Ed. Monnier (p. 281-321).
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IX


Dans le cabinet du savant, Paul Richard étudiait penché sur un énorme livre. La croisée était ouverte, une bouffée de vent tiède pénétrait, toute parfumée de rose, jusqu’à ses papiers qu’il feuilletait. Il était seul. Durant les vacances, lui qui n’avait ni ami ni parent pour l’inviter aux ébats de la campagne, il travaillait avec M. Barbe, flatté intérieurement de ce que le vieillard le tolérait chez sa nièce. Tout le monde, à présent, savait que la baronne était la maîtresse, et s’il avait déplu à Mary, M. Barbe l’aurait prié de se retirer. Peu carabin de sa nature, Paul n’aimait guère à courir : quand il quittait l’amphithéâtre, c’était pour rentrer dans la mansarde de l’hôtel, située derrière les chambres des domestiques. Depuis quatre mois il habitait là, entouré de livres, s’absorbant comme un alchimiste. On était vraiment bon pour lui, le baron payait ses inscriptions, M. Barbe lui glissait de petites bourses ou récompenses du professeur à l’élève. Une fois, avec 27 francs, il avait eu une jolie fillette du boulevard Saint-Michel, pas fière, sachant son métier et qui lui avait déclaré qu’il marquait bien pour un étudiant campagnard. Avaient-ils assez ri tous les deux de son nom de Richard, alors qu’il se trouvait si pauvre en pleine vie luxueuse, à Paris ! Il pensait à la fillette, ce matin-là, mais comme elle était vulgaire !

Mon Dieu, elle valait ses 27 francs, pas un centime de plus. Elle s’était moquée de ses saignements de nez périodiques avec des plaisanteries dégoûtantes, et un jour, au lieu d’aller la retrouver au jardin de Cluny, il l’avait lâchée pour se souvenir d’une robe verte, demeurée au fond de son cerveau, dans un éblouissement de féerie. La fillette, pourtant, représentait une femme possible, tandis que cette robe !… Paul, la tête pesante — il faisait chaud — recula le livre. Soudain, il entendit retentir le timbre de la porte d’en-bas, il n’y avait personne, le docteur reposait et il grognait quand on dérangeait sa sieste. Paul descendit rapidement l’escalier en arrangeant le col de sa chemise.

— Madame la baronne ! murmura-t-il effrayé.

C’était elle qu’on croyait à Bade avec son mari et qui revenait au mois d’août, la mine mécontente, dans une avalanche de malles.

— Payez le cocher, dit-elle, lui lançant sa bourse, je n’ai pas le temps.

Elle monta, mais ne trouvant pas son oncle, elle frappa la table de son ombrelle.

— Ah ! cela ne va pas se passer ainsi, s’écria-t-elle, il me faut de l’argent, de l’argent tout de suite. Sous prétexte que c’est mon mari, il tient la clef de la bourse quand nous sommes loin, et ici il tremble devant mon oncle. Attendez, baron, je vais vous abandonner à l’amour platonique. Nous verrons si cela vous suffit. D’ailleurs, je suis lasse de cet homme, il est usé, il est bête ; je crois, Dieu me damne, qu’il est plus révoltant encore que mon oncle !

Mary était devenue la maîtresse du baron au lieu de devenir sa femme et cela fatalement, un soir, qu’enragé d’amour, quelques semaines après leur singulière nuit de noces, il lui avait juré tout ce qu’elle avait bien voulu lui faire jurer. Peut-être même, le vœu bizarrement impie de l’épouse lui assurait-il la réalisation d’un de ses projets à lui, très secret, dont il ne pouvait pas parler. Le viveur, au hasard, écrivit son testament en détaillant le genre de mort que procuraient les jolis poisons de mademoiselle Mary Barbe, sa femme ! Il possédait, outre une cinquantaine de mille francs, débris de ses splendeurs, la Caillotte, une maisonnette de Fontainebleau, sous des branches de hêtres ; puis, il l’aima sans l’avoir du reste instituée son héritière. Ce fut un délire. Mary, ravissante en ses printemps de neige, réellement vierge, était une coupe pleine du plus grisant breuvage. Elle n’eut avec lui ni les pudeurs des jeunes filles, ni les goûts des prostituées, mais une nonchalance indifférente, tolérant beaucoup, jointe à la beauté d’une statue grecque. Dès qu’il voulait, elle ne voulait plus ; sa science tenait toute dans ce refus perpétuel de son être qu’elle abandonnait pourtant à de certaines heures, quand le mari épuisé par des luttes successives se mordait les poings, rageur et impuissant. Alors, comme un camarade un peu railleur, elle avouait que son mépris de l’homme s’accentuait davantage.

Oui, elle avait pensé juste en pensant que l’amour était un sentiment ridicule ! Et l’amour qui finit est trop court ! À la place des mâles, elle ne se serait pas vantée d’être amoureux, quand une minute venait qui les rejetait vaincus pour une résistance relativement légère.

Sans son oncle, et elle n’expliquait pas tout à fait cette cause, elle aurait ambitionné de demeurer à jamais la vierge glaciale, imprenable.

— Mais tu finiras par m’aimer ?… répétait-il ivre de son regard froid qu’elle lui lançait comme une aumône.

— Non… seulement je n’aimerai personne, je le crois.

— Ah ! si tu me trompais, je te tuerais, Mary… Sur mon honneur de gentilhomme, je jure que je te tuerais !

— Bah ! vous juriez que vous ne céderiez pas à mes petites volontés. Vous avez eu peur, hein ?…

Il la prenait à plein bras, ayant l’idée folle de la briser contrôles colonnes de leur lit ; elle riait de son rire aigu de faunesse, montrant ses dents d’émail, et il l’embrassait, demandant pardon, suppliant.

— Oui, j’ai eu peur… ça t’amuse de me sentir lâche ! tu es un monstre, je t’aime mieux ainsi… tu as raison ; les femmes ordinaires sont des bêtes, je les déteste ; toi, tu es l’idéal de nos passions, la créature qu’on désire d’autant plus qu’elle est dangereuse, tu me ferais tout le mal imaginable que je ne me plaindrais pas.

Il la couvrait de caresses, lui sacrifiant ses dernières forces de beau lion et n’en obtenant que ce regard froid signifiant que rien, pour elle, n’était un plaisir.

Ils allèrent courir les stations balnéaires, au début de l’été, puis ils se fixèrent à Bade parce que brusquement elle avait été prise du désir de jouer. Elle perdit. Il voulut lui faire une observation, déclarant que c’était ridicule cette fantaisie de jouer, lorsqu’il souffrait mille tourments de la sentir à ses côtés scellée comme une tombe. Elle s’emporta, et il brava ses colères, retrouvant ses dignités d’époux devant l’argent perdu. Elle avait déjà dépensé des sommes relativement énormes pour ses toilettes de nouvelle mariée. Elle avait acheté une Victoria et un meuble de salon artistique chez le tapissier du high life.

— Mary, déclara-t-il, vous dilapidez notre fortune !

— Qu’importe, puisque nous n’aurons pas d’enfants ?

Elle le cinglait de cela, brutalement, en plein visage.

— Voyons, Mary, tu oublies trop que je peux me venger !

Le jour où il lui répondit par une menace, elle quitta Bade, le laissant désespéré, croyant qu’elle avait fui avec un croupier quelconque…

Paul Richard, très surpris de ce retour inopiné, l’examinait les yeux fixes. Elle avait ôté son chapeau et se débarrassait de son manteau de voyage.

