Société d’éditions publications et industries annexes (p. 36-49).

CHAPITRE IV

Heures d’angoisse.


Un hasard avait mis à portée de la main d’André Routier, lorsqu’il avait sauté à l’eau, une épave à laquelle il s’était accroché.

Les canots, chargés à couler, s’éloignaient à force de rames, ne voulant rien entendre de ses appels…

Comme il avait conservé tout son sang-froid, il ne se fit pas longtemps illusion et se résigna à son sort…

Au surplus, il était impossible que les appels lancés par la T. S. F. n’eussent pas été entendus… Bientôt, des bâtiments accouraient au secours des naufragés…

L’essentiel, pour lui, était de se maintenir à la surface assez longtemps pour que ces navires sauveteurs arrivassent…

L’épave à laquelle instinctivement il s’était accroché était une énorme planche arrachée par l’explosion au bastingage : d’une surface de deux mètres carrés, elle offrait une stabilité suffisante pour que, une fois hissé dessus, il y pût demeurer en équilibre.

Un courant l’entraînait vers l’Ouest, au milieu de l’obscurité redoutable qui enveloppait la mer comme d’un suaire de deuil…

Au ciel, pas une étoile ; autour de lui, le silence sinistre d’une nuit calme où les flots semblaient dormir…

À plusieurs reprises, les mains réunies en forme de conque autour des lèvres, il lança un appel désespéré…

Nulle voix ne lui répondit et bientôt, cédant à la fatigue, il s’endormit…

Combien de temps demeura-t-il ainsi ?

La chaleur d’un soleil brûlant le fit revenir à lui.

Autour de lui, les épaves flottaient : à quelque distance, un point noir se mouvait avec lenteur.

Un canot, un radeau… peut-être.

Tout espoir de salut n’était pas perdu…

Réunissant ses forces, il réussit à se dresser debout et, arrachant sa veste, l’agita à bout de bras, tandis que, de toute l’énergie de ses poumons, il envoyait à ses compagnons d’infortune un appel désespéré…

Ses cris sans doute ne parvinrent pas jusque-là, non plus que ses gestes ne furent aperçus…

Une voile fut hissée et le vent entraîna l’embarcation dans la direction opposée.

Alors, désespéré, André Routier se laissa retomber sur son épave et de nouveau s’endormit…

Des heures passèrent, puis il s’éveilla encore…

Le soleil s’abaissait, tout rouge, à l’horizon, et voilà que, soudain, le vent s’éleva, poussant devant lui les flots gonflés, semblables à une troupe immense de monstres marins.

Et, comme si une main invisible eût tiré un rideau devant la lumière du soleil, la nuit se fit, intense, opaque, insondable, pendant que le tonnerre, tout à coup déchaîné, roulait terriblement dans les profondeurs de l’espace…

Cramponné à son épave, le naufragé se donnait l’impression d’un volant qu’une raquette géante eût été vers le ciel, pour le plonger dans le creux des abîmes et le faire remonter ensuite à la crête des vagues…

À toute seconde, le malheureux s’attendait à se voir plongé dans le gouffre où il retrouverait les victimes du sous-marin ennemi…

Tout à coup, il eut comme une hallucination : à la lueur blafarde d’un éclair ne lui avait-il pas semblé apercevoir, à trois ou quatre encâblures à peine, une tache sombre, sur laquelle des formes plus claires s’agitaient…

Et ces formes claires avaient quelque ressemblance avec des silhouettes humaines…

Ohé !… fit-il, du bateau !…

Pendant longtemps, il s’époumona ainsi, mais le heurt formidables des vagues, le grondement du tonnerre couvraient sa voix…

Le même courant qui les avait emportés loin du lieu du sinistre les y avait ramenés ; et maintenant, son épave et le radeau qu’il apercevait flottaient à l’aventure, obéissant aux mêmes caprices de la mer…

S’il eût fait jour, on l’eût aperçu et peut-être alors le sauvetage eût-il pu s’opérer…

Mais au milieu de cette nuit noire comme de la poix, qu’avait-il le droit d’attendre ?…

Avait-il même l’espoir de voir se lever l’aurore ?…

Anéanti de fatigue et de faim, à peine pouvait-il encore se cramponner à l’épave qui le portait…

Avant peu, ses doigts, brisés, engourdis, lâcheraient prise, et la première vague un peu forte l’emporterait.

