Ed. Monnier (p. 323-350).
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X


Ce fut le docteur Barbe qui installa Paul Richard dans une maison de la rue Champollion, loin des vengeances de son père. Le jeune homme, abruti, se laissait conduire, ne voulant plus penser. Allait-elle mourir ? Ou allait-il se tuer ? Il vécut là trois semaines enfermé avec des études que le vieillard lui imposait pour le forcer à l’oubli. Pas un mot, entre eux, ne se dit au sujet de Mary. Pourtant Paul remarqua que son maître ne portait pas encore le deuil.

Un soir, Mary arriva, sortant d’un bal, toute couverte de fleurs et de joyaux, elle monta ses six étages, répandant des odeurs vanillées le long de cet escalier fumeux. Elle frappa deux coups comme le docteur en avait l’habitude. Richard ouvrit. Il ne s’était pas déshabillé et travaillait.

Il recula, lâchant le livre qu’il lisait.

— Oh ! ce n’est pas possible ! bégaya-t-il, se rappelant seulement qu’elle avait été sa maîtresse quelques heures.

— Oui, c’est moi-même ; t’imaginais-tu que je ne reviendrais jamais ?

— De ta tombe ? demanda-t-il, les yeux égarés.

— Grand fou ! répondit-elle, et, comme le soir des promesses, elle s’assit sur son lit après avoir enlevé l’abat-jour de sa lampe. Il vint lui toucher les épaules, ses fourrures glissèrent, découvrant sa chair merveilleuse, aux aspects de fruit fondant.

— Mon Dieu ! soupira-t-il, la femme de… de l’homme qui est mon père ! Ah ! le cauchemar affreux, la cuisante douleur,… je t’aimais bien.

— Tu m’aimes toujours ?

— Non ! ce serait un crime si lâche, Mary !

Elle se mit en devoir de défaire les agrafes de son corsage, ôtant des guirlandes qui la gênaient.

Lui demeurait sérieux.

— Mary, commença-t-il, plein d’une cérémonieuse dignité, j’ai cru qu’il t’avait tuée. Je le remercie de la vie qu’il te rend bien plus que de celle qu’il m’a donnée… mais l’amour ne peut plus revenir. On nie la voix du sang ; moi, j’y crois. Tu n’es plus pour le fils du baron Louis de Caumont qu’une sorte de belle-mère coquette et cruelle, un monstre. Je sais que cet homme n’a pas été aussi bon pour le pauvre mendiant, son fils, qu’il aurait pu l’être ; mais aujourd’hui, ai-je le droit de me plaindre, moi qui ai violé sa femme… Mary… je t’ai violée, n’est-ce pas ? Oh ! l’horrible nuit ! Nous sommes donc des maudits, nous autres, les enfants naturels ? Mary, je vous aimais tant ! Vous vouliez me faire tuer. Mary, je vous aime encore ; d’ailleurs, pourquoi le cacherais-je ? d’un amour sans espoir désormais, d’un amour qui me mangera le cœur ; Mary, la femme de mon père, Mary, la chère adorée que je ne peux plus serrer dans mes bras !

Le jeune homme s’animait. Déjà, ce n’était plus le crime qui l’occupait. Elle était là, demi-couchée, railleuse, ôtant toujours ses vêtements et tout heureuse de se montrer au vainqueur.

— Paul, dit-elle, suis-je bien la même femme ?

— Hélas ! par pitié, ne me tente pas… Tu es aussi belle, aussi perverse, Mary… mais je ne te peux plus souffrir. Tu m’as trompé en le trompant, ton mari.

Il disait « ton mari, » ne répétant pas « mon père ».

Elle éteignit la lampe, puis l’attira près d’elle.

— La voix du sang ! murmura-t-elle, c’est la voix de l’amour. Tu hais le baron de Caumont, et moi, tu m’aimes encore. Ne viens-tu pas de me l’avouer ?… Allons ! ce serait folie que de gaspiller notre temps ; il est minuit, je rentrerai chez moi vers trois heures du matin, le coupé m’attend place de la Sorbonne. Paul Richard… ne faites donc pas votre romantique !

Cette phrase singulière retentit à l’oreille de l’étudiant comme un éclat de rire. Peut-être avait-il rêvé, en effet, des choses fort inutiles. Après tout, il n’aimerait jamais ce père de hasard dur et hautain, l’ayant abandonné aux vagabondages des rues tant qu’il avait pensé que les preuves de sa naissance n’existaient pas.

Mary était une créature odieuse ; cependant elle ne lui représentait point l’odieux inceste, elle avait vingt ans, lui en comptait vingt-deux. Un couple choisi par Dieu pour se consumer de plaisir. Et elle venait de lui baiser la nuque, lui courbant la tête avec l’autorité d’une véritable passion.

Paul s’abandonna, les idées perdues, possédé jusqu’aux moelles du désir honteux de savoir si elle éprouverait de nouveau ce frisson de joie mystérieuse qui la lui avait offerte.

