Ed. Monnier (p. 145-177).
◄  IV
VI  ►

V


Dans l’énervement des longs jours passés sans plaisir, Mary connut des désespoirs de femme. Elle sut comment s’y prennent les grandes personnes pour avoir une douleur qu’on n’ose avouer et, par moment, elle souhaita de mourir aussi pour aller rejoindre Siroco. Cette petite, née vieille, s’attardait en ses idées de passion bien plus qu’on ne pouvait le deviner.

Lorsqu’elle jouait au cerceau sur la route qui menait à la berge du fleuve, qu’elle courait, les yeux brillants, les cheveux défaits, droit devant elle et que Tulotte était obligée de crier : Prends garde ! Tu vas perdre ton cerceau dans le Rhône ! C’était peut-être elle-même qu’elle aurait voulu précipiter aux flots pour échapper à la souffrance trop vive, non proportionnée, qu’elle ressentait de cette perte d’un précoce amoureux.

Et l’été s’acheva monotone, avec un vent presque continuel qui secouait le cœur de Mary comme il secouait les rosiers de la vallée des roses.

Aucun bruit de changement de garnison ne survenant, on réinstalla le campement d’hiver, selon l’expression du colonel ; on mit des bourrelets aux portes du chalet, des tapis dans les chambres et une partie de la galerie de bois fut vitrée. Daniel Barbe, très étonné de voir qu’on resterait probablement où on se trouvait encore, eut la perspective d’un coin de vie de famille ; il prit le soin de mettre un gros poêle de faïence dans la chambre de la nourrice, et, un soir, il fit monter Mary chez lui afin de lui annoncer une sérieuse nouvelle.

— Ma fille, lui dit-il, je crois qu’il est temps de te préparer à ta première communion, je pense que nous resterons ici un ou deux ans, et madame Corcette, une excellente créature, celle-là, m’a demandé à surveiller un peu tes études au sujet du bon Dieu !

Mary, la tête baissée, ne répondait pas.

— Tu auras dix ans le printemps prochain, c’est un peu tôt, je le sais, mais on n’a guère le loisir de faire les choses régulièrement dans notre état. Je demanderai les dispenses nécessaires. Enfin, tu comprends, je te trouve assez raisonnable pour cela ! Tu vas donc me piocher sérieusement le catéchisme, l’histoire sainte, les évangiles, tout le tremblement de ces machines pieuses. Tulotte achètera les livres, et, au lieu de vagabonder de droite et de gauche, tu feras les prières qu’il y a dans le règlement. Nous avons l’espoir de rester à Vienne peut-être trois ans ; alors, il faut en profiter. Il paraît que les changements de diocèse ne sont pas favorables à ces choses de curés (c’est toujours madame Corcette qui le dit). Une femme sait mieux que nous ce qu’il faut faire… mais Tulotte est comme moi, elle a la dévotion d’un képi !…

— Est-ce que madame Corcette est dévote ? demanda Mary rêvant, les yeux fixés sur la muraille.

— Non… elle est catholique, voilà tout.

— Et Tulotte ?

— Tulotte, ma fille, est protestante, comme moi, comme ton oncle. Seulement ta pauvre mère était catholique, on a baptisé mon fils dans sa religion et elle a bien recommandé en mourant que tu fasses ta première communion… le plus tôt possible ! Elle craignait que Tulotte te dirigeât d’un autre côté. Je t’apprends tout ça, ma chère Mary, parce que tu es en âge de démêler ces histoires et puis madame Corcette est si bonne !

— Je ne comprends pas, moi ! murmura Mary qui boudait toujours madame Corcette.

— D’ailleurs, ajouta le colonel impatienté, je ne te demande pas de verser dans la religion corps et âme. C’est une consigne pour moi de te donner une instruction religieuse, je me moque bien de la prêtraille, mais je ne veux pas me moquer des dernières recommandations de ma femme, tonnerre de Dieu !

L’entretien, graves, des pensées presque tendres, menaçait de très mal tourner.

— Oui, papa ! répliqua Mary, disant oui tout de suite pour avoir le droit de se sauver.

Le colonel lui prit le bras qu’il serra un peu brutalement. On sentait que dans ce père, encore incertain du mal qu’il faisait, le remords se mélangeait à son désir d’avoir, l’hiver comme l’été, une maîtresse fort drôle. Maintenant, il n’y avait plus de courses à cheval, plus de frairies, plus de parties sur l’herbe, plus de petits voyages en bateau ; on se cantonnerait chez soi, dans le chalet, on aurait la nourrice et Tulotte sans cesse derrière les épaules et cela deviendrait mortellement triste. Aussi avaient-ils, elle et lui, organisé cet innocent mensonge d’une instruction religieuse. Madame Corcette viendrait tous les dimanches et tous les jeudis pour conduire Mary à la petite église de Sainte-Colombe, leur paroisse ; ensuite… pendant que l’enfant profiterait des enseignements du curé… Mais quel ennui d’avoir d’abord à expliquer ces choses si simples !