Après tout, Ce serait la fin de son agonie…

Il en était arrivé à souhaiter une mort prompte…

Par moments une gracieuse silhouette de femme se dressait devant lui, celle de Mlle Dubreuil, et il songeait avec regret qu’elle eût été une jolie compagne pour sa vie…

Ensuite, il réfléchissait aux confidences de M. Dubreuil, confidences auxquelles sa mort tragique donnait une acuité mystérieuse, vraiment sensationnelle… Et il se disait que, si les circonstances lui eussent permis de vivre, il eût eu certainement un rôle à remplir.

Dépositaire du secret du vieux patriote suisse, il eût put tenter de se substituer à lui dans la mission qu’il s’était assignée…

La France, en cette affaire, était aussi bien en jeu que la Suisse, et ce que la mort avait empêché le vaillant Dubreuil, de faire il lui eût appartenu, à lui, Routier, de le faire.

Tout cela dansait dans la tête du pauvre garçon, dont les idées s’agitaient confuses et douloureuses, ainsi que dans un cauchemar dernier…

Peu à peu, là-bas, aux confins de l’horizon, une ligne blafarde apparut, reflet premier de l’aurore lugubre qui déjà se préparait à surgir des flots apaisés…

Puis un rayon de soleil enflamma l’espace…

C’était le jour !… enfin !…

Cette vue galvanisa l’énergie abattue d’André Routier : il réussit à se dresser sur ses genoux et, alors, il aperçut non loin l’épave qu’il avait confusément distinguée au milieu de la nuit…

C’était bien un canot surchargé de naufragés.

Quelques-uns tenaient des avirons dont ils paraissaient jouer péniblement, tandis que les autres, immobiles, prostrés, semblaient déjà en agonie…

— Ohé !… Oh !… du canot ! cria-t-il d’une voix dans laquelle il mit toutes ses forces…

On sembla ne pas l’entendre…

Alors, désespéré de sentir le salut si près de lui et de le voir lui échapper, il fit un effort et se mit debout sur l’étroite épave qui le portait…

En agitant les bras pour attirer sur lui l’attention, il fit un mouvement trop brusque, perdit l’équilibre et tomba à l’eau…

La sensation du froid lui fut comme un réactif : d’un vigoureux coup de pied, il remonta à la surface et se mit à nager dans la direction du canot… Mais il s’épuisait rapidement et sentait venir le moment où il allait couler à pic…

Désespérément alors, il cria…

Une vague, en ce même moment, le submergea et sa gorge s’emplit d’eau.

Alors, tout chavira en lui : brusquement, il eut la sensation d’être happé énergiquement par ses vêtements et d’être maintenu à la surface par une poigne vigoureuse…

Mais il était si las qu’il avait une peine infinie à soulever ses paupières qui lui semblaient de plomb…

Il entendit pourtant une voix qui criait :

— Fellow !… ici !… Fellow !… amène !… amène !…

Il crut être la proie d’un cauchemar.

Fellow ?… On appelait Fellow !…

Et cette voix qui appelait !… mais c’était la sienne…

Une énergie nouvelle lui fit ouvrir les yeux…

Et alors, il s’étonna ! Ce qu’il avait pris pour une poigne humaine, c’était une mâchoire formidable d’animal.

Et cet animal, il le reconnaissait : c’était Fellow !…

La brave bête, quoique alourdie par ce fardeau, nageait vigoureusement, encouragée par les appels ininterrompus qui partaient d’une embarcation, à quelque cent mètres de là…

Debout dans cette embarcation, une femme encourageait du geste la bête. Cette femme, c’était Fridette.

Cette vue galvanisa ce qui restait d’énergie dans les muscles du jeune homme : sentant que le chien commençait à s’épuiser, il s’efforça de nager.