— Mary, bégaya-t-il, se délivrant lâchement de ses remords, je suis sûr, à présent, que cet homme se fait illusion. Je ne peux pas être son fils, je t’aime trop, vois-tu !

Quand Mary rentra chez elle, son oncle l’arrêta au passage du corridor.

— Misérable ! dit-il tout bas. Et, la saisissant par les poignets, il l’emmena dans son cabinet.

— Vous exagérez, mon cher oncle, répondit-elle avec un tranquille sourire. Je ne vous le fais pas garder, choyer comme un trésor pour votre propre distraction. Mon mari est en Russie, à la poursuite d’une actrice, moi je m’amuse pendant son absence : cela est, prétend-on, d’un joli genre. Votre morale, assez souple je pense, me permettra de me diriger à ma guise.

— Mary ! gronda le vieillard exaspéré, vous ne voulez que sa mort, c’est une névrose que je devine enfin. Vous avez la monomanie des cruautés… Ah ! ce pouce, ce pouce long et mince… il est l’indice absolu… je ne l’ai pas osé croire, ce pouce ! Il lui plaçait sous les yeux ses deux doigts rosés ; elle eut un clin de paupière impertinent.

— Ah ! vous savez, mon cher docteur, qu’il est dangereux pour vous d’examiner les défauts de ma personne.

Célestin Barbe hocha le front.

— Mary, vous voulez le tuer ! Moi, je le défendrai, cet enfant ; il est naïf, il est bon. Vous voulez le tuer !

Alors Mary se dégagea, hautaine.

— Tenez, dit-elle, posant sa bourse sur une console, vous ferez monter chez lui, dès demain matin, un lit plus confortable que celui que vous lui avez donné ; j’ai le dessein d’aller le voir très souvent. Vous m’instituez régisseur de votre fortune, mon oncle, et je veux doubler vos aumônes.

Elle ramassa la queue de sa robe, puis, sans qu’il eût le temps de placer le discours violent qu’il s’était juré de lui faire entendre, elle rentra dans son appartement.

Une vie d’exquises folies commença pour Paul Richard. Décidé à ne plus penser, il lui obéissait comme un enfant, passant ses jours à la désirer. Elle, qui savait que le baron de Caumont pouvait revenir de sa fugue d’un moment à l’autre, prenait le prétexte des bals et du théâtre pour s’arrêter rue Champollion.

La comtesse de Liol avait un hôtel non loin, sur le boulevard Saint-Germain, elle recevait tous les mercredis soirs. Mary partait de ce salon à l’anglaise vers l’heure du souper. À l’Opéra, elle apparaissait dix minutes dans sa loge, quelquefois elle prétextait des malaises subits quand elle rencontrait de vieux amis de son oncle, pour ne permettre aucun soupçon. Seul, son cocher se doutait ; mais elle l’avait acheté si cher que nul à Paris, pas même le mari, ne devait être capable de renchérir sur le prix. Le concierge de la rue Champollion la croyait une cocotte de grande marque se souvenant de ses anciennes tendresses, et il recevait ses pièces de 20 francs les yeux fermés. Ensuite elle était toujours voilée.

Dès qu’elle arrivait, Paul lançait toutes ses bûches dans la petite cheminée et verrouillait sa porte. Il tombait en des extases devant elle, vêtue de satin ou de velours, n’osant pas la toucher, lui répétant que son indignité le faisait martyr. Elle riait.

Une fois, pendant qu’il l’adorait ainsi, le front prosterné sur ses pieds chaussés de brocart d’argent, car elle devenait d’une somptuosité de reine, il fut repris de ses hémorragies ; les pieds scintillants, les pieds d’idole, se couvrirent de pourpre. Honteux, il lui demanda pardon, se mettant de l’amadou aux narines et tâchant d’essuyer les jolis souliers.

— Ce n’est rien, dit-elle, avec une farouche précipitation ; au contraire, laisse donc, cela m’amuse de me sentir marcher dans ce flot rouge !

Elle lui expliqua qu’elle l’avait aimé pour cette infirmité de gamin bien portant, et que, si elle osait, elle le ferait saigner ainsi par plaisir. Paul, désormais, rechercha les occasions. Tantôt il se cognait le front, ayant l’air de ne pas le faire exprès. Tantôt il tenait la tête penchée, plus basse que le reste du corps, et quand il se relevait il guettait comme une récompense son cruel sourire de femme capricieuse. Alors elle l’enlaçait plus étroitement, s’enivrant du sang qui la barbouillait ; durant ces heures, elle le comblait de ses caresses les plus perverses, de ses mots les plus délirants. Elle finit par lui avouer que si on le guérissait, elle en serait fort ennuyée. Elle aimait ce sang comme Tulotte aimait les liqueurs. Chaque nuit voyait s’augmenter leur passion et ce vertige de la chair se liquéfiant, vermeille, sous les étreintes sauvages.

— Pourquoi n’es-tu pas mon mari, toi ? demandait-elle au milieu de ses bonheurs.

Et il se sentait plein d’orgueil, oubliant que le mari, celui qu’ils trompaient, était son père.