— Voyons, fit-il d’un ton grondeur, car au fond sa conscience lui faisait mille reproches, tu ne vas pas faire ta bête, hein !… Je suis déjà assez mécontent de toi, Mademoiselle. Tu polissonnes comme un gamin des rues ; tu n’es jamais rentrée à l’heure des repas. Tout cet été tu as couru les chemins avec un petit voyou. Si je le pince, celui-là, je lui tire les oreilles d’une rude manière, je t’en préviens ! C’est qu’a ton âge on est grand, il faut songer à se bien tenir ! La fille d’un colonel, le chef du 8e hussards, n’est pas une bohémienne. Changeons la manœuvre, petite, sinon je te relèverai du péché de paresse.

— Maman n’est plus là ! dit très bas Mary, qui eut envie de pleurer.

— Ta mère ! s’écria le colonel pourpre de colère. Et n’es-tu donc pas honteuse d’en parler de ta mère, quand tu ne te souviens même plus d’elle ? Voilà une jolie sentimentale, ma foi, sa mère !…

Tout d’un coup il devint digne comme un homme qui se lave à ses propres yeux en morigénant un autre pour la bonne cause.

— Je t’engage à prononcer plus respectueusement des phrases pareilles, Mary ! Ta mère est un souvenir sacré pour nous tous, et je tiens à ce qu’on le rappelle dans des moments plus propices. Ta mère a-t-elle quelque chose à voir dans les courses de chien perdu que tu fais par monts et par vaux ? Je vous le demande ? Est-ce que c’est ta mère que tu cherches quand tu t’amuses avec un petit chenapan, un vaurien dont je ne sais même pas la demeure ?… En vérité une mère ne se mêle pas à toutes les sauces… J’y pense quand il faut, tu m’entends !…

Mary ne comprenait absolument rien au motif de cette annonce, quasi solennelle, d’une première communion prochaine. Hélas ! puisque Siroco était parti, était mort, inutile de lui reprocher ses vagabondages !

— Papa, dit-elle, relevant le front, je suis pourtant très sage, je ne sors plus qu’avec Tulotte et j’ai appris hier une leçon bien difficile, je t’assure. Je veux bien aller au catéchisme, mais…

— Mais, quoi encore ? Tulotte a raison de dire que tu n’es jamais contente de rien. Est-ce que tu vas faire mauvaise mine à madame Corcette, une jeune femme si dévouée… car c’est du dévouement que de s’occuper d’une enfant volontaire, d’une créature indisciplinée comme mademoiselle ma fille !

— Papa, je n’aime plus madame Corcette.

— Vraiment !… Et… peut-on savoir ce qui t’a éloignée de cette dame ?

Mary embarrassée ne savait comment formuler son accusation. Depuis Siroco elle gardait certains secrets pour elle, n’osant pas franchement les appliquer aux aventures de la famille. Elle se rendait un compte vague du rôle que jouerait la femme du capitaine dans son éducation, mais elle devinait que ce n’était pas uniquement pour sa félicité que son père lui imposait sa présence. Elle finit par balbutier :

― Elle caresse toujours mon frère et moi elle m’a laissée.

— Nous y voilà, s’écria le père s’emportant, tu es jalouse de Célestin. Comme toutes les mauvaises natures, tu fais retomber tes torts sur un pauvre innocent… Madame Corcette est un excellent cœur, elle, nous aimons Célestin et elle l’aime parce que nous l’aimons… Tu as saisi, n’est-ce pas ? et je t’engage à ne pas broncher vis-à-vis d’elle sous le joli prétexte que l’on te préfère Célestin. Eh bien ! oui, nous préférons tous ton frère, car ce sera le diable s’il n’est pas meilleur que toi. Il braille, lui, on l’entend, au moins ! Toi… on ne sait plus ce que tu veux ni ce que tu penses. Tu restes des heures entières à regarder les murs et tu n’ouvres la bouche que pour dire des choses désagréables. Quel malheur que tu ne sois pas un garçon, corbleu !… Je te mènerais ferme, je te le promets !… Allons, décampe, tu me dégoûterais de la paternité. Souviens-toi que je ne veux pas d’observation au sujet de cette bonne madame Corcette !