— Madame, demanda-t-il, voulez-vous que j’appelle votre oncle ? il dort.

— Non, je le verrai toujours assez tôt.

Elle s’assit dans le fauteuil voltaire du professeur, et retira ses gants.

— Monsieur le baron se porte bien ? fit le jeune homme feuilletant son gros livre pour essayer de lui paraître moins gauche.

— À merveille !

Ils demeurèrent un moment silencieux ; les roses du jardin envoyaient des odeurs enivrantes.

— Les malles sont dans la cour, si je les rentrais ? ajouta-t-il pris du besoin de lui être utile.

— Je m’en moque ! À propos, et vos saignements de nez ?

— Ça va mieux, je vous remercie.

— Qu’est-ce que vous étudiez là ?

— Madame ?

Il n’osait pas lui dire que c’étaient des descriptions de squelettes et il cachait les planches coloriées, mais elle passa derrière lui et, se contentant de lire un titre, elle détailla toute la leçon d’anatomie ; avec une sûreté de maître elle nommait sans effort chaque pièce de cet ossuaire, lui rappelant les positions des membres et le nombre de leurs muscles ; elle n’hésita point quand elle descendit à certaines parties intimes, décarcassant la pauvre nature telle qu’elle est, beautés et hontes.

Il en frissonnait dans sa chair, se croyant fouillé aussi jusqu’aux moelles.

— Ah ! vous êtes une savante, vous, malgré vos robes vertes ! s’écria-t-il, dans un élan naïf.

Elle le regarda, souriante.

— Je suis une femme qui s’ennuie, Monsieur Paul, et je crois que c’est de ne plus travailler.

Elle se tenait appuyée contre le dossier de sa chaise, adorable dans sa robe de pongée havane, une étoffe d’apparence mouillée, dessinant son être aux merveilleuses formes. Un bouquet un peu fané, acheté durant son voyage, se plaquait à sa poitrine ; en se penchant, elle avait laissé une mèche de ses cheveux noirs se mêler aux cheveux blonds du jeune homme.

— Monsieur Paul, pourquoi vous appelez-vous Richard ? demanda-t-elle, tandis qu’un nouveau sourire entr’ouvrait ses lèvres.

Elle aussi voulait savoir pourquoi on l’appelait Richard. Est-ce que toutes les femmes s’entendaient pour se moquer de lui ? Il arrangea les livres et les papiers, indiquant qu’il prendrait congé bientôt afin de lui céder le cabinet où elle était la maîtresse comme partout, dans l’hôtel.

— Voilà, Madame la baronne : je suis un orphelin sans père connu, répondit-il tristement ; on appelait ma mère — une paysanne — la Richardière, par ironie, comme on aurait dit la Pauvresse, elle avait une petite laiterie et elle vendait son lait de porte en porte, à Fontainebleau. Lorsque Monsieur votre mari s’est occupé de moi, de Richardière j’ai fait Richard, pour me présenter dans le monde.

— Mon mari s’est occupé de vous ? à quelle époque ? fit-elle encore, l’examinant de la tête aux pieds.

— J’avais dix ans ; je vagabondais dans les rues des villages, montrant des rats blancs que j’avais apprivoisés. Un jour, le curé de Fontainebleau me fit venir chez lui ; depuis la mort de ma mère, il me donnait toujours des habits et un peu de monnaie. Le prêtre, ce jour-là, me remit une lettre de recommandation pour un monsieur demeurant à la Caillotte, route de Paris. Je trouvai votre mari, il lut la lettre, je crois qu’il n’était pas fort content de ce qu’elle contenait, car il la déchira en petits morceaux. Puis, le lendemain, après un excellent déjeuner, nous partîmes tous les deux pour un collège où il me fit admettre… (Paul s’interrompit brusquement.) Madame, dit-il avec une vivacité boudeuse, je comprends bien ce que vous ne me demandez pas, moi et vous auriez grand tort de suspecter. M. le baron. Sur l’honneur, je ne suis pas son fils, il a été généreux simplement ; car si j’avais été son fils, quand je pleurais, n’ayant rien à aimer que de méchants camarades qui me rudoyaient, il me l’aurait avoué. Non ! M. de Caumont est un loyal gentilhomme, il n’a pas une pareille faute dans son passé, j’en réponds. Madame, songez que ma mère, la laitière, est presque morte de faim… il ne l’aurait pas laissée mourir. Vous pouvez adorer votre mari, il le mérite, Madame la baronne.

Paul, les yeux humides, le teint rouge, ne pensait pas que ces confidences le mèneraient si loin. Après tout il disait la vérité pour qu’elle ne lui déclarât pas la guerre à cause de la protection du baron. Un homme est libre de faire le bien sans doute ! Il passait pour le fils de son garde-chasse justement pour éviter des histoires stupides. Mary fit un mouvement de joie.

— Alors, vous ne croyez pas que mon oncle ait eu un soupçon à votre sujet ?

— Non, Madame, je ne le crois pas… Cependant si je vous gène… et il fit un pas vers le corridor. Mary le retint par le poignet.

— Grand fou ! dit-elle en mettant dans ces mots une intonation remplie d’une soudaine tendresse.

Il s’arrêta. Elle riait.

— Je puis donc adorer mon mari ?

— Oh ! oui ! balbutia-t-il envahi par une atroce angoisse. Oui, adorez-le… il doit vous aimer tellement, lui !

À cet instant Tulotte entra comme une folle.

— Les malles, devant le perron… ma nièce !

Elle se jeta au cou de la jeune femme.

— Mais, sacrebleu, on prévient les gens ! Moi, j’étais chez la fruitière, là-bas, au coin de la rue. Figure-toi, le vieux sale qui ferme tout depuis votre départ ! Tu as bien raison de revenir. Je crève… il me fera mourir de soif. Et ton mari, où est-il ?

— Je l’ai laissé à Bade. Il me refusait de l’argent pour jouer. Tu me connais, n’est-ce pas ? J’ai pris le train, me voici !

Tulotte éclata de fureur. Oh ! ces hommes ! hurla-t-elle brandissant son chapeau avec une indignation tragique.

M. Barbe, réveillé par les appels formidables de Tulotte, descendit, les jambes molles, tout désorienté ; elle revenait toute seule : un malheur qui se préparait pour lui. Il l’embrassa sur le front, timide comme un écolier.

— Tu auras de l’argent ici, mon chat, bégaya-t-il, tout ce qu’il te faudra… mais tu ne me brutaliseras pas, hein ?… J’ai offert l’hospitalité au petit Richard, il est si tranquille… il… ça ne tire pas à conséquence, il dîne à ma table… au bout, tu sais… il ne parle jamais… Je le renverrai d’ailleurs, dès ce soir… il m’est si dévoué cet enfant, et si respectueux !

Elle fit un signe gracieux d’acquiescement.

— Vous êtes bien libre, mon oncle !

Et elle sortit pour aller se faire préparer un bain à la menthe, son délassement favori. Le dîner fut gai. Mary, quand elle le voulait, savait mettre chacun à son aise ; elle ne taquina pas trop le pauvre carabin, probablement elle avait les renseignements qu’elle était venue chercher. Elle cajola son oncle qui finit par sangloter de bonheur sur son assiette, elle offrit à Tulotte une bouteille de crème des Barbades qu’elle lui rapportait exprès pour ses petites soifs solitaires, et elle leur déclara que son mari, malgré leurs cinq mois de ménage, lui plaisait encore, mais qu’elle ne tolérerait pas qu’ayant de son côté la fortune, il serrât les cordons de leur bourse.