— Puisqu’il ne m’a pas tuée, c’est un lâche ! disait-elle encore, le méprisant tout haut, devant l’étudiant, qui l’approuvait de ses regards fous, ne voulant pas se rappeler.

Un matin, vers la pointe de l’aube, le jeune homme s’évanouit dans ses bras parce qu’elle s’était plu à lui mettre des compresses d’eau froide sur les tempes, activant l’hémorragie ; il avait inondé les draps, et la cuvette remplie exhalait l’odeur d’un égorgement.

— Pauvre ange ! fit-elle, le contemplant dans sa rigidité presque effrayante.

Elle s’habilla à la hâte, descendit et alla glisser un billet au cocher qui dormait, place de la Sorbonne.

— Ramenez mademoiselle Juliette, lui dit-elle d’une voix brève. Elle revint en courant. Paul s’éveillait, faible et tout ahuri.

— Tu vas garder la chambre ! déclara-t-elle, j’ai prévenu Tulotte, elle nous fera un bon déjeuner. Tu ne travailleras pas. Moi je dirai que je suis restée chez madame de Liol ! D’ailleurs, mon oncle n’a rien à voir à ma conduite !

Il eut peur.

— Non ! Mary ! non, ce n’est pas raisonnable. Tu feras un scandale ! Songe donc ! Tulotte ne sait pas notre amour.

Elle lui ferma la bouche sous une caresse.

Tulotte vint une heure après, apportant un costume de ville à sa nièce et moins étonnée qu’on aurait pu le croire. Elle pinça l’épaule de l’étudiant pendant que Mary changeait sa robe de bal.

— Une vraie noce, déclara la vieille fille, je vais acheter un déjeuner solide, et quelques bouteilles d’un cachet vert que je connais… Ne vous remuez pas ! Le baron ? un grigou. Quant à l’oncle ? un sale !… C’est moi, une honnête créature, qui vous le certifie, Monsieur Richard ! Eh bien ! elle les trompe… ça prouve que les femmes ont du cœur, quoi ! On l’a sacrifiée ! ma pauvre petite élève, une enfant que j’ai tant choyée lorsqu’elle était au berceau. On l’a mariée à ce pantin, tout de suite, sans consulter ses inclinations… je me comprends ! Il y a des hontes dans les familles qui veulent des vengeances terribles. On devrait l’appeler Célestin le Barbon au lieu de lui donner du « Cher maître » et du « Monsieur Barbe » long comme le bras.

Mary la fit taire d’un signe impérieux.

— Suffit ! Madame ma nièce, continua la vieille fille, enchantée de promener ses ivresses, perpétuelles maintenant, dans un désordre qui lui servait d’excuse, suffit ! Je vais acheter un fameux vin de Mâcon qui ne sera pas un vin d’épicier. J’ai raconté à notre oncle que vous étiez chez la comtesse de Liol, trop souffrante pour rentrer. Il est capable de s’imaginer que c’est une indisposition de bon augure !

Et sur cette grossière plaisanterie, Tulotte descendit afin de commander le déjeuner.

Mary sacrifiait sa réputation. Elle aimait avec la rage de son existence à jamais gaspillée, puis elle savait au juste ce que vous enseignent les livres de médecine au sujet de la morale.

La morale est de demeurer sain ; elle avait une excellente santé et son amant se portait très bien, quelle situation plus normale en ce monde ? Qu’avait à faire, dans leurs jeunes élans, le nom de son mari, un viveur déjà flambé, ou celui de son oncle, un hypocrite à moitié mort ? Ils déjeunèrent tous les trois près du feu, en devisant de l’avenir : si le vieux partait l’année prochaine, le plus tôt possible, Mary demanderait une séparation de corps qu’elle se chargerait de faire prononcer contre l’époux. Moyennant une rente qu’elle lui offrirait, elle deviendrait libre, et Paul serait le maître rue Notre-Dame-des-Champs.

— Mais, tu veux que je passe pour un entretenu ! murmura l’étudiant.

— Des mots ! s’exclama Mary impatientée, des mots !…

Ce matin-là, l’oncle Barbe comprit que c’était l’écroulement définitif. Tulotte, l’esclave, et l’amant, fou à lier, obéissaient sans une ombre de pudeur. On ne lui disait pas, à travers les rues : « Vous êtes leur complice ; » mais l’instant viendrait où le mari, ressaisissant son revolver, tuerait pour de bon la femme qui se moquait ainsi de toutes les lois sociales. Antoine Célestin, déjeunant seul dans leur vaste salle à manger, lisait ses revues scientifiques.

— Je suis si inutile ! se disait-il, en feuilletant les pages de son dernier article sur la cristallisation de l’acide carbonique.

À midi seulement, les deux femmes descendirent du coupé, et entrèrent chez lui.

— Mon Dieu ! balbutia-t-il, la voyant très pâlie derrière une voilette de tulle noir, mon Dieu, comme elle l’aime !… et cela sans son cœur, parce qu’il est jeune !