De leur côté, ceux qui montaient l’embarcation s’ingéniaient, avec les moyens de fortune dont ils disposaient, à se diriger vers lui…

À bout de forces, le malheureux put enfin accoster, et quelques-uns de ceux que trente-six heures de souffrances et de privations n’avaient pas trop affaiblis unirent leurs efforts pour le hisser à bord…

Là, par exemple, il s’évanouit…

Quand il revint à lui, la journée entière s’était écoulée et le crépuscule commençait à tomber…

Assise à côté de lui, un peu à l’écart des autres naufragés, Mlle Dubreuil guettait son réveil avec une angoisse que chaque seconde écoulée accroissait…

La situation empirait d’heure en heure, au fur et à mesure que ses compagnons d’infortune désespéraient davantage de tout secours…

Le peu de provisions que, dans l’affolement premier, on avait jetées dans le canot était épuisé déjà… L’eau manquait et, pour comble d’infortune, plusieurs de ceux qui se trouvaient là, frappés de folie, menaçaient les autres…

Déjà, quelques-uns s’étaient jetés à la mer…

En outre, l’embarcation, fort éprouvée par la tempête qu’elle avait dû essuyer au cours de la nuit précédente, commençait à faire eau, et, si parmi les naufragés, il ne s’en était trouvé, plus conscients du danger, pour avoir le courage d’écoper sans arrêts, depuis longtemps l’embarcation et ceux qui la montaient fussent allés par le fond…

Il apparaissait donc à ceux qui avaient conservé en eux le plus âpre désir de vivre que l’allégement de l’embarcation s’imposait, par n’importe quel moyen…

Tout bas, Fridette murmura à l’oreille de Routier :

— J’ai peur que ces gens là ne profitent de la nuit pour jeter par-dessus bord tous ceux qui n’auront pas la force de se défendre…

Le jeune homme, fouetté par ces paroles, lui déclara tout bas :

— N’ayez crainte, ceux qui approcheront de vous auront affaire à moi…

— Oh ! répondit-elle avec crânerie, ce n’est pas à moi que je pense : j’ai Fellow et ils n’oseraient me toucher… Mais vous êtes si faible…

André se redressa :

— Qu’ils y viennent ! gronda-t-il en serrant les poings… ils verront…

— Si vous saviez comme j’ai eu de la peine à les faire stopper quand j’ai aperçu vos signes de détresse. Aucun ne voulait s’arrêter, prétendant qu’un passager de plus pourrait faire chavirer l’embarcation…

Les mains d’André cherchèrent celles de la jeune fille et les pressèrent avec effusion…

— C’est à vous que je dois la vie, murmura-t-il.

— Ne m’aviez-vous pas sauvée, vous le premier, quand le bâtiment a coulé ?… Si vous ne m’aviez portée dans ce canot, où serais-je en ce moment ?…

La nuit s’était faite complètement, une nuit sans lune et sans étoiles : on avait l’impression de naviguer sur des flots d’encre…

Épuisée, Fridette s’était allongée sur le fond même de l’embarcation, la tête appuyée sur les genoux d’André, un peu à l’écart des autres naufragés…

Fellow, assis sur son train de derrière, faisait, de sa masse imposante, un rempart à sa maîtresse, rempart impressionnant par la double rangée de crocs que découvrait par moments sa lèvre grondante.

André, lui, l’œil au guet, surveillait les ombres qui s’agitaient à l’avant, menaçantes et hurlantes…

Les heures s’écoulaient lentes, angoissantes, désespérantes, rapprochant le dénouement fatal.

Soudain, dressé comme par le déclenchement d’un ressort, André cria :

— Navire !… Navire !…

Tous ceux qui en avaient conservé la force furent aussitôt debout, écarquillant les yeux, s’efforçant à percer l’écran qui barrait à quelques mètres l’horizon…

Ne voyant rien, ils s’emportèrent, clamant :

— C’est un fou !… À l’eau !… À l’eau !…

Mais, le bras étendu, André répéta avec plus d’énergie encore :

— Navire !… À bâbord !… Navire !…

Et il se mit à crier de toutes ses forces :

— Oh !… du bateau ! Oh !…

Les naufragés, affolés de colère, firent mine de se ruer sur lui… Alors, Fridette, d’un bond, se plaça devant lui, faisant au jeune homme un bouclier de son corps, en même temps qu’elle commandait :

— À moi !… Fellow !…

Le molosse vint se camper aux pieds de sa maîtresse et, immobile, les crocs prêts, fit face aux assaillants…

Cette vue coupa leur clan, et ils se contentèrent de gronder :

— À l’eau !… le fou !…

Mais André, sans se laisser intimider, criait, les mains autour de la bouche en forme de porte-voix :

— Oh !… du navire !… oh !… du navire !…

Fridette alors se joignit au jeune homme, et bientôt, entraînés par l’exemple, soutenus par l’espoir insensé d’un sauvetage miraculeux, tous, oubliant leurs menaces, se mirent, eux aussi, à hurler à l’unisson :

— Oh ! du navire !… Oh !…

Mais, au bout de quelque temps, épuisés, découragés, ils se turent.

