleut presque jamais. Il ne fait pas assez froid. Ensuite les femmes n’ont pas de bonnet… Nounou est arrêtée dans l’enchaînement de ses idées. Après quelques secondes d’hébétude, elle s’aperçoit que c’est parce que les enfants poussent des clameurs redoutables. Mlle Lucette, après avoir été bien sage pendant dix minutes, s’est fâchée parce que M. Trott n’est pas bien complaisant. Alors elle lui a jeté des morceaux de bois sur la tête. Sur quoi M. Trott lui a donné une grande tape sur la main. Alors elle a hurlé. Il y en a pour un moment à la consoler. Nounou soupire. Elle abandonne sa lettre.

2o Version de Trott. — Trott a été chargé d’une grande tâche. Mme Barbe-Bleue et ses deux frères, après la triste fin de M. Barbe-Bleue, ont prié Trott de leur construire un château neuf, l’ancien leur rappelant de trop lugubres souvenirs. Trott s’est senti honoré de cette confiance et s’est mis immédiatement à l’œuvre. Le voilà transformé en architecte du temps des fées ; les morceaux de bois de son jeu de construction sont les matériaux les plus rares et les plus précieux. Un palais étincelant commence à s’élever. Déjà les deux frères sont venus le féliciter et lui ont fait présent d’un superbe collier de pierreries, et, gracieusement, Mme Barbe-Bleue lui a tendu sa main à baiser. Trott se remet à l’œuvre avec une ardeur nouvelle. Mais voici qu’un génie inconnu survient sous les traits de Mlle Lucette. Il a les mains pleines de matériaux nouveaux qu’il apporte au bon architecte. L’architecte les reçoit avec reconnaissance. Le palais croît et s’embellit. Mais soudain le génie est pris d’une rage destructrice ; il est envoyé par feu Barbe-Bleue pour détruire l’œuvre de l’architecte féerique. Les larmes aux yeux, Mme Barbe-Bleue supplie Trott de défendre son palais. Trott promet ; plusieurs fois il écarte l’agresseur. Enfin, tout est prêt. Il n’y a plus que le toit à poser. Mme Barbe-Bleue et ses deux frères visitent la maison. Trott se met la tête contre le sol pour les recevoir. Au même instant, par une impulsion perfide dii mauvais génie, il reçoit sur la tête le palais tout entier, dont les débris ensevelissent Mme Barbe-Bleue et ses frères. Trott est navré, et il a une bosse. Il donne une bonne petite tape sur les mains de Mlle Lucette. Ça mérite bien ça.

3o Version de Mlle Lucette. — Les vices les plus abjects sont concentrés dans l’âme de Trott. C’est un perfide et un faux frère. Mlle Lucette lui avait ordonné de s’amuser avec elle. Elle aurait voulu trottiner par la chambre en s’accrochant à sa blouse. Puis, par égard pour lui, elle s’était résignée à accepter le jeu qu’il proposait. Il devait lui construire une grande tour avec ses bois de construction. Ensuite elle la jetterait par terre. C’est comme ça qu’on fait avec les dominos. Donc elle avait consenti à cela, et, très gentiment, elle venait lui apporter les matériaux nécessaires, sans même exiger de les mettre elle-même en place : excès de complaisance ! Au bout de quelque temps, la tour était bien assez haute. Alors Mlle Lucette a voulu la renverser. Pour jouer, Trott a fait semblant de s’y opposer. C’était une assez bonne idée. On pouvait courir et crier. Mais la meilleure plaisanterie se gâte à durer trop longtemps. Trott ne l’a pas compris. Mlle Lucette a jugé bon de le lui montrer. Donc, pendant qu’il était accroupi par terre, elle lui a précipité la tour sur la tête. Mlle Lucette était toute fière. On peut difficilement, n’est-il pas vrai ? imaginer une farce plus plaisante et de meilleur goût. Eh bien ! à peine relevé, Trott s’est jeté sur Mlle Lucette et lui a donné une tape. Pas bien forte, certainement, mais c’était une tape. Quelle atrocité ! quelle traîtrise ! Il n’y a qu’à hurler, hurler indéfiniment…