— Mon frère, expliqua Tulotte, le verbe insolent, car elle avait bu beaucoup de mâcon, nous venons du boulevard Saint-Germain. Un ressort du coupé s’est cassé, cette mignonne a dû dormir là-bas !

— Vous mentez, malheureuse ! répondit le vieillard, levant la main, prêt à frapper sa sœur, plus exaspéré encore de ce mensonge que de l’attitude calme de la femme adultère.

Mary sourit.

— En effet, dit-elle avec une étrange douceur, elle ment, je sors de la rue Champollion, il était malade, je l’ai soigné.

Et lui, le pauvre barbon, qui le soignerait s’il était malade ? Il se retira très vite, baissant les yeux, abîmé dans une honte mortelle. Sa cervelle semblait se dissoudre, il grommelait des phrases de son article, essayant, mais en vain, de lui rappeler que c’était infâme de manquer à la foi jurée. Il s’enferma avec cette revue, prenant des notes, causant tout bas du néant de ses études. Tulotte et Mary échangèrent un signe d’intelligence.

— Je crois qu’il bave ! fit la cousine, méprisante.

— Encore un an, et nous en serons délivrés ! riposta Mary, mettant toujours la haine à côté de l’amour.

Elles allèrent se coucher. Il faisait une journée sombre, et les globes de gaz étaient restés allumés au plafond du corridor ; les domestiques bâillaient, un lourd ennui planait sur la maison. Quelqu’un sonna à la porte du perron ; c’était le savant à l’oursin, le dernier fidèle, qui demandait le professeur Barbe pour une commission urgente. La femme de chambre, un peu maussade, car elle avait attendu sa maîtresse toute la nuit, le bouscula dans l’escalier.

Est-ce que monsieur avait le temps ? Il détestait les visites ! Si jadis il avait eu des réunions, aujourd’hui il ne voulait plus voir personne… Il tombait en enfance, elle servait la baronne de Caumont à la condition de ne pas servir M. Barbe, un gâteux insupportable. Tout tremblant, le vieux naturaliste expliquait à la jolie fille de mauvaise humeur, qu’il fallait absolument qu’il eût un entretien avec son camarade de collège.

— Oui ! Mademoiselle, ajoutait-il, s’entêtant à pénétrer jusqu’à cette lumière qu’on lui cachait depuis un an, mon camarade de collège ! Les autres sont des égoïstes qui ont la célébrité pour les consoler, mais moi je n’ai que son amitié… Mademoiselle, il a classé mon oursin dans son article… Comprenez-vous ? Un oriolampas !… un oursin unique ! et vous croyez que je peux vivre sans le remercier ! Il s’est souvenu de mon oriolampas ! Je le verrai, Mademoiselle… En usez-vous ?

Faisant un effort de galanterie, il lui tendait sa tabatière.

Pour le coup, la femme de chambre s’emporta. L’astronome Flammaraude était venu lui-même demander des nouvelles, et la baronne, sa nièce, avait refusé de laisser voir son oncle. Il était comme un hypocondre, leur grand savant, et on l’embêtait quand on lui posait des questions.

Madame était bien libre, sans doute, de l’affranchir de leurs empressements ridicules. On lui avait supprimé aussi son élève, l’étudiant Richard, à cause de la fatigue.

— Allons ! quand je vous dis qu’il n’y est plus ! cria-t-elle, tendant le poing.

L’homme à l’oriolampas s’adossa contre la porte du cabinet de travail. Il savait que le maître l’entendrait.

— Mademoiselle, recommença-t-il très humble, il faut vous dire que c’est le seul qui en ait parlé dans une revue scientifique, et il l’a décrit de souvenir, bivalve et légèrement veiné de grenat ! peut-être ayant servi de terrain à des racines de Byssus ou encore…

La fille, hors d’elle, finit par le pousser le long du mur. Depuis le mariage de la nièce, on n’avait pas vu un pareil importun. Est-ce qu’elle allait subir une leçon d’oriolampas, à présent ?

Soudain une explosion formidable retentit, la maison fut comme agitée d’un frisson électrique, et les deux disputants se trouvèrent renversés, la face dans le tapis du corridor. Mary, réveillée en sursaut, crut à un retour de son époux déchargeant son revolver au hasard, par fureur d’avoir tout appris Elle mit son peignoir garni de cygne, se regarda, se coiffa, intrépide comme un général d’armée qui va livrer une bataille décisive. Enfin elle sortit de sa chambre. Une vapeur d’un goût singulier emplissait le corridor, elle ne reconnut pas la fumée de la poudre et elle se dirigea du côté du cabinet. Le cocher était en train de faire sauter la serrure pendant que l’obstiné visiteur, accroupi sur les genoux, essayait de ranimer la servante, complètement privée de sentiment.

— Madame, allez-vous-en ! supplia l’homme à l’oriolampas, je crois que mon pauvre collègue a trouvé sa cristallisation[1].