« Ainsi, songeait Mary, je serais un garçon qu’on ne me préférerait pas davantage à lui… oh ! nous verrons… papa… nous verrons ! »

À partir de ce jour Mary reçut la visite promise tous les jeudis et tous les dimanches. Madame Corcette, bien enveloppée de ses manteaux extraordinaires, tantôt écossais, tantôt de velours bleu, venait la prendre pour la mener à Sainte-Colombe dans le break qu’elle conduisait elle-même. On passait sur un grand pont qui tremblait et on s’arrêtait devant une petite église de village, non loin du terrain de manœuvre.

Remplie de confusion, la jeune femme, comme si elle avait des crimes à se faire pardonner, se jetait sur un prie-Dieu à côté du bénitier, et plongeait la tête dans ses mains gantées. Mary gagnait sa place, au banc des écoliers, attendant son tour d’être interrogée par le curé, puis elle ne manquait pas de regarder derrière elle, de temps en temps, seulement madame Corcette avait disparu, elle était allée dans une auberge voisine remiser le break du colonel ou se chauffer les pieds au feu de quelque paysan ; elle avait toujours froid aux pieds, madame Corcette. L’instruction religieuse était terminée depuis longtemps quand elle revenait chercher mary ; celle-ci, assise tristement dans un coin de cette église glaciale, contemplait les saints immobiles, ou rêvait à des brises folles qui épanouissent le cœur au milieu d’une exquise senteur de rose. Souvent, elle finissait par pleurer de rage sans trop savoir pourquoi, et quand elle arrivait, cette jeune femme, elle lui aurait craché à la joue pour se venger d’une chose qu’elle comprenait à peine. Alors, madame Corcette l’embrassait tendrement.

— Ma pauvre petite fille, disait-elle sur un ton navré, je ne suis pas assez pénétrée de ma mission, non, je crois que je n’en suis pas digne. Oh ! c’est sacré, vois-tu, une église ! Moi, je ne peux pas y rester cinq minutes sans être toute impressionnée !… La prochaine fois ce sera ta bonne qui t’accompagnera… Je suis si frivole, ton père est un fou de te confier à moi… ma chère Mary… Dire que je ne puis être sa vraie mère !

Et elle soupirait, sincère dans son repentir d’une seconde, ayant l’idée théâtrale d’un pardon demandé publiquement à la petite fille, en pleine église, devant le curé béant et les écoliers de ce hameau tout pétrifiés. On rentrait au chalet en expliquant les passages de l’évangile, madame Corcette se plongeait dans d’innocentes extases qui lui donnaient des frissons de fièvre, elle ne savait plus si elle venait d’apprendre aussi son catéchisme et elle faisait des réflexions étonnantes :

— Donc c’est le Saint-Esprit qui a fabriqué le petit Jésus… Et qu’est-ce qu’il te raconte de saint Joseph, ton curé… il ne le plaint pas un peu ?

— Non, répliquait Mary, c’est la Sainte Vierge qui a mis au monde Notre-Seigneur Jésus… Le Saint-Esprit et saint Joseph n’ont rien fait, eux… Ah ! il était bien heureux d’avoir une maman sans papa ! ajoutait la fillette, l’œil assombri.

— Mais pourquoi que ces curés peuvent vivre tout seuls ! soupirait madame Corcette, ne voulant certes pas blesser son élève, mais gardant malgré la sainteté de sa mission on ne savait quel parfum des œuvres de Satan.

Et quand Mary lui faisait le récit d’un miracle, dans sa stupeur de nouvelle initiée, brusquement madame Corcette allongeait un coup de fouet à ses chevaux en déclarant « que cette blague-là était trop forte ! Non, elle ne pouvait pas avaler une pilule de cette grosseur ! Pauvre petite… comme on se moquait d’elle ! Ça faisait pitié ! »… Heureusement que l’église était bien située, assez loin de la ville pour éviter de fâcheuses rencontres et assez près du terrain de manœuvre pour que les occasions…

— Dis donc, Mary, déclarait-elle en arrivant au chalet, redevenue sérieuse, nous y retournerons dimanche prochain, c’est entendu !

Le capitaine Corcette eut, pendant l’hiver, de l’avancement, on le nomma capitaine instructeur. Il offrit un punch, le colonel rendit un punch, et Tulotte, qui ne se surveillait plus du tout depuis la mort de madame Barbe, but beaucoup à la soirée de son frère, elle but tellement que Mary, en montant se coucher, la rencontra titubant dans les escaliers du chalet.