Paul Richard pétrissait la mie de son pain, songeant que cette femme devait fièrement aimer le baron de Caumont, puisque sur une idée de jalousie rétrospective, elle était arrivée à lui poser des questions redoutables. Lui, il ne se payait pas de ses airs de dégoût. Toutes les filles de dix-neuf ans font leurs dégoûtées et elles sont amoureuses de l’époux comme des chattes. Il s’agissait d’une querelle d’oreiller, il sentait cela, et la baronne ne l’aveuglerait pas aussi facilement qu’elle aveuglait ses parents un peu gâteux.

— Monsieur Paul, dit Mary après le dessert en passant son bras familièrement sous le sien, si nous allions au jardin ? On étouffe ici.

Ils descendirent au jardin, lui, retenant à grande peine son hémorragie qui regrimpait au cerveau, elle, d’allures indifférentes, arrachant les roses par-ci par-là, se baissant pour contempler un caillou. L’honneur était si grand que l’étudiant enrageait de ne pas être mieux habillé ; il avait dû aider le professeur dans une analyse chimique, et il était couvert de taches.

— Madame, demanda-t-il très anxieux, je voudrais bien me changer ; je suis fait comme un voleur. Nous autres élèves, nous ne restons jamais propres, voyez-vous !…

— Vous êtes un cérémonieux, Monsieur Richard. Je vous trouve superbe, moi !

— Oh ! Madame… Il n’osa pas ajouter un mot, car très décidément son infirmité du diable lui revenait, il avait des picotements précurseurs au fond du nez, à l’endroit où s’attache à l’os frontal la plus importante des lignes du profil.

« Je suis perdu. Ce qu’elle va rire ! » se dit-il désolé.

— Le beau soir ! murmura-t-elle pesant davantage sur son bras.

— Oui, Madame !

Il eut l’idée de pencher la tête en arrière, le sang retomba dans sa bouche, et, courageusement, il se mit à l’avaler, ne pouvant plus le dissimuler d’une autre façon.

— Ce n’est pas la peine, continua la jeune baronne, d’aller loin pour découvrir des fleurs, la fraîcheur, la tranquillité. Ici j’ai des roses magnifiques, une pièce d’eau presque limpide ; on n’entend même plus de voitures. Un coin de province, la rue, et un paradis, le jardin. Mon mari a tort de se moquer de notre vieille maison. Qu’en pensez-vous, Monsieur Paul ?

Paul ne répondait rien ; il étouffait. Une expression douce erra sur la bouche cruelle de la belle créature, elle tira de son corsage un flacon et le déboucha.

— Allons ! pas tant d’émotion, mon pauvre ami, murmura-t-elle, respirez-moi ceci, ne vous étranglez pas.

Il tomba au milieu du banc vers lequel ils s’étaient approchés.

— Madame, que vous êtes bonne… et comme je dois vous paraître bête !

— Mais non, mon cher enfant.

Elle l’appelait son cher enfant, elle qui avait deux ans de moins que lui. Il lui sembla que le ciel de ce Paris maudit s’ouvrait, faisant pleuvoir des roses pourpres.

— Ah ! Madame la baronne ! je ne suis pas son fils, vous savez !

Il était poursuivi de cette affreuse idée qu’elle aurait pu le haïr si vraiment il avait été le fils de son mari…

— J’en suis sûre, Paul Richard… Est-ce que je serais là, en croyant le contraire ?

— Et moi, s’écria le jeune homme entre les gorgées de sang qu’il crachait dans son mouchoir, est-ce que j’oserais vous trouver belle si je ne pouvais pas vous le dire, à vous, la femme de mon bienfaiteur ?

Tout d’un coup il pâlit, le sang reflua violemment à son cœur.

— Mon Dieu, dit-il, ivre de ce parfum d’amour qu’elle épandait autour d’elle, je deviens fou !

— Et vous êtes guéri ? ajouta-t-elle avec une caresse le long de son épaule.

— C’est vrai !

Ils restèrent immobiles l’un devant l’autre, saisis de la même émotion. Pour la première fois Mary s’attendrissait à propos de la misère d’un homme. Lui, la dévorait de son regard large, curieux comme un regard d’enfant et hardi comme toutes les passions. Oh ! ce peignoir de dentelles si mal attaché qu’on l’aurait crue roulée nue dans des écheveaux de fils fins, s’écartant sur la gorge pour lui donner un éclair de sa peau vernie d’or ! Ce peignoir s’entortillant à ses membres pour lui jeter l’impérieux désir de la détortiller, de les trouver un à un comme de petits oiseaux dans un nid. Oh ! oui, elle avait l’air d’une tourterelle blanche, et c’eût été si facile de lui arracher ses plumes pour essayer de voir dessous !

Elle embaumait la chair toute jeune, toute saine, toute chaude ! Elle tenait du gâteau, des petites colombes, aussi des petits chats avec ses yeux phosphorescents dans l’ombre du bosquet.

Il joignit les mains, ayant peur d’y toucher et de lécher son doigt ensuite.

— Madame, soupira-t-il, vous vous moquez de moi, je comprends ! Vous êtes trop polie pour me chasser de chez votre oncle, et alors, en me poussant à dire une grosse bêtise…

Il s’interrompit, faisant un geste de colère.

— Non !… je ne dirai rien du tout ! Vous ne saurez rien ! Le jour de votre mariage j’ai pleuré là-haut, dans ma chambre et puis je me suis déclaré que je me casserais la tête dès que je sentirais que je souffrirais trop. Le mal vient de la soirée des fiançailles, je vous assure ! Et moi je ne m’en doutais pas quand je pleurais… Imbécile que j’étais ! Est-ce que ça s’arrache, ces épines-là, et vous en aviez tant sur votre robe verte ! Aujourd’hui, quand vous êtes entrée, j’ai eu l’explication… parce que le petit bouquet de votre corsage a glissé dans mon livre. Je l’ai pris, vous étiez partie sans le ramasser, j’avais le droit… et je l’ai mangé de caresses. Regardez-le ! aurez-vous la méchanceté de me le refuser ?

Il le lui montra écrasé sous sa veste de coutil.

— Paul ! dit-elle avec un rire malicieux, je croyais que vous ne vouliez rien dire ?

— Faut-il que je m’en aille ? demanda-t-il. Et une larme brûlante coula de son œil assombri.

— Non !… qui vous a dit de partir ?

— Madame, vous me tuez !

Il était secoué par des frissons de fièvre. Elle l’excusait, elle, la femme du bienfaiteur, la femme de celui qui, généreux comme un père, l’avait sorti du ruisseau pour en faire un étudiant en médecine, plus tard un homme honorable reçu chez les gens riches et gagnant sa vie ! Peut-être bien qu’il eût mieux valu pour lui ne jamais savoir certaines choses, par exemple que les filles à 27 francs la nuit ne suffisent pas au cœur de qui a faim d’amour véritable. Mais comme il se voyait odieux en présence de sa femme !

— Vous me tuez ! répéta-t-il en se raidissant contre la folle tentation qu’il avait de lui baiser les bras.

Elle éclata de rire. En vérité, il lui rappelait le petit Siroco de Vienne, l’enfant trouvé au bord du Rhône, dans un tourbillon de vent.

L’odeur des roses ajoutait une illusion de plus, elle redevenait la fillette frêle et câline qu’on berçait encore pour l’endormir.

— Paul, vous êtes amoureux : on n’en meurt pas !