Un éclair illumina la mémoire de Mary. Elle se précipita, suivie des domestiques, dans le cabinet du docteur : il était étendu, les yeux fixes, sa barbe toute hérissée, un peu d’écume aux lèvres, les débris de sa presse hydraulique jonchaient le sol. La Vénus anatomique, détachée de son piédestal, avait bondi, droite encore, mais décapitée, en travers de sa table, sur un amas de fioles brisées. Les livres épars avaient leurs pages arrachées, le squelette, le bras en l’air, contemplait la destruction de ses orbites creuses.

— Mon vénéré maître ! sanglota celui qui avait voulu le voir et qui le trouvait mort.

— Une victime de la science ! dit Mary, conservant son calme, tandis que les domestiques faisaient des scènes de lamentations. Quand on voulut le relever pour le porter sur un lit, elle s’y opposa, disant que puisqu’il n’y avait rien à espérer, on devait attendre les constatations. En réalité, elle pensait que si un souffle lui demeurait, il étoufferait grâce aux vapeurs de l’acide commençant à se répandre d’abord au ras du parquet. Et on le laissa là s’achever, un coussin sous sa tête chauve, enveloppée d’un rideau que l’explosion avait descendu de la fenêtre.

Le vieux naturaliste, point médecin, lui palpa la poitrine un instant ; puis, se sentant des nausées, l’esprit très confus, il sortit derrière la baronne de Caumont, larmoyant son histoire d’oriolampas pour laquelle il aurait bien voulu donner à son collègue, un maître vénéré, de plus précises explications.

— Il a été tué raide, déclara Mary à sa tante.

— Tant mieux ! grogna Juliette Barbe, il ne mettra plus la discorde chez nous.

Peut-être le savant était-il las de servir de témoin à cette discorde et avait-il choisi le chemin le plus court pour s’enfuir !

Ceux qui constatèrent son décès s’aperçurent que, soit trouble de tous ces gens profondément affectes, soit ignorance de la part du bonhomme à l’oursin, il n’avait expiré qu’un quart d’heure après sa chute et qu’en tombant il ne s’était fait aucune blessure mortelle.

— Victime de la science ! répétèrent les journaux, échos complaisants de la jeune baronne. Il y eut un enterrement magnifique. M. de Caumont, prévenu, arriva pour l’ouverture du testament. Antoine-Célestin Barbe léguait toute sa fortune à sa nièce. Le baron, attendri, ne sachant plus où s’était perdu son fils naturel, ayant lui-même bien des choses à se reprocher, fit une démarche auprès de sa femme. Tous les deux vêtus de grand deuil, revenant du cimetière dans la voiture ornée d’énormes nœuds de crêpe, entamèrent une banale conversation.

— Madame, croyez que je prends part à votre chagrin. Les larmes effacent les fautes, Mary ! Ah ! quel noble cœur, cet homme que le Paris scientifique regrette avec nous !…

Elle se garda de relever son voile, car il aurait vu qu’elle ne pleurait point, mais avait un singulier sourire.

— Monsieur, répliqua-t-elle digne et froide, je sais que mes torts ne sont pas de ceux qu’un mari oublie. Nous tâcherons de nous supporter mutuellement, à moins que vous ne désiriez me convaincre d’adultère devant un tribunal.

À cela, il avait souvent pensé. La phrase le plongea dans de mornes réflexions. Un scandale ne mènerait à rien de logique : il avait un fils naturel, et elle possédait une belle fortune. Entre ces faits accomplis, un avocat le ballotterait avec d’odieux commentaires. Il serait la fable de ses amis, les viveurs du cercle aristocratique, et Mary, jeune, orpheline, intéresserait autrement que lui, ex-fanfaron, sujet aux fredaines des blasés, un peu engraissé du ventre.

— Mary, murmura-t-il, on irait au bout du monde, qu’on ne vous oublierait jamais !

Il eut l’envie de lui prendre la main ; il se retint pour ne pas lui paraître ridicule.

Chez eux, elle décida qu’elle lui donnerait le droit de gérer les capitaux selon ses idées.

Il la trouva généreuse. Pour un rien de tendresse, il lui aurait demandé si elle pouvait aussi effacer le passé.

Il reprit une certaine tranquillité quand il eut interrogé les domestiques et les amies mondaines. Tulotte lui semblait un porte-respect bien suffisant ; le cocher avait juré tous ses dieux que madame ne sortait pas sans sa tante. La petite comtesse de Liol, l’ancienne conquête, lui avoua qu’elle n’avait aucun rapport défavorable à lui faire. Elle gardait bien ses secrets, Mary, en admettant qu’elle en eût, cette créature, un peu doctoresse avec ses compagnes du frivole faubourg Saint-Germain, et la comtesse termina en félicitant le mari qui cascadait par delà les frontières pendant que sa femme soignait un vieil oncle à héritage. Leur deuil les empêchant de recevoir et de courir les salons, ils durent se cloîtrer dans l’hôtel, très agrandi par la catastrophe. À la lueur d’une lampe intime, ils durent passer des soirées en tête-à-tête, lui ne sachant que dire, elle lisant ou brodant sans rechercher la causerie. Il lui fallut de nouveau l’admirer sous les simplicités de ses robes noires comme avant leur fatal mariage, et il constatait qu’elle était encore embellie : ses yeux, bistrés par la douleur, se rejoignaient, toujours de ce bleu inexplicable au milieu des pâleurs dorées du visage, s’estompant de leurs fins sourcils prêts à se froncer. Ses cheveux lourds, plus en deuil que sa robe, avaient des senteurs délicates de ce réséda mystérieux qu’elle portait en son être, malgré la faute, malgré le crime, fleur de jeunesse au paroxysme de la passion, fleur d’amour provocante et toujours ingénue.