Au jardin. Bébé rose et bébé blanc. Les mamans causent et regardent. Bébé rose observe bébé blanc. Bébé blanc observe bébé rose. Bébé rose a la bouche ouverte, contemple bébé blanc avec défiance et, dans son angoisse, a laissé tomber sa pelle. Bébé blanc, assis confortablement par terre, examine bébé rose d’un air sévère, les sourcils froncés. L’examen est favorable. Bébé blanc sourit, puis fronce de nouveau les sourcils, grogne et sourit encore. Intimidé, bébé rose dit : « Maman, maman, » et cherche un refuge auprès d’elle. Alors bébé blanc se met en campagne et s’approche de bébé rose, qui murmure : « A peur, a peur. » Bébé blanc fait toutes sortes de mines aimables, relève ses jupes, se baisse comme pour faire une révérence, gazouille deux ou trois syllabes et, finalement, passe ses deux mains sur les joues de bébé rose terrorisé. Enfin, se dressant sur la pointe de ses pieds, bébé blanc pose ses lèvres sur les joues de bébé rose. Les mamans s’exclament et s’attendrissent. Bébé rose a l’air ahuri. Humiliée, sa maman l’exhorte, le sermonne et le met en confiance. Bébé rose s’enhardit, suit bébé blanc et imite chacun de ses gestes. Puis il veut l’embrasser aussi. Bébé blanc grogne d’un air féroce. Bébé rose s’arrête, réfléchit un instant et essaye de recommencer. Bébé blanc rit et se sauve. Bébé rose court après, en riant et en criant très haut, tout à fait gai et confiant. Bébé blanc se retourne, grogne de nouveau et lui décoche une gifle qui claque. Bébé rose est stupéfié. Un moment il demeure immobile, geignant et pensif, et puis il s’en retourne près de sa maman. Il reçoit un biscuit, qu’il se met à grignoter avec satisfaction. Bébé blanc s’approche et veut l’enlever à bébé rose. Bébé rose en cède de bon cœur la plus grande partie et se réserve seulement un tout petit morceau qu’il garde dans sa main. Bébé blanc regarde un instant le gros morceau conquis, le jette par terre et, brusquement, arrache à bébé rose la petite bribe qui lui restait. Bébé rose est deux fois gros comme bébé blanc ; il se laisse faire avec consternation. Au bout d’un instant, il se baisse pour ramasser le reste du biscuit. Bébé blanc fronce les sourcils et pousse un cri strident. Bébé rose recule. Bébé blanc sourit d’un air mutin, tout en émiettant le biscuit de bébé rose, qui ne le tente nullement. Bébé rose, le cœur gros, l’estomac creux, s’en retourne vers sa maman. Elle pense : « Qu’il est bêta ! » L’autre maman gronde bébé blanc en pensant : « Elle est adorable. » Bébé rose s’appelle Jacques ; ce sera un gros garçon. Bébé blanc s’appelle Lucette ; c’est presque une petite femme.



Puss dort pelotonné au soleil. Il dort voluptueusement. Des rêves affriolants se pressent sous ses paupières closes. Il voit étalés devant lui des monceaux de souris agonisantes, des brochettes de petits oiseaux, des poissons frits, du mou, des laitages. Il dort et, de sybaritisme, il ronronne en dormant. Il ne se doute pas de ce qui le menage.

Mlle Lucette guigne Puss d’un œil avide. C’est défendu de le toucher. Il fait « piquepique » quand on le touche. On le dit, mais est-ce vrai ? Un démon souffle le scepticisme dans l’oreille de Mlle Lucette. Il a l’air si doux, si soyeux ! Il a tant de jolis petits poils que ce serait si amusant de toucher, de caresser, de tirailler un tout petit peu ! C’est trop tentant. Nounou ne fait pas attention. C’est irrésistible.

Frémissante d’espoir, Mlle Lucette s’approche à petits pas furtifs. Puss fait dodo, il ne bouge pas. Comme il a l’air gentil ! On dirait qu’il rit avec sa bouche fendue. On a dû le calomnier. Il a de jolis petits poils raides près du nez. Il ne fait pas de mal du tout. On doit pouvoir en faire tout ce qu’on veut. On gardera pourtant tous les ménagements possibles avec lui. Mais ces petits poils sont trop drôles. Oh ! il faut absolument en toucher un, rien qu’un seul, un tout petit peu, pour voir comment c’est. Délicatement, de ses petits doigts pinçants, Mlle Lucette agrippe la moustache blanche… Les événements se succèdent si vite que la plume ne peut les décrire. Quelque chose crache, griffe, saute et s’enfuit… Ahurie, Mlle Lucette contemple sa main, où sont dessinées trois raies rouges… Le sang perle. Ça cuit. Alors elle éclate en sanglots.