Il bondit, debout, ébloui de ses audacieuses coquetteries.

— Madame, c’est un crime de vous aimer, puisque votre mari me donne du pain ! Madame…

— Eh ! tais-toi donc, Paul, répondit-elle en glissant autour de ses robustes épaules ses bras nerveux, félinement tordus, tu vas faire accourir Tulotte. D’abord, je n’aime pas mon mari, je ne l’ai jamais aimé, il m’a offensée à Bade en me traitant de courtisane. Oui ! cet homme a osé, parce que je lui réclamais de l’argent qui est le mien ! Je ne lui pardonnerai pas, je ne pardonne pas, moi. Je me suis souvenu de tes yeux, je savais que tu m’aimais, car tu es devenu amoureux le soir de la robe verte, hein ?… Je suis arrivée pour te voir… je ne veux pas te chasser… tu es si drôle avec ton beau sang toujours prêt à jaillir et qui est d’un si beau rouge !

— Vous m’aimeriez, vous ? demanda-t-il d’un ton rauque, et je peux espérer ?…

Elle lui ferma la bouche.

— Tu te trompes, il ne faut rien espérer du tout.

Il ne comprenait plus. Il voulut réagir bravement, comme un honnête garçon qui doit lutter pour l’honneur d’un bienfaiteur.

— Écoutez, Mary, ce sont les roses, la fatigue du voyage… Moi, je suis un pauvre ignorant des grandes dames et je n’ai pas bien parlé… Nous oublierons cela !… Vous êtes en colère, votre mari vous a brutalisée, vous cherchez une vengeance… je devine, il vous aura fait une scène pour le jeu !… Mon Dieu ! que je souffre !… Mais… je me rappelle ce qu’il a eu de bonté vis-à-vis de moi, un abandonné… Je ne peux pas aimer sa femme, je serais la pire des canailles. Ah ! c’est impossible ! je vous aime… je t’aime… Ah ! que tu es belle !

Et, oubliant ce qu’il avait eu l’idée généreuse de lui dire, il la pressa sur sa poitrine, haletant, couvrant ses cheveux de baisers éperdus.

— Laisse-moi, fit-elle riant toujours, nous sommes des enfants, et les hommes auraient le droit de nous gronder, s’ils nous surprenaient… Adieu… je me sauve.

Elle s’enfuit à travers le jardin sans se retourner. Lui, les bras encore tendus, chancelait, ivre d’une volupté irritante.

— Sa femme ! balbutiait-il, c’est sa femme, il m’a tiré de la misère et moi je l’aime, je la veux.

Cette nuit-là, Madame de Caumont reposa heureuse dans toute l’acception du mot sur ce lit monstrueux où se lisait la devise : Aimer, c’est souffrir. Elle aimait sans souffrir, car on souffrait pour elle. Durant son paisible sommeil de pécheresse, Paul Richard se roulait sur le parquet de sa mansarde en proie à une épouvantable crise de nerfs. Il avait espéré qu’elle lui ferait un signe, qu’elle lui dirait : je t’attends, et il était demeuré une heure à genoux, caché dans les portières de son seuil, mais elle n’avait pas bougé, la cruelle, qui savait même si elle ne l’avait pas déjà oublié après avoir bien ri de ses saignements de nez ridicules, devant la glace qui lui renvoyait le reflet de sa suprême beauté ?

Trois jours s’écoulèrent. Paul travaillait avec M. Barbe, n’osant plus paraître à table. Il sanglotait la nuit, tremblait en écoutant des pas de femme de chambre, puis il se jurait que l’honneur l’empêcherait de la prendre si elle venait s’offrir. Le matin d’un dimanche il trouva un petit billet très laconique dans un de ses livres d’études, sur les pages marquées.

« Venez au jardin du Luxembourg, fontaine Médicis, deux heures. »

Il y alla à une heure, et connut, durant son attente, tous les tourments de l’honnête garçon qui va sombrer. Que lui dirait-il, là, devant ces promeneurs indifférents ? comment lui crierait-il : « Je vous aime et je ne vous veux pas ! »

Elle vint enfin de son allure froide, impérieuse.

— Monsieur Richard ! lui dit-elle en souriant, mon mari doit revenir ce soir et j’ai tenu à causer encore avec vous.

— Madame, répondit-il en la saluant d’un air gauche, je suis bien heureux de vous rencontrer !

Quelques minutes avant, il s’était promis de la fuir sans l’écouter.

— Paul, allez me chercher une voiture fermée, nous irons n’importe où.

— Oui, Madame.

Ils montèrent dans un fiacre, tous les deux examinant les environs, puis Paul murmura à l’oreille du cocher

— Au Bois !

Ainsi cela se réaliserait fatalement comme la plus banale intrigue.

Ils avaient été au Bois du même train, lui et la fillette de 27 francs ! Son cœur se serrait. La baronne de Caumont s’installa dans le fond, relevant sa voilette et ôtant ses gants.

— Mon ami, dit-elle l’enveloppant de son regard tout limpide comme une eau tranquille, moi, je vous aime, c’est décidé. J’ai bien réfléchi et j’ai constaté que vous étiez mon premier, mon seul amour. Avez-vous eu beaucoup de maîtresses ?

— Mon Dieu ! balbutia-t-il, je crois que vous me mentez ; c’est plus fort que moi ! Est-ce que vous expliqueriez cela de ce ton si vous m’aimiez ?

Elle eut un rire muet, puis passa son bras autour de ses épaules.

Paul tressaillit.

— Oh ! Mary, je souffre horriblement. Non, je n’ai pas eu de maîtresse ; qui songe à se donner à moi ? Personne ! et je suis pauvre. L’étudiant Richard est un petit joujou qu’il vous faut, n’est-ce pas ? C’est drôle pour une mariée de six mois de tromper son mari. Alors, vous le trompez ? Un homme d’honneur de moins ! Qui le saura ? Vous apprendrez ce rôle avec celui-ci pour le jouer avec celui-là. Et vous oublierez le cœur jeune que vous aurez brisé !… Mary, tu es belle, tu es infâme, oui, je t’aime, oui, j’en mourrai !

Mary l’embrassait sur le cou, tout doucement.

— Vous vous moquerez, après une minute d’amour, de mon amour que vous trouverez bête, et je pleurerai toute ma vie… J’étais malheureux hier, demain je n’oserai plus rien demander et mon malheur augmentera… Vous sentez si bon, Mary !

Il laissa tomber sa tête dans son sein, se cachant sous les dentelles d’une écharpe brodée de jais. Une voluptueuse douleur le tenaillait en lui faisant peu à peu oublier son crime.

— Paul, dit-elle, qui vous a permis de croire que je me donnerais ?

Il pensa qu’elle plaisantait.

— Mais tu viens de faire un aveu, Mary !

— Je t’aime… et voilà tout !

— Que tu es folle ! Merci ! chère femme de mon cœur, de me rendre lâche et de me rendre vil. Je n’ai jamais mieux compris la joie de s’enivrer. Quand on se réveille, on se tue… à mon tour d’ajouter : et voilà tout !

Il voulut embrasser sa bouche, elle recula.

— Paul, j’ai besoin d’un être de mon âge pour lui causer, lui sourire, me blottir dans ses bras… Nous n’irons pas plus loin ; veux-tu ?… Une idée que j’ai parce que mon mari est un maître et que je n’aime pas les gens sérieux. Nous ferons une école buissonnière de notre tendresse. Tu me diras tes peines, je te dirai mes joies. Nous nous presserons les mains nos têtes à côté l’une de l’autre. Je rêve de l’amour très impossible fait de mystères enfantins et que l’on n’ose pas mettre en action. Paul, je t’aime comme t’aimerait une petite sœur libertine !