Une fois, comme elle se penchait pour saisir un peloton de laine, elle le frôla du coude, demandant pardon. Alors il n’y tint plus, il l’entoura de ses bras, les larmes au bord des paupières.

— Mary, dit-il sincèrement ému, tu as voulu te venger, parce que tu m’aimes, n’est-ce pas ? Il est impossible que ce soit la dépravation des sens qui t’ait entraînée, toi qui n’as pas de sens, toi la femme orgueilleuse et de glace ?…

Elle lui laissa croire tout ce qu’il arrangeait pour sa propre conscience.

Le jour même, elle avait reçu, par son cocher, un billet la suppliant de se rendre à la rue Champollion : elle voulait cette victoire sur le mari pour le mieux aveugler.

— Tu es mienne ! ajouta le baron, rien ne me change ta chair, va ! j’en aurai toujours faim !

Quand ils furent au lit, elle eut une patience vraiment angélique, puis, d’une façon scandaleuse, lui s’endormit, n’achevant pas sa phrase passionnée. Elle sauta à bas de la couche conjugale, alla tirer un flacon de chloroforme d’une cachette qu’elle avait ménagée derrière un tableau et elle le mit une seconde près du visage du dormeur.

En s’habillant elle le regardait, soucieuse, pensant qu’il ne se douterait guère de son audace, mais qu’elle risquait de se partager chaque nuit et que c’était ignoble pour l’amant.

Elle se glissa jusqu’aux écuries, réveilla le cocher qui l’accompagna avec des précautions de filou. Elle ne respira que dans l’escalier de Paul Richard, mécontente de son peu de courage. Paul avait mal dîné, il ne voulait plus allumer de feu, et il était assis devant un énorme registre de négociant, une tenue de livres dont il croyait tirer des sommes d’argent. Mary haussa les épaules.

— Tu sais, lui dit-elle, que mon oncle m’a légué cinq mille francs pour toi, je te les apporte !

Une rougeur envahit les joues du jeune homme.

— Je te remercie, mais je n’accepte pas… c’est ton notaire qui doit me rendre des comptes. Voyons ?… tu veux décidément me réduire à ce rôle d’homme des ruisseaux ? Où est la preuve du legs ?

Elle arpenta la mansarde, exaspérée. La situation devenait embarrassante.

— Voici les billets, fit-elle des dents grinçantes, et je vous ordonne de les prendre !

— Oh ! murmura-t-il, joignant les mains devant elle, tu as donc quelque chose, tu me grondes et tu cherches à m’avilir davantage. Ton mari ?…

Il s’arrêta, la regardant fixement.

— Sans doute, mon mari : je viens d’être sa femme ! As-tu supposé que M. le baron de Caumont avait de la dignité ? Il ne m’a pas tuée, le reste est arrivé par surcroît… les hommes sont très forts !

Paul Richard faillit hurler de désespoir. C’était à présent que la honte l’empoignait, car il serait encore moins fort que l’époux.

Il accepta ces billets de banque, se réservant de les dépenser seulement pour elle, il ne s’occuperait plus de son diplôme de médecin et irait au métier qui lui fournirait tout de suite du pain.

Ils demeurèrent silencieux, le front bas, n’osant pas se toucher, craignant d’avoir envie l’un de l’autre dans le souvenir brutal de la rentrée en possession du mari.

— Oh ! cria-t-il, crispant ses poings, s’il pouvait mourir comme ton oncle, je ne le pleurerais pas, tu sais !…

Elle le quitta, très sombre, emportant ce cri d’amour au fond de ses oreilles.

— Madame, lui chuchota le cocher, s’autorisant d’une position critique pour lui donner des conseils, je crois bien que ce jeu-là est dangereux, Monsieur n’est pas de la première verdeur, pourtant il finira par s’apercevoir que vous désertez… Il se réveillera ou on le réveillera et nous serons fichus.

— Taisez-vous ! répondit la baronne, s’enveloppant de son manteau, avec un geste impérieux.

Le lendemain elle combla son mari de prévenances. Coquette, folle, elle l’emmena dans leur chambre nuptiale dès la nuit close.

— Louis, lui affirma-t-elle, je vous jure que vous ne dormirez plus !

En effet, il ne dormit pas, très fier de cette surexcitation qu’il attribuait au retour des coquetteries de sa femme.