Aux notions qu’elle avait sur le mal s’en ajoute une nouvelle. Elle connaissait celui qui vous vient de l’intérieur : quand on a mal comme ça, on est soigné et caressé ; elle connaissait celui qui vient de la stupidité des objets : il n’y a qu’à ne pas se jeter contre eux ; ils vous laissent tranquilles ; elle connaissait celui qu’on éprouve quand on reçoit une chiquenaude pour avoir fait une sottise : il est légitime et bienfaisant. Ça fait déjà bien du mal. Mais il y a en plus celui qui vient des êtres malfaisants qui vous font souffrir sans qu’on ait voulu les molester…

Mlle Lucette pleure sur son égratignure. Peut-être, très obscurément, et avec plus de motifs, hélas ! elle pleure d’avoir découvert la méchanceté.



Mlle Lucette regarde son livre d’images. Elle y trouve des sensations intenses, profondes, répétées, qui se transforment, s’augmentent et s’élargissent chaque jour. D’abord elle n’était frappée que de la succession et de la diversité des couleurs. C’était déjà une grande joie. Les pages retournées défilaient comme les morceaux de verre d’un kaléidoscope. Mlle Lucette se jouait, sa nounou lui jouait des symphonies colorées qui lui faisaient savourer la beauté. Peu à peu leur caractère s’est transformé. Outre l’apparence colorée en elle-même, Mlle Lucette a remarqué la surface colorée et ses dimensions. Il y avait des taches de couleur toutes petites et d’autres très grandes. On pouvait être délicatement charmé des premières et pris d’enthousiasme pour les autres. Ensuite, Mlle Lucette a été sensible aux formes. Il y en avait d’agréables à l’œil et d’autres devant lesquelles on fronçait le sourcil. La part du jugement personnel se faisait plus grande. Enfin, Mlle Lucette a saisi la signification symbolique de son livre d’images. Dans les symphonies colorées qui venaient frapper son œil, elle a compris que certains signes avaient une valeur interprétative : qu’on y trouvait le portrait d’un bébé, d’un cheval, d’une maison. Alors elle a été saisie d’une tendresse plus intime encore pour son livre d’images. Car il lui est apparu comme le livre de la connaissance humaine, comme celui qui renfermait tous les mystères de la science avec leurs explications. Peut-être a-t-il perdu en valeur proprement esthétique, mais son rôle utilitaire, éducateur et scientifique est devenu prépondérant. Mlle Lucette regarde son livre d’images avec toute la force de son intelligence, comme le mathématicien scrute son problème, comme le poète cisèle son sonnet. Elle voit devant elle tout l’inconnu qui diminue chaque jour, et sa soif de comprendre est sans limites. Aussi, dans ce travail, elle s’excite, devient rouge et, au bout d’un instant, rit trop, ou grogne, et divague. Maman, prudente, fait enlever le livre. Il faut éviter le surmenage intellectuel.



Mlle Lucette erre par le monde en quête d’aventures. Elle inspecte les meubles et les tapis. Elle en a assez de ses bêtes en caoutchouc et des choses vues. Elle a soif de l’inconnu, de l’inédit, peut-être du défendu. Et à mi-voix elle marmonne des espoirs confus et des vœux incompréhensibles. Tout à coup, ses yeux s’écarquillent. Là, par terre, s’étalent les ciseaux de maman ; les ciseaux interdits, fascinants, tentateurs, fruit défendu. Toison d’or fabuleuse !… Les ciseaux ! Maman lit et ne se doute de rien. En elle-même Mlle Lucette conclut un marché. Elle va toucher les ciseaux, ce qui est défendu, et puis tout à l’heure on lui donnera une pichenette. Elle y gagne. Mlle Lucette s’assied, touche, tripote, admire. Elle manie l’objet avec prudence, car elle sait que ça pique. C’est adorable. Elle s’amuse royalement. Peu à peu elle s’amuse moins. Deux sentiments désagréables l’oppressent : d’abord c’est monotone de se livrer si longtemps à la même occupation ; ensuite elle a mal agi et doit recevoir une chiquenaude ; or, cette chiquenaude se fait attendre. En vain elle fait des signaux à maman. Maman ne prête aucune attention à son méfait. Ça cesse d’être intéressant. Il faut qu’elle comprenne ce qui s’est passé. Lâchant les ciseaux, Mlle Lucette va trouver sa maman et s’efforce de lui expliquer. Peine perdue ! maman murmure distraitement : « C’est bien. Tiens-toi tranquille. Nounou va venir. » La détresse inonde l’âme de Mlle Lucette. D’abord elle a mal agi ; son embryon de conscience en souffre ; ensuite elle n’a pas reçu la chiquenaude qui est due, ce qui dérange ses idées de justice ; en même temps que le châtiment la chiquenaude est d’ailleurs l’absolution. Mlle Lucette se sent donc malheureuse et très coupable. Elle se lamente longuement, bourrelée de remords. Non seulement elle a péché, mais on lui a refusé la punition à laquelle elle avait droit. Il n’y a pas de danger qu’elle touche encore aux ciseaux.