— Moi je t’aime comme un amant qui te désire ! rugit-il tout d’un coup en la broyant dans une étreinte insensée, car décidément elle se moquait de lui.

Mary se dégagea.

— Paul, dit-elle, me prenez-vous pour une fille du quartier latin ?

Il éclata en sanglots. Mais qu’est-ce qu’elle voulait donc ? Puisqu’elle se donnait comme une fille, fallait-il la respecter au risque d’être traité de sot ?

— Madame, bégaya-t-il, vous m’avez demandé si votre mari était mon père ; auriez-vous encore un doute ?

— Non, répondit-elle avec un énigmatique sourire, je n’ai plus aucun doute à ce sujet, mon cher enfant.

Cette expression : mon enfant, exaspérait le pauvre étudiant. Et elle prononçait cette mauvaise parole si délicieusement que, malgré lui, il se sentait tout entier son bien.

— Mary, ajouta-t-il en s’essuyant les yeux et se mettant à genoux, amusez-vous de moi, je jure de ne pas me plaindre.

Elle lui saisit la tête à deux mains pour lui effleurer les lèvres et ils demeurèrent une grande heure ainsi étreints, ne parlant plus, ne s’inquiétant guère du chemin qu’ils faisaient ; lui, se tordant sous les caresses perfides ; elle, jouissant du spectacle de l’homme, enchaîné par sa science du baiser. Un moment elle eut un frisson de femme vaincue, ce fut une hésitation si courte qu’il ne s’en aperçut pas.

— Mary, disait-il à son oreille, dans combien de temps ?

— Oh ! répliqua-t-elle, peut-être tout de suite, peut-être jamais… je veux savoir de quelle force mon corps dispose vis-à-vis de toi !

— Mon Dieu ! à quoi bon ? Soyons coupables sans tant de préméditation ! Crois-tu réserver quelque chose à ton mari en me plongeant dans cet enfer de voluptés décevantes ! Qui es-tu, méchante femme ?

— Je suis le véritable amour, celui qui ne veut pas finir !

Et elle passait sur sa bouche ardente l’extrémité de ses ongles rosés, jouant le long de cette chair vive comme sur un clavier, montant et descendant la gamme du plaisir sans aboutir à l’accord.

« Je crois que je vais mourir ! » songeait le jeune homme en essayant de fuir la délicate torture ; mais elle rapprochait sa tête de son corsage un peu ouvert d’où sortait un parfum bizarre de fleurs chauffées, un parfum de résédas.

Paul sauta hors de la voiture quand ils furent arrivés au plus profond des taillis.

— Je préfère marcher, dit-il, aspirant l’air et chancelant comme un blessé. Tu n’as pas pitié de mes vingt ans, toi, tu ne sais pas que j’étouffe. Faut-il t’aimer pour ne pas avoir l’envie d’abuser de mes droits ? Et tu me répètes, je t’aime ? Est-ce possible, Mary ?

Elle se promena à côté de lui toute joyeuse, en écolière, le tenant par un doigt et balançant leurs bras. Elle lui confiait ses projets pour l’hiver. Elle laisserait son mari libre d’aller au Cercle ou dans le monde, et eux ils iraient courir des coins de ce Paris qu’elle voulait connaître, du Paris des étudiants et des filles. Ce serait bien drôle, ce ménage d’amoureux innocents.

— Ton mari te possède ! répondait Paul frémissant d’un désespoir qui le rendait presque imbécile ; moi, je n’ai rien eu, je n’aurai jamais rien, cruelle !

— Je ne l’aime pas, mon mari ! s’écriait-elle dans un élan de sincérité fougueuse, et elle se suspendait à son épaule, le regardant en face, la bouche tout près de la sienne ; puis, quand il se penchait, elle s’éloignait armée de ce rire à la fois doux et effrayant des sirènes qui se refusent. Devant un ruisseau il dut s’arrêter pour se baigner le visage, le sang lui étant revenu aux narines. Elle demeura debout derrière lui, délayant du bout de son ombrelle dans l’eau verte le flot rouge qu’elle avait appelé de toutes ses caresses menteuses.

— Tu es bien avancée, maintenant ! fit-il honteux, montrant son mouchoir complètement pourpre.

— Oui, j’ai un bonheur à le voir couler, je t’assure. Peut-être je t’aime à cause de cela ! murmura-t-elle tandis que cet homme pâli, exténué, s’étendait à ses pieds, n’ayant même plus de désir.

Ils rentrèrent rue Notre-Dame-des-Champs vers l’heure du dîner. Paul prétexta une migraine et monta se coucher. En réalité, il était malade, son amour avait fourni une trop longue carrière, il s’abattait fourbu, esclave.

« Elle me tue, mais si je veux mourir, moi ! » se disait-il, le front dans le traversin, semblant défier ses propres révoltes d’orgueil.

Le baron de Caumont arriva quand on sortait de table. Il se débarrassa de toutes les questions en affirmant qu’il avait conseillé la fugue de sa femme.

— Elle perdait au jeu, ma foi, mon oncle, j’ai dit à la petite enragée de rompre la veine, de se sauver !

Dès que la porte de leur chambre fut refermée sur eux, il la saisit à bras le corps.

— Écoute, gronda-t-il, j’ai failli me brûler la cervelle. J’ai cru que tu avais déjà un amant et j’ai cherché partout ton complice. On m’a donné une fausse piste là-bas : une jeune dame avec un officier qui paraissaient se cacher dans tous les hôtels des environs de Bade… Voilà pourquoi je n’osais plus écrire ici. Tu es calme, mais avoue que tu ne m’aimes guère, toi, ma femme chérie, ma petite maîtresse intrépide !

Et le viveur, près de pleurer, l’asseyait sur ses genoux, couvrant de baisers fiévreux ses cheveux noirs qu’elle dénouait avec une froide tranquillité.

— Je ne vous ai jamais aimé, Monsieur ! répondit-elle en se levant.

— Oh ! je sais ! tu dis toujours des choses pareilles… qui aimeras-tu alors ?

— Personne, Monsieur !

— Viens ! couchons-nous… tais-toi ! je m’y habituerai peut-être. D’ailleurs, je suis le seul, je suis ton mari… je t’ai !

— Qu’importe, Monsieur, si mon cœur est loin de mon corps ? Rappelez-vous que vous m’avez appelée courtisane. Je ne vous pardonnerai jamais.

— Et quelle sera ma punition ?

Pour toute réponse elle se dirigea vers le lit, se déshabilla et se coucha, lui tournant le dos, parfaitement inerte.

— Mary, moi qui reviens humble comme un pénitent, je te supplie, mon ange, est-ce que je n’avais pas raison de craindre tes vengeances, dis ?… Tu es si volontaire, si horrible dans tes représailles de femme expérimentée ! Mary, regarde, je me traîne au chevet de ton lit et il est aussi le mien, pourtant.

Il joignait les mains, elle éclata d’un rire clair.

— Monsieur, vous êtes grotesque, ne vous donnez plus la peine de jouer ce rôle de jeune ; vous prenez du ventre, baron, vous êtes ridicule.

Elle le comparait au bel enfant blond, sa conquête de la journée.

— Encore, dit-elle d’un ton plus railleur, si vous pouviez être votre fils !

Louis de Caumont se dressa, le sourcil froncé.