Les jours suivants il eut de véritables crises, se pelotonnant à ses pieds menus avec des extases de jeune premier quelque peu grotesque.

Dans l’ordinaire fatuité des hommes, il se croyait aimé d’un amour plein de reconnaissance pour la faute pardonnée. Elle ne lui disait rien, comme un joli sphynx, mais il lisait des choses sur sa physionomie d’enfant repenti. Elle avait maintenant des raffinements discrets qui le comblaient d’enthousiasme, elle se livrait plus entière, plus humble. Ah ! les maris qui n’ont qu’une femme vertueuse ne savent pas les plaisirs d’avoir été cruellement trompé, puis d’avoir permis ensuite ces sortes de dénouements avec leur pointe obscène ! Il se serait félicité de son ridicule de jadis s’il avait osé se l’avouer.

À la vérité, dans les longues après-midi brumeuses, il était forcé de se coucher une heure ou deux pour chercher un repos réparateur. Il éprouvait d’étranges vertiges comme un viveur qui a le casque, selon les expressions des noceurs. Pourtant il mangeait et buvait chez lui, sans grand appétit, des plats assez simples, un vin sans alcool. Mais dès qu’il la rencontrait par les corridors ou qu’elle venait se pencher sur lui, il était repris de cette surexcitation merveilleuse qui lui faisait accomplir des actes de héros. Leur lune de miel recommençait. Au moins, c’est ce qu’il croyait. Elle était si belle, si jeune, si originale. Un moment il s’écria, se sentant fou :

— Tiens, Mary, je te remercie de t’être vengée ! Pour m’avoir trompé un jour, tu es une autre femme, mille fois plus désirable !

Mary eut le bon goût de ne pas répondre.

La petite comtesse de Liol, qui avait rassuré l’époux en jurant que son amie était impeccable, fut témoin d’une scène bizarre. Elle était venue visiter le couple, un peu intriguée au fond par les allures de madame de Caumont, une femme ne soupant jamais et sortant de chez elle avant minuit, s’isolant, ayant l’aspect d’une religieuse qui traverserait un vilain monde. Lorsqu’on l’annonça dans le salon de Notre-Dame-des-Champs, Monsieur s’échappait derrière une portière, tandis que Madame, demeurée grave, rajustait sa coiffure. La fine Parisienne posa une question embarrassante :

— Je vous dérange ?

— Non, chère amie, pas du tout, au contraire !

— Ce n’est guère poli pour ce pauvre baron, ce que vous dites là, riposta la comtesse, une charmante vicieuse, cherchant la plaie dans les ménages, non à cause de la morale, mais pour en profiter à des points de vue spéciaux.

— Vous êtes une heureuse créature ! soupira-t-elle. Moi, depuis que je suis veuve, j’ai eu l’idée de prendre un amant, et si je n’en ai pas pris, c’est que je doute de tous ces messieurs !

Mary ne put s’empêcher de sourire.

— Vous n’avez pas douté de mon époux, jadis, m’a-t-on raconté !

Les deux femmes étaient assises en face l’une de l’autre. Elles se dévisagèrent. Il y avait une absolue indifférence dans le sourire railleur de la baronne. Madame de Liol se rapprocha d’elle.

— Vous ne l’aimez pas, méchante ! dit-elle, vexée de ce qu’il lui avait appris ses anciennes fredaines.

— Je l’aime comme on doit le faire en alliance légitime, ma chère : raisonnablement !

— Hum !… et pourquoi cette fuite précipitée ?

Mary quitta le ton du marivaudage.

— Eh bien ! dit-elle avec un dégoût qu’elle ne put dissimuler, il m’excède, voilà la vérité.

La comtesse était une blonde très fanée, très élégante, soignant particulièrement ses mains, dont les deux index se trouvaient rongés jusqu’au vif, ce qui donnait à penser qu’elle avait la triste habitude de les mordre, ses yeux cernés luisaient à de certains instants comme des diamants, elle recherchait la compagnie des brunes, pour ressortir, et des blondes, pour les désespérer. On la surnommait dans son monde Chiffonnante, parce que sa principale joie était de courir les grands magasins de nouveautés et d’y collectionner des étoffes nouvelles. Veuve, elle avait eu quelques amants, vite las. On la prétendait hystérique ; ainsi, d’ailleurs, le sont toutes les femmes que les hommes ont vu rire et pleurer dans une querelle d’amour, mais rien ne prouvait les désordres de son tempérament, car elle se vantait en parlant de ses feux. Ses amants la considéraient comme une glaciale.

— Pauvre chatte ! soupira la comtesse de Liol.

Elles causèrent ensuite toilette, évitant de reparler du baron.