Ahurie, la bouche à demi ouverte, mademoiselle Lucette contemple Trott. Trott en courant a glissé tout à l’heure. Il est tombé. Il s’est fait un grand bleu au front. Il voudrait bien ne pas pleurer. Mais souvent on ne fait pas ce qu’on veut. Accroupi dans un coin, il pleure et se lamente en s’essuyant les yeux, mal réconforté par les paroles indifférentes de nounou, qui ne se dérange pas. Ah ! si maman était là !

Mlle Lucette contemple Trott. Ça pleure donc aussi, les grandes personnes ? Est-ce que ça sent donc quelque chose, ça a une existence propre, ça a bobo en dehors de Mlle Lucette ? Cette idée plonge Mlle Lucette dans un abîme de méditations. Finalement elle lui paraît trop invraisemblable pour être adoptée. Il n’y a qu’elle qui ait le droit de pleurer et de crier. Quiconque, à part elle, pleure et crie, n’agit pas comme il doit, sort de son rôle, empiète sur son propre domaine à elle et joue une espèce de comédie irrévérencieuse. Si Trott pleure, c’est qu’il se moque d’elle et s’abandonne à un affreux égoïsme, ou veut abuser sa sensibilité. Elle n’est pas sa dupe. Trott mérite d’être rappelé aux convenances. Elle s’en charge.

Mlle Lucette s’approche de Trott, qui, à travers le brouillard de ses larmes, la voit venir et s’attendrit qu’elle veuille le consoler. Et de toute la force de son petit bras elle lui lance une bonne gifle qui claque.



Après déjeuner on jette sur le balcon les miettes de pain qui sont restées sur la nappe. Et bientôt, de tous les coins du jardin, les petits oiseaux s’élancent à tire d’aile, s’abattent sur le balcon, et, toc, toc, toc, on entend le claquement sec et dru de leurs petits becs durs qui picorent très vite sur la pierre.

Perchée sur les genoux de sa maman, Mlle Lucette les aperçoit et s’extasie. Deux secondes elle ne bouge pas et murmure à demi-voix des syllabes de tendresse. Il ne faut pas faire de bruit pour qu’ils ne s’en aillent pas. C’est difficile de contenir comme ça voix, bras et jambes. Mlle Lucette se tortille tant qu’il faut bien la laisser glisser à terre.

— Surtout n’approche pas !

Bien sûr, on n’approchera pas. À distance, Mlle Lucette trépigne sur place et hèle les petits oiseaux. Elle leur explique la pureté de ses intentions. Comme ils sont gentils ! Il faut absolument les voir de plus près, les toucher si l’on peut. Mlle Lucette n’y tient plus. Elle se précipite vers les carreaux et y cogne de toutes ses forces. Les petits oiseaux s’envolent épouvantés. Alors elle demeure surprise et consternée. Elle les appelle et les gronde. Ils ne reviennent pas. Ils sont partis. Hier, ç’a été la même chose. Ce sera la même demain. D’où Mlle Lucette concevrait-elle que les petits oiseaux puissent avoir peur d’elle ?



Mlle Lucette joue avec sa poupée. Jadis elle lui a arraché tous les cheveux sans exception et extirpé les deux yeux. Cela n’empêche pas les sentiments. Elle la berce tendrement dans ses bras, la tête en bas et les pieds contre son cœur. Elle lui murmure de doux conseils et des déclarations d’amour. Ses gestes brusques et vifs de petit pantin à ressort se font câlins et soigneux comme des caresses de petite mère…

Mais voilà maman qui rentre de faire des visites. Mlle Lucette plante là sa poupée et se précipite. Elle accable sa maman d’objurgations passionnées, saisit ses jupes, crie, rit, saute et danse, n’a pas de cesse que maman ne se soit assise et ne l’ait prise sur ses genoux. C’est une explosion d’allégresse, un flot débordant des sentiments les plus ardents et les plus câlins…

Tout à coup Mlle Lucette s’arrête et demeure immobile. Ses yeux se sont fixés sur un point. Aveugle et chauve, la poupée gît, lamentable, sur le nez. Mlle Lucette l’a aperçue. Et, après une seconde d’hésitation, la voilà qui dégringole des genoux de sa maman et se précipite. Elle relève sa poupée par un pied et lui gazouille mille consolations en embrassant indistinctement son dos, son ventre et ses joues décolorées. Et puis elle revient très vite chez sa maman et d’un geste de prière lui tend la loque presque informe. Il ne faut pas faire de jaloux. Petits et grands ont tant besoin de baisers, de tendresse et d’amour !