D’ailleurs, Estelle et la nourrice avaient leur compte de petits verres, elles se battaient dans la cuisine, pendant que le colonel, attendri selon la coutume, répétait plein de sa double dignité de chef de corps et de chef de famille :

« Préparons-nous, mes amis, mes nobles compagnons d’armes, pour la guerre future. Que le 8e soit brillant, très brillant… car la prospérité de ce règne et la grandeur de la France… oui, Messieurs… la bonne tenue de nos hommes, la santé de nos chevaux… Messieurs, je vous l’affirme… »

La chambre de Mary se trouvait dans le pavillon du chalet, sous les toits. Quand il faisait très froid on y grelottait, mais cependant elle était traversée par le tuyau du poêle qu’on avait installé chez son frère et ce tuyau représentait une complaisance de la cousine Tulotte. Il aurait pu passer ailleurs, car les enfants, dès qu’ils sont en âge de lire, ne doivent pas se chauffer, c’est malsain pour eux. Mary, d’un tempérament particulier, avait toujours froid ; quand elle se couchait, elle prenait ses pieds dans ses mains sans réussir à les réchauffer, puis elle tassait l’édredon sur sa poitrine et se couvrait la tête avec les draps. Sa désolation surtout était de demeurer sans lumière ; la nuit, chez son frère, il y avait une veilleuse que la nourrice entretenait jusqu’au matin, et lorsque Mary faisait des rêves de grande dame elle se jurait d’avoir une jolie veilleuse rose, si dans l’avenir une fée lui apportait une grosse fortune.

Mary, cette nuit-là, vit arriver Tulotte de la plus singulière façon ; la cousine, achevée par le froid des corridors et qui avait bu autant que les servantes, s’était laissée choir sur le palier, puis, par un violent effort, elle s’était remise à quatre pattes pour entrer.

— Je ne sais pas ce que j’ai attrapé, bougonnait-elle, sa longue figure tout hébétée, je vois double… oui… je vois double… je ne sais plus ce que ça veut dire. Eh bien ! vas-tu te coucher, toi, grimacière ?…

Mary, assise sur son lit, ôtait ses bas et ne disait rien.

— De quoi… la France !… la prospérité de ce règne ! nous nous en moquons un peu, mon colonel… seulement c’est de madame Corcette qu’il s’agit. Faut éblouir le nouveau capitaine instructeur par de belles histoires patriotiques… Mais il vous a un nez fin, lui, mon capitaine… il laisse causer… et il attrape des galons.

Mary qui pensait que cela s’adressait à elle se prit à sourire.

— Madame Corcette est l’amoureuse de papa… dit-elle du ton le plus naturel du momie.

— Hein ? soupira Tulotte fort mal à l’aise, mêlez-vous de ce qui vous regarde, Estelle, je vais me coucher, moi, et mettons que vous n’avez rien entendu, ma fille… On les paye, ces créatures de malheur, on les saoule et encore il faut qu’elles vous rabrouent les maîtres. Estelle, aussi vrai que je ne suis pas grise, je t’enverrai dehors… là… Mon Dieu, comme ça tourne !

La cousine Tulotte, qui ne portait plus de crinolines parce que la mode en était passée, avait la manie de s’affubler toujours comme un gendarme, elle avait sa toilette de soirée, une robe de satin grenat, taillée dans le reste des tentures qu’elle avait teintes pour l’alcôve de son frère ; un peu décolletée, elle ornait son cou osseux d’un énorme médaillon. Elle s’effondra sur son lit non loin de celui de sa nièce.

— Les temps sont durs, continua-t-elle, prenant Mary pour Estelle, sa confidente ordinaire, les temps sont durs. Il doit lui fourrer des masses d’argent, car il se plaint de mes dépenses… moi qui économise sur le manger pour avoir du meilleur vin. Si c’est possible de m’accuser de gaspillage ! Je n’achèterais pas une robe neuve sans y réfléchir… La réflexion est le propre de l’homme, ajouta-t-elle d’un ton tellement convaincu que Mary abasourdie crut qu’elle allait lui faire la leçon en pleine nuit.

— Tulotte, murmura la petite, inquiète, tu es malade ?

— Allons, bon ! voilà Mademoiselle la rapporteuse qui commence son antienne !… Te tairas-tu ? méchant cœur… Estelle, fouettez-la donc de ma part.

Tulotte renversée sur son lit faisait des gestes effrayants, mais ne bougeait pas ses jambes qu’elle sentait molles comme des jambes de coton.

— Que je t’y pince, mauvaise gale, à te plaindre de moi au chef ! Oui, nous nous préparons pour les guerres futures, Daniel !… Là-bas sous le clocher de Sainte-Colombe ! Une propre vie !… Et il a bientôt soixante ans, ce cher frère… je ne lui pardonne pas ça !… J’aimerais mieux le voir lever le coude ; ça c’est plus moral au moins ! et quand on a une fille en âge de s’expliquer !…

Mary, saisie de peur, avait repris ses vêtements. Cette fois-ci Tulotte devait être en effet bien malade, car jamais Mary ne lui avait remarqué une pareille figure, elle grinçait des dents, hochait tout d’un coup le front, et, au fond de cette ombre, elle ressemblait à une moribonde qui n’en finirait pas de mourir.