— Vous me feriez regretter l’aveu du testament ! murmura-t-il.

À partir de ce retour, Mary redoubla ses rigueurs et ses caprices. Entre son oncle tout chevrotant et son mari tout aveugle, elle agaçait de ses signes d’intelligence l’étudiant qui, la mine sombre, tâchait de se dissimuler au bas bout de la table. Elle ne voulait pas aller à la Caillotte et leur disait qu’elle était reprise d’une folie scientifique. De fait, elle restait des jours sur un livre barbare, expliquant en camarade des choses absolument monotones, et dès que le professeur leur laissait une seconde de liberté, ils se rapprochaient, au-dessus des analyses chimiques pour se tendre leurs lèvres.

— Tu es bonne quand même ! soupirait Paul Richard alangui par son regard magnétique.

— C’est si charmant de le tromper sans te permettre d’aller plus loin !

Elle savourait ces voluptés comme les chattes savourent le lait, la paupière mi-close et la griffe en arrêt, heureuse mais n’attendant qu’un prétexte pour lancer l’égratignure. Lui songeait souvent qu’elle finirait par user sa cruauté à ces jeux-là. Il espérait une faiblesse, un cri, une larme de pitié, alors il se saoulerait de la victoire pour oublier remords et martyre. Oh ! il l’aimerait tant en une seule nuit d’abandon qu’elle comprendrait enfin que le plaisir c’est d’être doucement naïf, non de torturer une pauvre chair innocente.

— Richard, lui dit une fois le docteur Barbe, vous êtes pâle depuis un mois, je vous trouve l’aspect fiévreux, les pupilles dilatées. Vous travaillez trop, mon garçon.

Et, ce disant, le professeur offrit une petite enveloppe blanche à son élève, elle contenait cinquante francs. Paul hocha la tête :

— Merci, cher maître ; seulement je n’ai pas besoin de courir le guilledou, je vous assure, je suis triste, ça se passera !

— Hum ! vous mentez, Paul, et j’avertirai le baron. Mon neveu s’intéresse toujours à vous, il aura peut-être la chance de vous tirer des confidences.

— Je ne crois pas ! riposta le jeune homme avec un geste de colère.

Paul devenait follement jaloux. Le mari de Madame de Caumont n’était plus pour lui le bienfaiteur, c’était le mari, le monstre, l’homme heureux, celui qui s’endormait dans ses bras quand il sanglotait sous les combles, lui relégué comme un domestique dont on ne peut pas vouloir, par dignité. Il s’imaginait qu’il était heureux.

De son côté, le baron rudoyait cet étudiant inutile, plus beau que lui, surtout très jeune, plein de sève. Sans être jaloux, il se croyait le devoir de le morigéner à propos de ses manières gauches. Durant les repas, il glissait d’un accent hautain des remarques de grand-père qui a fait la noce, mais qui n’admet pas les expressions vulgaires. On ne pouvait pas prononcer : grue, carabin, le boul-Mich, le singe, le macchabée, dans les salons où Paul n’irait jamais, bien entendu. On s’habillait de telle façon, il fallait marcher de telle manière. Un médecin qui n’a pas de chic ne peut pas compter sur une clientèle choisie, il ne réussit pas. Jean aurait dû se faire garçon d’amphithéâtre, une destinée plus appropriée à sa tournure.

— Tu es un animal, ajoutait-il pour terminer ses harangues de monsieur à bonnes fortunes et authentiquement blasonné.

Une haine sourde s’emparait de ces deux hommes dont l’un profitait de toutes les occasions pour mettre en relief l’infériorité de l’autre. Mary les examinait à la dérobée, marquant les coups. À la fin des vacances, le baron lui déclara qu’il n’était pas fâché de le voir retourner à l’École de médecine au lieu de le garder à fainéanter dans le cabinet du docteur. Elle eut un sourire mystérieux. Le lendemain elle se rendait à la sortie de l’École, montait en voiture avec Paul et dînait au restaurant.

— Quelle raison donneras-tu ?… demanda le jeune homme anxieux, s’il va savoir que nous avons été en cabinet particulier ?

— Je lui dirai que je t’ai rencontré au moment de ton retour, et que je t’ai proposé de faire une partie fine, c’est tout simple !

— Tu es folle ! Mary, il va te tuer sur place ! Comment, tu lui diras la vérité ?

Elle tint parole. Le baron, abasourdi, la voyant rire aux éclats, ne trouvait aucune réponse.

— Hein !… avec lui… en cabinet… chez Foyot ?

— Oui ! et qu’est-ce que cela vous fait ? Avez-vous peur que je m’éprenne de lui, par hasard ?

— Vous… je pense que vous n’oseriez pas, mais lui qui ne sait rien, lui, ce petit manant ! Mary, je vous défends de sortir avec lui !

— Je ne vous trompe pas, mon cher époux, de quoi vous plaignez-vous, mon seigneur et maître ?

Elle continuait à rire, faisant claquer ce rire comme un fouet.

Le baron se sentant pour toujours débordé, ayant cédé lâchement en une minute de rage amoureuse, perdait auprès de cette femme singulière tout son ascendant de personnage très au courant de la vie. Il eut alors la seule volonté bien nette de jouir de son reste avec ses rentes. Au début de l’hiver ils firent des visites et en reçurent beaucoup. Dans le bruit des conversations banales, ce mari à la mer tâchait d’oublier ses défaites d’alcôve. Il lui désignait ses anciennes conquêtes, au fond en ayant encore peur, mais la méprisant assez pour la traiter comme les filles que rien ne peut effaroucher. Il lui cita la comtesse de Liol, et lui apprit de quel talent secret cette créature, fort respectée de son monde, disposait en faveur de ses amants. Puis il lui nomma plusieurs jeunes femmes nouvellement mariées qu’il avait eues avant leur mariage. Sans être ni mieux ni plus habile qu’un autre, il possédait ses tablettes de Lauzun. Toutes les anciennes vinrent à l’hôtel de la rue Notre-Dame-des-Champs. Au mois de décembre ils donnèrent un bal où elles se trouvèrent toutes mêlées aux figures d’un quadrille, et Mary leur adressait ses plus sympathiques saluts, car elle se savait uniquement aimée par un amant qu’elle prendrait quand elle voudrait et qui la vengerait de ce mari éteint.

Le baron sortait souvent en garçon, il éprouvait maintenant le besoin de renouer les relations interrompues et d’user du moyen suprême de l’indifférence. Cet orage de passion pour sa femme légitime lui semblait bête, il n’y a que les époux amoureux que l’on trompe, et quand il serait rentré en lui-même, elle lui reviendrait un soir plus abordable, plus soumise. Il fréquenta son Cercle, passa des nuits blanches, offrit un souper à des actrices, fuma, de cinq à six, son cigare sur le boulevard des Italiens.

— Ton mari se dérange ! déclara M. Barbe, une fois, tandis que Tulotte larmoyait pour complaire à sa nièce, et prévoyant déjà des réconciliations arrosables de toutes les manières.

— Je ne l’aime plus ! répondit Mary avec une insouciance glaciale.

Le vieux docteur frissonna.

— Tu sais, dit-il, voulant éloigner toute explication dangereuse, que ce pauvre petit Richard est malade. Je l’ai forcé hier à se mettre au lit. Le baron voulait l’envoyer à l’hôpital, moi j’ai refusé. C’est un si bon enfant !

Mary rougit subitement.

— Je vais aller le voir, mon oncle, les soirées et le théâtre me font négliger mon camarade, je suis impardonnable !