— Allons… camarades, supplia André, allons, du courage, et tous ensemble !…

Recommençant à crier, pour leur donner l’exemple :

— Oh !… du navire !… Oh !…

Rien !… toujours rien !…

— Ah ! gronda-t-il, se prenant la tête à deux mains dans un geste de désespoir, je ne suis pas fou, cependant !… j’entends !… j’entends !…

Il fouillait de ses regards la nuit épaisse, cherchant à repérer ce bruit qui frappait ses oreilles, ce bruit qui lui montrait le salut à leur portée, et qui menaçait peut-être de passer près d’eux…

Soudain, au milieu de l’ombre, ce fut comme si un œil gigantesque eût lui !…

Le canot se trouva enveloppé de clarté. Puis tout redevint sombre, plus sombre même qu’auparavant…

— Il nous a vus ! hurla André, pour redonner confiance à ses compagnons. Il nous a vus… !

Et, de toutes les forces de ses poumons, il se mit à crier une fois encore :

— Oh !… du navire !… Oh !…

Les autres, en proie à une surexcitation folle, se joignirent à lui :

— Oh !… du navire !… Oh !…

Et, tout à coup, d’un geste brusque du bras, André leur imposa silence.

— Ils viennent, déclara-t-il, d’une voix que l’angoisse étranglait, ils viennent !… Écoutez !… entendez-vous le bruit des avirons qui battent l’eau !… C’est un canot qu’on envoie à notre recherche !… Crions… les amis !… Crions pour les guider !…

Et, à perte d’haleine, il recommença à lancer dans la nuit cet appel éperdu, toujours le même, semblable à un refrain désespéré :

— Oh !… du canot !… oh !…

Et alors, voilà que soudainement, de la nuit opaque, arrivèrent ces mots, clamés en italien :

— Courage !… nous voilà !…

Un moment, à bord de l’embarcation, ce fut un silence plein de stupeur…

Cette voix, bruissant ainsi aux oreilles de ces malheureux, voués, semblait-il, à la mort, leur parut comme une providentielle bouée de sauvetage prête à les arracher aux flots…

Sans dire un mot, ils tombèrent aux bras les uns des autres, sanglotant comme des enfants…

Seuls, André Routier et Mlle Dubreuil, séparés par un inexplicable sentiment de gêne, se contentèrent de s’étreindre les mains…

Fellow, lui, comme s’il eût eu l’instinct du salut qui s’annonçait, poussa un aboi joyeux ; puis, avant que la jeune fille eût pu pressentir ce que se proposait l’animal, il sauta par-dessus bord, nageant à toutes pattes au milieu de l’eau noire.

— Va !… va !… cria la jeune fille ; appuyée des deux mains sur la lisse de l’embarcation, elle se penchait à perdre équilibre pour s’efforcer de suivre à travers la nuit la silhouette du brave animal…

Mais, au bout de quelques brasses, celui-ci avait disparu… Seuls, s’entendaient, par-dessus le bruit des vagues, les jappements d’appel qu’il poussait.

Guidés par sa voix, les sauveteurs finirent par trouver le bon chemin, et bientôt émergea de la nuit une grande barque montée par une demi-douzaine de marins peinant sur leurs avirons…

À la vue du chien qui nageait vers eux, ils poussèrent une exclamation de soulagement : depuis des heures et des heures, ils erraient à l’aventure dans la nuit, à la recherche des rescapés.

Mais en vain appelèrent-ils l’animal, celui-ci refusa de monter à bord, ayant conscience du rôle qu’il avait à jouer : pivotant sur lui-même, il se remit à nager dans la direction des naufragés, entraînant le canot à sa suite…

Moins d’un quart d’heure plus tard, André, Mlle Dubreuil et leurs compagnons embarquaient à bord de la Savoia, torpilleur de la marine italienne ; un des premiers touchés par le marconigramme de l’Auvergne, il était arrivé depuis plusieurs heures sur le lieu du crime et s’employait à sauver les victimes de la kultur allemande.