— Voulez-vous que j’appelle Estelle ? demanda la petite, n’osant plus la tutoyer.

— Avec un peu de fleur d’orange… sur un morceau de sucre, n’est-ce pas ? Il ne m’en faut pas, moi, des douceurs. Une institutrice de ma trempe ne devrait pas être à la merci de ce coco… J’ai bien envie de le lâcher, quelque beau soir, pour aller dans une famille plus noble ! Vois-tu, Estelle, je pouvais me marier, j’ai mieux aimé faire le bonheur de mes parents. D’abord, je n’ai pas pu m’accorder avec mon aîné, Antoine-Célestin, un dur, celui-là, je t’ai raconté cette histoire, hein ! Un ambitieux… un vieil égoïste qui n’a pas de cœur, il m’a remise à ma place ; puis je suis venue trouver Daniel pour lui tenir son ménage, il s’est fichu dans la cervelle les femmes, à quarante ans, depuis… ça le mord, quoi !… Estelle, va me chercher un peu de rhum… Moi, je sens que rien ne va plus… ici !… Ses officiers ont des façons de le regarder… Oui, c’est le dévouement qui me guide lorsque je fais des sottises… Un enfant, je supportais la chose, mais deux… Où est-il ce rhum ?

Mary se glissa hors de la chambre, elle avait un dégoût de son institutrice qui lui semblait inexplicable, car elle était malade après tout, et elle aurait dû la soigner. Elle appela Estelle ; presque au même instant la nourrice arriva sur elle comme une masse.

— Faites attention, dit Mary vivement, vous allez tomber !

Elle était suivie d’Estelle dont les yeux brillaient dans l’obscurité de l’escalier.

— Voilà Mademoiselle Grognon, fit la cuisinière furieuse ; attendez, je vais vous la nettoyer, moi, il ne faut pas qu’elle nous dénonce au rapport, demain !… pourquoi n’es-tu pas couchée ?

— Ma tante est malade, balbutia Mary se reculant devant les deux filles qui sentaient l’eau-de-vie.

— Malade ! Elle a son compte, tu veux dire !… Tant pis pour elle, moi je casserais tout, ce soir, et bien sûr que je ne vais pas lui préparer un lait de poule ! Nom d’un chien ! quel travail ! quelle sacrée maison ! Je viens de rincer plus de cinquante verres… Je crois que Pierre a fermé la grille du chalet. S’il ne l’a pas fermée, tant pis !… tant pis… entre qui voudra ! Qu’on vole, qu’on pille, moi je ne mets pas une patte dehors… de ce froid-là !… Va te coucher ! La vieille finira par dormir que je te dis… et houp !…

Elle enleva Mary par le bras en la poussant contre un mur.

— Veux-tu rentrer te coucher, mauvaise graine !

— Vous me faites mal ! s’écria Mary indignée, car la fille ne voyait pas que la porte se trouvait plus loin. Lâchez-moi, ou j’appelle papa !…

— Ton père ! Ah ! elle est bonne… ton père ronfle comme une toupie dans sa chambre fermée à double tour ! Faut croire qu’il a peur que sa femme vienne le tirer par les orteils… ou qu’il est sorti sans qu’on le sache ! Ton père a autre chose à faire que de s’occuper de ses moucherons… Voyons, te tairas-tu ?

Mary, saisie de vertige, et comprenant peut-être qu’elle seule conservait sa présence d’esprit devant ces trois femmes, appela son père ; mais un silence lugubre régnait dans les appartements d’en bas, personne ne répondit.

Estelle la secoua rageusement.

— Reste tranquille ! bégaya la nourrice cherchant son aplomb, ne la touche pas, cette petite. J’aime pas qu’on batte les enfants, moi !

La franc-comtoise, point méchante, avait le vin tendre, elle tira Mary des mains fiévreuses de la cuisinière et elles gagnèrent la chambre de Célestin.

Le petit dormait profondément dans son berceau. La nourrice referma la porte et s’affala sur une chaise.

Mary effarée se demandait ce qui allait encore lui tomber sur les épaules.

— Entends-les se disputer ! fit la lourde paysanne avec un rire hoquetant, et elles me criaient tout à l’heure que j’avais bu !… si c’est permis, hein ! ma pauvre petiote ?… quelle existence !…

Elle se mit à fredonner sa chanson habituelle.