Elle jeta sa serviette sur la table, et, sans attendre son oncle qui avait l’idée de la suivre, elle monta d’un pas pressé l’escalier de service. Paul était couché dans un lit de fer, étroit, mal garni. Une tasse de tisane fumait, à côté de son chevet, pour qu’il pût la saisir sans le secours des gens de son bienfaiteur. Il était là par charité ; un mot de M. de Caumont, et on l’expulsait, il n’avait pas le droit de se plaindre. Les études s’arrêtant, il restait là sans un prétexte honnête, ce n’était pas comme l’autre, le mari, qui, lui, légitimement lié à une famille riche, pouvait se faire servir par leurs propres serviteurs et profiter d’un bien être que son titre de baron payait en satisfactions illusoires. Un étudiant vit aux crochets de ses amis, quand il n’est ni baron ni époux… et comme il ne serait point l’amant, qu’il l’avait deviné dans ses longues insomnies de malheureux rêvant des caresses, il pleurait en se répétant qu’il faudrait la quitter pour la rue, pour le désespoir.

— Madame la baronne, dit-il, la voyant s’asseoir audacieusement sur son lit, je vais mieux, ne m’insultez pas, je m’en irai demain ; je comprends que ma présence vous pèse. Écoutez ! j’ai refusé ma huitième inscription. Je ne crois plus au remboursement par mon travail. Devenir médecin, c’est bon pour les gens très élégants. Vous avez entendu votre mari, il prétend que je suis un imbécile et que je me tiendrai mal dans le monde. À votre dernier bal j’ai cassé une tasse du Japon. Votre oncle a fait semblant de ne pas voir, votre mari m’a secoué le bras, furieux. Or, je ne veux plus qu’il me touche, je lui sauterais dessus. J’irai, dès que je serai solide, m’embaucher sur les quais pour décharger les bateaux ; un rustre a toujours cette ressource… Il finirait par me reprocher ses bontés. Songez, Mary, que j’en mourrais, moi qui vous aime encore…

Il lui expliquait d’un ton amer ces choses et il avait, en même temps, le désir d’embrasser sa main perdue dans les plis du drap. Elle était venue, il pouvait crever à présent : sa joie de partir serait complète.

— Paul, murmura-t-elle les yeux emplis d’une chaude lueur, je suis montée pour te supplier de rester. J’ai obtenu la tranquillité à force de scènes et à force de refus. M. de Caumont éprouve le besoin de s’étourdir, il court les mauvais lieux, dit-on, et me laisse, depuis quelques semaines, libre de dormir. Mon lit est meilleur que le tien, je viens te l’offrir. Le temps des épreuves est passé, Paul…

Le jeune homme se renversa en arrière, son teint animé de fièvre se décolora, et il perdit connaissance. Mary appela son oncle.

— Il se trouve mal, vite, vos flacons, pauvre amour !

Le docteur tira des sels qu’il avait dans sa robe de chambre.

— Que lui as-tu dit ? Tu l’as chassé ? demanda-t-il effrayé de la pâleur du jeune homme.

Elle haussa imperceptiblement les épaules.

— Alors, il t’aime ! fit Célestin, entourant le malade de soins paternels et jetant à sa nièce un regard tout courroucé.

Est-ce qu’elle allait le tuer, ce petit Paul naïf et bon comme le pain ?

— Que vous importe, mon cher oncle, répondit-elle avec une expression acerbe. Son amour est plus naturel que celui d’un vieillard ! Croyez-vous que les belles filles sont faites pour les hommes usés ! Moi, je suis sûre du contraire.

Célestin se tut, tout tremblant.

— Mary, s’exclama l’étudiant qui reprenait ses sens, Mary, m’avez-vous encore menti ou ai-je eu le délire… Mary… je t’aime tant, je souffre tant…

Puis, brusquement, il se cacha la figure sous le drap en apercevant son maître penché vers lui.

— Sortez ! dit la jeune femme désignant la porte au docteur.

Il sortit, docile, n’osant pas risquer une réflexion au sujet du mari qu’elle bravait.

— Je vais être leur complice, pensait-il, et nous sommes déshonorés. Bientôt, ce sera public… je suis un très brave homme… un homme usé, mais si utile !… Oh ! quelle expiation ! Hier on m’a décoré pour mon ouvrage de physiologie, aujourd’hui je protège les adultères de ma nièce. Voilà une étude qu’aucun médecin ne pourra faire ! Va, mon vieux savant, obéis !

Il ricanait, point jaloux, mais navré de ne pas avoir prévu cette période nouvelle du mal.

— Mary, bégayait l’étudiant, dévorant ses doigts de caresses folles, vous avez eu pitié… C’est le ciel, c’est la vie, c’est toi… Je vais dormir à la place désirée, ma tête sur ton sein merveilleux, je vais enrouler ta chevelure toute dénouée autour de mon pauvre corps qui se pâme rien qu’en se sentant à côté du tien ! Tu veux ? dis !… répète-le-moi !… (il se redressa au milieu de son transport). Et ton mari ? cria-t-il tout à coup désolé.

— Mon mari ne doit pas rentrer cette nuit ; quant à mon oncle, il fera selon mes ordres !

— Tu es la maîtresse, je sais, mais si on nous surprend ?

— J’ai des poisons !

— Bien ! fit-il, rassuré, nous mourrons aux bras l’un de l’autre ; tu es l’amour, celui qui ne finit jamais !

Elle redescendit pour donner des verres de chartreuse à Tulotte et veiller à la domesticité, car elle dirigeait tout. Dans une exacte prévision de l’heure des folies, elle avait calculé la dose de ses culpabilités à l’avance, ne voulant pas donner au hasard le moindre détail de son crime. Et qui s’imaginerait qu’elle commettait un adultère pendant la première année de son mariage, sous le toit de son mari, avec l’assentiment de son oncle ? Tulotte alla se coucher ivre jusqu’à ne pas trouver son chemin ; le vieux docteur s’enferma dans son cabinet, prêt à la défendre si le mari s’armait d’un révolver.

Un calme de maison honnête se répandit, et la baronne Mary commença sa toilette d’alcôve.

Il arriva dès que le timbre de la pendule eut sonné onze heures, il gratta la porte comme un chien, très discrètement, avec l’horrible angoisse de ne pas la voir s’ouvrir. Des gouttes de sueur coulaient le long de son front. Il aurait souhaité le mari caché par là pour l’étrangler si elle n’ouvrait pas et il grelottait de fièvre, ressaisi de son mal à l’instant béni du plaisir.

Mary parut sur le seuil, en un peignoir de mousseline. Un grand feu éclairait la chambre sombre. Les rideaux étaient clos, le lit mystérieux les attendait. Oh ! cette chambre l’épouvanta vraiment ! elle était tendue d’épaisses tentures où s’enfonçait l’idée d’amour. Une peau d’ours blanc, le tapis devant le lit, éclatait au sein des splendeurs du velours violet et des brocarts antiques semblables à une grande nudité ; par-ci par-là un meuble ou un tableau scintillait comme un œil farouche qui vous épiait.

— Mary… je vais tomber ! dit-il, quand elle eut refermé la porte.

— Tu as peur ? Ne m’aimerais-tu pas assez ? Ne t’aurais-je pas assez torturé ? Faut-il te renvoyer pour t’arracher le reste de ton cœur ! Est-ce que le souvenir du protecteur serait plus fort que ta passion ?

Il s’affaissa devant elle, les mains jointes.