Une semaine s’écoula. Mary semblait oublier l’étudiant et ne lui écrivait que de loin en loin. Celui-ci, à moitié fou de rage, la guettait à tous les coins des rues, ne s’occupant plus de ses études médicales, renonçant au gagne-pain présent ou futur. L’amour de cette cynique lui était nécessaire comme la lumière ; quand elle partait il retombait dans un chaos et allait, tâtonnant, se briser les membres contre les murs. Il savait que ce mari l’avait reprise et il voyait, dans ses cauchemars, se dérouler des scènes horribles. Durant huit jours il résolut de manger chez des camarades pour ne pas toucher à son argent. Les invitations s’épuisèrent, il était si morne que les compagnons en eurent bien vite assez, il lui fallut jeûner. Que faisait-elle donc ? Ses billets lui disaient que la prudence la retenait auprès de cet homme et qu’elle le priait d’attendre. Alors, un dimanche, il dépensa cinq francs d’absinthe sur les billets de banque qu’il n’avait pas encore ôtés de l’endroit où elle les avait placés. Le cocher de l’hôtel Barbe vint le soir avec une fleur et un ruban. Paul sanglotait tout seul, couché tout habillé dans son lit pour avoir moins froid.

— Que voulez-vous, je pleure, je ne suis plus qu’un enfant ! Joseph ! elle m’oublie !

Joseph lui répondit des tas de choses inutiles sur un ton fort gourmé.

— Ces affaires-là ne me regardent pas, Monsieur Richard, on me paye pour vous servir, mais on ne m’a pas chargé de vous consoler. Ces grandes dames sont si capricieuses !

— Et le mari ? que devient-il, mon bon Joseph ?

L’étudiant joignait les mains comme lorsqu’il avait dix ans et qu’il montrait des souris blanches pour quelques sous. Peu lui importait d’être rudoyé par son domestique : n’avait-il pas bu son argent le jour même ?

— Ma foi, Monsieur est tout pendu à ses jupons, il a une figure cramoisie que c’est une véritable honte. Ce monde-là se la coule douce, je vous assure !

Paul rugit et se dévora les poings… Si elle allait l’aimer, maintenant qu’elle savait l’amour !…

Joseph sortit, plein de pitié.

Vers minuit on frappa légèrement. Paul était en train d’enfoncer un clou et d’arranger une corde, il avait décidé de mourir, sa lettre d’adieux était terminée. D’un bond il fut sur le seuil

— Toi !

— Oui, moi !

— Et lui… lui que tu tolères, à ce que me racontent tes gens ? lui que tu veux aimer ? N’es-tu pas la plus vile des femmes ?

Elle riait en se débarrassant de ses fourrures.

— Fâchez-vous, tyran, quand je travaille à notre délivrance !

— Enfin, où est-il ? T’a-t’il embrassée avant que tu montes cet escalier ?

M. Louis de Caumont est, à l’heure qu’il est, dans les bras de ma meilleure amie, la comtesse de Liol !

— Hein ! ce n’est pas vrai ! Joseph dit qu’il t’adore depuis ta dernière visite ici, et qu’il ne cesse de te caresser les cheveux pendant les repas.

— Oh ! il caresse même le menton de ma femme de chambre ; ce cher baron est en train de se faire maigrir, je crois !

Paul Richard, suffoqué, ne comprenait plus.

— Nous serons désormais aussi libres que lorsqu’il était en Russie, mon amour ! ajouta-t-elle gaiement.

Il ne voulut point lui demander d’explications. Il alluma le feu avec la lettre d’adieux et lança la corde par la fenêtre. Quant au clou, il y pendit les fourrures de sa maîtresse en plongeant ses narines dans leur odeur d’ambre.

En effet, le baron était cette nuit-là chez la petite comtesse de Liol et celle-ci avait prévenu sa complice par ce billet laconique :

« Ma brune belle, le monstre restera chez moi, ce soir ; on ne dansera pas au piano, mais il y aura du thé.

À vous. »

Elles s’entendaient. Un mépris commun du maître les faisait s’unir pour que l’une débarrassât l’autre des assiduités gênantes du viveur sur le retour. Peut-être bien la marquise avait-elle un plan ou soupçonnait-elle son amie de ne pas lui dire tous ses secrets d’épouse qui a besoin de demeurer chaste. Mais elle se dévouait sincèrement !

Louis de Caumont, à partir de son escapade, renoua des intrigues et se glissa en des lieux épouvantables. Un continuel besoin de volupté semblait le mener à travers les sociétés les plus interlopes. Il appelait sa femme une Mandragore. Dès qu’on respirait l’air qui l’entourait on devenait satyre et, toujours fier de ses forces renaissantes, il courtisait, à la fois, la comtesse, une fille du quartier latin, la prostituée des trottoirs, les cocottes du café Américain. Elles étaient toutes jolies, toutes savantes, toutes jeunes… et, planant au-dessus de toutes, il revoyait l’image de Mary, l’énigmatique créature dont les baisers versaient du feu de ses veines.

« Une cure que ce vieux Barbe n’aurait jamais faite, lui qui m’a refusé des drogues aphrodisiaques ! » — pensait l’ex-beau de quarante-trois ans, quand il était obligé, maigrissant, de resserrer les boucles de ses pantalons.


  1. La cristallisation de l’acide carbonique a été découverte en 1881 par Wroblewski.