Estelle injuriait la cousine Tulotte qui ripostait par des confidences très dignes sur la famille des Barbe et le 8e hussards. Du reste, elle ne voulait point de fleur d’orange, Tulotte, ni de lait de poule. Est-ce qu’on la prenait pour une femmelette, un chiffon comme défunte sa belle-sœur ? Elle boirait seulement un petit verre de rhum chaud qui lui donnerait du nerf. Estelle attrapa un pot à eau et l’on entendit comme un glougloutement mystérieux. La cuisinière inondait le corsage décolleté de l’institutrice. Alors il y eut une véritable scène de meurtre avec des coups de poings lancés sur les murailles et des jurons de soldat.

— Sainte mère de Jésus, marmottait tranquillement la nourrice, pouvant à peine se déshabiller, on dirait que mes jupes sont de pierre !… aide-moi donc, Mary !

Le bébé se réveilla au bruit d’à côté ; le poêle était éteint et il avait très froid, lui qui ne buvait pas de liqueurs fortes. Il poussa un cri aigu, un cri de jeune chat qu’on agace.

— Ça y est ! soupira la nourrice désolée, il hurlera toute la nuit, je ne pourrai pas dormir. Apporte-le-moi, Mary, je vais le réchauffer dans mon lit. Puis elle ajouta d’une voix inintelligible : Je me sens mal, tout de même, elles m’auront donné du kirsch, moi qui ne peux pas le souffrir, oh !… les bêtes ! elles m’ont donné du kirsch !

Mary apporta l’enfant démailloté avec une répugnance qu’il lui était impossible de surmonter. Elle aurait bien voulu partir, mais elle avait peur de la cuisinière, et comme Tulotte ne pouvait pas la défendre dans l’état où elle se trouvait, elle préférait encore passer le reste de cette horrible nuit assise sur un tabouret contre le mur. L’enfant selon son habitude criait à faire crouler le toit. La nourrice chantonnait, glissant tantôt à droite tantôt à gauche, et quelquefois elle riait d’un bon rire niais, de plus en plus convaincue qu’on lui avait fait boire du kirsch.

Au dehors une aigre bise fouettait la galerie vitrée. Tout le feuillage du jardin étant mort, on apercevait, de la fenêtre, le Rhône roulant avec ses furies coutumières. Mary regardait pensive ce fleuve rempli jusqu’à ses bords, menaçant la douce vallée des roses d’un cataclysme formidable. De pâles étoiles piquaient, de reflets livides, les vagues tumultueuses, et les collines qui entouraient ce coin de campagne avaient des lointains si noirs que cela faisait peur. Une morne tristesse envahissait la petite fille, les hou hou du vent lui rappelaient la fin mystérieuse de Siroco, et elle pensait que le catéchisme est une chose bien inutile.

Un besoin de sommeil lui lancinait tout le corps, elle se raidissait contre son mur, accrochée au rideau qu’elle avait écarté pour regarder : les maisons de Vienne, accroupies au delà des jardins, semblaient tressauter par moments, puis le tombeau de Ponce-Pilate, là-bas, dans un fond de route noir, se dressait tout menaçant et tout luisant de givre.

Elle savait l’histoire de ce personnage qui se lavait les mains pour laisser condamner son Dieu. La veille encore, elle la récitait dans l’église de Sainte-Colombe et madame Corcette lui expliquait que Vienne étant une vieille ville pleine d’antiquités, ce bonhomme avait voulu se faire enterrer là pour le plaisir des archéologues futurs. Elle ouvrit les yeux très grands ne se souvenant plus de sa position croyant rêver à cette corne de pierre portée sur quatre pattes et la voyant brusquement s’avancer dans les sanglots du vent.

Au ciel des nuages couraient les uns après les autres, bousculés par les rafales et semblant se déchirer sur les étoiles comme une mousseline sur des pointes d’acier. Le chalet entier craquait. Le long de ses boiseries à jour, des doigts paraissaient s’accrocher qui le secouaient affreusement.

Tout d’un coup les cris du petit Célestin cessèrent, la nourrice ne chantait plus, mais un bruit rauque se mêlait aux craquements du chalet, ce bruit partait du lit, on aurait dit un souffle de bête qui étouffe. Mary se leva d’un bond, tout à fait réveillée. Parmi ces femmes ivres, il y en avait une vraiment malade, car on ne ronfle pas ainsi quand on dort.

À tâtons, elle s’approcha du poêle, frotta une allumette et ralluma la veilleuse qu’on avait laissée sans huile, puis elle se tourna vers le lit.