— J’ai peur de mourir avant d’être heureux, voilà tout ! répliqua-t-il les dents serrées, les joues inondées de larmes.

Elle sourit triomphante. C’était bien un esclave, celui qu’elle avait lentement dépouillé de son honnêteté, son unique trésor de pauvre.

— Et après, auras-tu peur de mourir ?

— Après, tous les poisons que tu voudras ! soupira-t-il en extase.

Elle joua de ses admirations, retardant sa chute par un raffinement de volupté, et aussi parce qu’elle voulait se convaincre qu’elle ne l’aimait guère. Les hommes sont des brutes, elle avait le mépris des jeunes comme des vieux, des oncles comme des maris, et des amants comme des maris.

Il murmura, d’un accent plein d’humilité :

— Je suis si malade que j’espère ne pas avoir d’hémorragie. Tout mon sang est parti à vous désirer sans espoir. Vous ne vous moquerez pas de moi. Mais pourquoi es-tu si froide, ma bien-aimée ? Tu disais que tu m’aimais ?

— Je ne t’aime pas, je mentais !

Il hurla de douleur, renversé à ses pieds, baisant le bas de son peignoir.

— Oh ! non ! non ! je ne puis plus !… c’est trop !… grâce !… je deviens fou… ce n’est pas possible ! Mary, que voulez-vous donc ?

Elle riait en lui passant sur le visage un écran de plumes d’autruche, et les frisures légères procuraient à l’étudiant l’illusion de coupures de rasoir. Elle espérait que, malade comme il se trouvait, il ne la violenterait pas. D’ailleurs il ne l’avait jamais fait ; il l’aimait d’un amour d’enfant, respectueux, délicat. Paul par un effort désespéré se leva, la prit par la taille.

— Madame, dit-il d’une voix sourde, vous ne me méritez pas, je vais vous haïr !

Un éclair de haine illumina son cerveau ; peut-être vit-il enfin quelle créature il avait pour adversaire ! Il la traîna jusqu’au tapis tout blanc, la renversa dans la mollesse de la fourrure.

— Paul ! supplia la jeune femme déconcertée par cette sauvage attaque, je vous aime… Paul… ce serait odieux !

Ce fut odieux ! Ensuite, il la coucha dans son grand lit de reine où il ne voulait pas entrer. Elle se roulait, furieuse, échevelée, l’appelait lâche.

— Madame, taisez-vous, dit-il se détournant, car elle était irrésistiblement belle, votre mari est peut-être derrière la porte.

Cette menace produisit une étrange réaction. Elle s’apaisa.

— Non, répondit-elle, viens, nous n’avons rien à craindre, c’est ma faute… je suis une coquette, tu as bien agi.

Il hésita, la partie serait gagnée pour toujours s’il avait le courage de la fuir. Elle l’aimerait en toute sincérité de corps et de cœur s’il domptait son orgueil par un affront comme il avait dompté sa personne par le viol, mais il la regarda.

— Me pardonneras-tu, chère femme ? balbutia-t-il quand il fut retombé dans ses bras, tout honteux de sa brutalité d’un moment.

Elle l’attirait dans l’ombre de ce lit, mettant une étrange persistance à l’éloigner de la lumière du feu. Il la connaissait à peine pourtant, et il aurait bien voulu se repaître de sa beauté ; le peignoir était écarté, elle se livrait presque nue, blanche comme la toison de la féroce bête dont le crâne aplati, les yeux de verre orangé paraissaient les guetter en rampant.

— Mary, répéta-t-il enivré, me pardonnes-tu ?

Soudain elle jeta un cri :

Paul ! s’écria-t-elle, va-t-en… je te trahis, je veux ta mort, va-t-en : … Par mon amour, mon véritable amour, cette fois, va-t-en !… Oh ! que je t’aime !

Elle se tordait entre ses bras, sanglotant… elle pleurait à son tour, elle qui ne pleurait jamais. Il devina que les sens lui étaient venus.

— Mary, ma passion, mon ivresse ! Est-ce que tu mentirais encore ?… Et ne savais-tu pas ?…

Le bruit de la porte cochère battant dans la nuit silencieuse l’interrompit, un roulement de voiture monta de la cour.

— Va-t-en ! priait Mary éperdue, c’est lui, c’est mon mari, je lui avais dit de venir parce que… Oh ! c’est atroce… tu vas me haïr… et il va te tuer !…

Paul, abasourdi, ne bougeait pas. Il avait un cercle de fer autour des membres. Que signifiait ce bruit sourd qui lui étourdissait le cerveau et ces paroles sinistres en pleine volupté ? Elle avait le délire. Son mari ! Ah ! la terrible créature ! Elle le poussa hors du lit.

— Là… là-bas… derrière le rideau de la croisée. Vite !… il est trop tard pour sortir.

Il cherchait ses habits sans avoir conscience de ses mouvements, puis, s’entêtant, il demeura immobile, écoutant le son étouffé des pas dans le corridor. Une clef pénétra dans la serrure, la portière se releva et le baron parut. Le feu flambait à travers le garde-étincelles de cuivre ciselé, lançant des rayons au jeune homme debout dans sa pose de statue. Le baron abaissa l’arme qu’à tout hasard il avait prise.

— Le misérable ! rugit-il, visant ce tas de chairs sans défense.

— Ne tirez pas, Louis ! dit-elle, se traînant à genoux, c’est moi qu’il faut tuer à présent.

M. de Caumont laissa glisser le revolver, sa main eut un intraduisible geste d’effroi.

— Comment, lui ?

Et il ajouta pendant que Richard, prêt à mourir, s’accroupissait passivement sur les fourrures neigeuses :

— L’amant… c’est mon fils ! ! !…

Il avait eu un trouble en entrant, voulant d’abord tuer l’homme nu qu’il ne croyait pas nécessaire de connaître, puis il voyait son fils, beau comme un dieu, son fils de l’adultère ! Paul foudroyé crut sentir une balle au cœur et s’évanouit.

Mary rattachait les rubans de son peignoir.

— Eh bien ! oui, avoua-t-elle, je voulais me venger ! Puis, il me plaisait. Vous m’aviez appelée courtisane. Je voulais mériter amplement cette injure et vous faire tuer votre fils. Pourquoi m’avez-vous livré le testament un soir que vous disiez m’adorer trop pour me vouloir cacher quelque chose ? Vous y parliez d’assassinat. Je voulais vous prouver que je raisonnais mieux que vous. Le vulgaire supplice que de vous empoisonner ! Le testament détruit, je savais quand même que vous aviez un fils naturel, Paul Richard, à qui vous léguiez votre fortune personnelle, moi refusant de vous donner des enfants. Mais je ne pensais pas aller si loin. Je suis capable de le défendre à présent que je possède une nouvelle science, grâce à lui. Lorsque je vous écrivais cette lettre anonyme, j’ignorais qu’un homme pût être amusant. Je l’aime, entendez-vous ? Je regrette cette scène ridicule.

En parlant, Mary allait et venait de son mari suffoqué à son amant étendu comme mort.

— Madame, dit le baron d’un ton rauque, ces fameux poisons vont vous servir, je pense ! Prenez le plus violent. Lui, je l’épargne, il est en puissance de démon, le malheureux. Qu’il quitte votre demeure, voilà tout. Ah ! Madame ! Madame !

Et Louis de Caumont, craignant que son revolver partît tout seul, se sauva dans le corridor, les mains crispées au-dessus de sa tête, ayant l’aspect de quelqu’un qui fuit au milieu d’un incendie.