La grosse franc-comtoise, couchée en travers, à demi déshabillée, la bouche ouverte, les paupières closes et avec son éternel aspect de niaise, cuvait son kirsch. On ne voyait plus le petit enfant qu’elle avait roulé dans les couvertures, elle s’était jetée dessus de tout son poids, elle l’écrasait en songeant peut-être qu’il lui souriait de meilleure humeur ! Deux très petits pieds tendus, rigides, derrière l’oreiller, sortaient seuls de l’amas de ses lourdes chairs. Mary sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, et toujours ce bruit rauque, indéfinissable, ce bruit de bête qui étouffe se mêlait aux hurlements du vent. Elle fit un pas dans la direction de ce lit, il fallait éveiller de force la brute endormie ou appeler tout de suite du secours, il suffisait même de repousser un peu la nourrice pour dégager l’enfant, mais une idée atroce s’empara du cerveau de Mary. Pourquoi aurait-elle sauvé la vie de son frère ? L’avait-elle demandé ce frère ? Avait-elle souhaité sa naissance, sa naissance, c’est-à-dire la mort de sa mère ? Déjà, il ne criait presque plus, et le calme s’étendait lentement dans la chambre, calme qui serait éternel si elle le voulait, car elle n’avait qu’à se taire pour laisser l’écrasement s’accomplir. Elle veillait toute seule ! Personne n’entrerait avant le jour, et la nourrice ne se douterait jamais qu’elle était restée là. Mary fit encore un pas, les petits pieds ne s’agitaient plus que par faibles secousses, ils devenaient peu à peu d’une teinte violette et l’on n’entendait plus le bruit rauque. Mary eut un rire silencieux, ses yeux superbes lancèrent un éclair de haine.

— Toi, murmura-t-elle, tu as fini de pleurer !

Elle gagna la porte, sortit sans hésitation et revint dans sa chambre où elle se coucha, le visage tourné du côté du mur. Une heure après elle dormait, un sourire aux lèvres, du sommeil des innocents !

Ce matin-là, on se leva très tard chez le colonel Barbe. Estelle bâillait à se décrocher les mâchoires en descendant aux cuisines ; mademoiselle Tulotte, honteuse de se retrouver en grande toilette de soirée sur son traversin, ne savait trop comment s’expliquer la chose d’une façon décente. Elle passa une robe de chambre, but un verre d’eau, et s’en prit à Mary qui faisait sa prière à genoux devant son lit.

— Espèce de marmotteuse ! gronda-t-elle.

Armée d’un peigne, elle arrangea les cheveux noirs de son élève tout en la bourrant de ses préceptes.

— Il faudra pourtant que tu apprennes à te peigner ! Quand tu seras une femme, t’imagines-tu que je te servirai de coiffeur ?… Tu pourras le chercher un mari qui ait des rentes… ma jeune princesse. C’est ton jour de catéchisme aujourd’hui, la bonne madame Corcette viendra, tâche d’être polie. Si tu crois que ça l’amuse, cette dame, de venir faire une pareille corvée ?…

Mary se taisait, fronçait les sourcils quand Tulotte lui tirait les cheveux aux endroits sensibles, et grelottait de tous ses membres, car la servante, étourdie de sa petite orgie de la veille, n’avait pas pensé à chauffer le tuyau de leur chambre.

— J’étais bien malade hier, reprit-elle un peu honteuse, cette imbécile d’Estelle avait mis du poivre dans ses ragoûts. Je suis sûre aussi que ton père est malade et il y a une inspection aujourd’hui ; le 8e n’a qu’à se tenir droit.

Mary, qui était le 8e hussards de Tulotte, avait beau se tenir droite, elle recevait d’effroyables coups de démêloir.

Soudain, de la chambre voisine partit un cri terrible, un cri de femme désespérée. Tulotte laissa échapper le peigne et les cheveux ; Mary porta ses poings à ses oreilles.

— Ah ! mon Dieu ! fit la vieille demoiselle secouée d’un frisson, est-ce qu’il est arrivé quelque chose à l’enfant ?

La nourrice apparut sur le seuil, les yeux hors de la tête.

— Mademoiselle !… je suis perdue ! Venez vite ! on me fera fusiller bien sûr ! Mademoiselle, je voudrais être le chien…, non, ce n’est pas Jésus possible ! il était si gentil, si beau, notre petit, je vais me jeter par la croisée… Bon Dieu de malheur ! Mademoiselle, on me fera fusiller !…

Elle courait autour de la pièce, se tordant les mains, déchirant son tablier, se frappant les tempes contre les meubles.

Tulotte se précipita dans le corridor, tandis que Mary, haussant imperceptiblement les épaules, descendait aux appartements de son père.

Le colonel était déjà loin. On avait sellé son cheval vers neuf heures et il galopait.

Toute la maison fut bientôt à l’envers, les femmes sanglotaient, les ordonnances, les bras ballants, considéraient la nourrice qui, debout sur la galerie, voulait se jeter en bas.

Estelle rugissait qu’on était damné pour l’éternité, et, ses anciennes dévotions de Dôle lui remontant au cerveau, elle appelait des saints complètement inconnus à son aide, elle voyait l’enfer, sa kyrielle de démons, ses flammes.

Tulotte atterrée ne pouvait plus prononcer un mot, des larmes ruisselaient de ses yeux bistrés comme un ruisseau, et, d’un mouvement machinal, elle berçait le petit cadavre sur ses genoux.

Madame Corcette tomba au milieu de cette folie et se trouva mal. Il fallut l’emporter au grand air, la frotter de vinaigre. Mary, l’air calme, et cependant fort pâle, demandait doucement « ce qu’il y avait ? » Un des ordonnances eut enfin la pensée de faire venir un médecin des environs ; on attela le break, et à chaque minute on s’imaginait voir le père au tournant de la route.

Le médecin ne put que constater le décès de l’enfant, décès qui datait du milieu de la nuit et il adressa de sévères questions à la nourrice. Celle-ci en proie au délire criait qu’on allait la fusiller, qu’elle ne se défendrait pas, elle le méritait bien.

— Elles sont toutes les mêmes, répétait le docteur, homme assez brutal, elles se couchent avec leur bébé sur le sein et le tonnerre ne les réveillerait pas… Il faudra la faire passer aux assises, voilà tout. Celle-là payera pour les autres, si le père ne l’étrangle pas en rentrant !

— Un enfant magnifique ! hurlait Estelle.

Madame Corcette, revenue à elle, ne voulut pas supporter ce spectacle, elle sortit du chalet afin de s’emparer du père dès qu’il descendrait de cheval. Mais Mary ne lui laissa pas le temps d’exécuter son projet, elle se lança la première à la bride de Triton.

— Papa, s’écria-t-elle avec un accent intraduisible, tu n’as plus que ta petite fille à aimer sur terre… Papa, pardonne-moi la peine que je te fais… Célestin est parti.

Elle disait parti comme on le lui avait dit pour Siroco, pensant que ce mot atténuerait le coup. Daniel Barbe chancelait, ne comprenant plus rien, car c’était le tour de madame Corcette qui lui jurait une affection éternelle, le suppliant de ne pas entrer au chalet tout de suite… Puis elle l’embrassa, lui prodiguant des noms tendres et des caresses folles.

Mary s’éloigna, tremblant d’une colère impuissante ; ainsi il y aurait toujours quelqu’un entre son père et elle. Comment l’écraserait-on, celle-là ? Dégoûtée, elle se sauva au fond du jardin, où elle demeura jusqu’au soir sans qu’on vint la chercher.

De nouveau, les dames du régiment visitèrent la maison, portant des bouquets de camélias blancs et des couronnes de perles. Estelle et Tulotte reprirent le grand deuil, le père dans son étincelant uniforme, le crêpe au bras, reçut les mêmes phrases de condoléance ; seulement il pleurait cette fois, il pleurait de rage de n’avoir pas été là pour sauver cet enfant qu’il aimait déjà de toutes les forces de son orgueil de mâle.

Il avait eu un garçon et il n’en avait plus ! Il n’en aurait jamais plus ! Fini, bien fini, les joyeux espoirs pour l’avenir ! Il croyait, lui, qu’on élevait ces petits-là sans la mère, et au moment où on le sevrait, où il criait moins, où il suivait du regard les lumières, où il commençait à marcher, à gesticuler, à rire, on le lui tuait sous son toit, dans sa propre maison ! Pourquoi lui avait-on arraché cette brute de fille ! Il l’aurait massacrée si volontiers ! Pas de sa faute ? Est-ce que l’on dort quand on est chargé de veiller sur un enfant ? Les sentinelles qui s’endorment on les fusille, et madame Corcette miséricordieuse l’avait mise elle-même dans le train qui la ramenait en Franche-Comté ! La misérable paysanne ! Qu’irait-elle dire à la dépouille de la pauvre mère restée là-bas ?… Quel pardon pourrait-elle implorer ? Le chagrin du colonel était fait surtout d’un paroxysme de colère qui devait influer sur toute sa vie. Il lui semblait que quelque chose de volontaire s’était mêlé à toute cette sombre histoire. Une nourrice ne s’endort pas sur un enfant sans être obligée de se réveiller au premier tressaut ! et lui, qui ne savait pas que l’on s’était grisé après le punch, dans ses propres cuisines, il accusait un inconnu quelconque de lui avoir tué son fils !

Mary n’essayait plus de le consoler, elle pleurait d’ailleurs de voir tout le monde pleurer et parce que ces cérémonies lui rappelaient l’enterrement de sa mère.

L’hiver se termina dans un chagrin sombre.

Madame Corcette avait reçu la défense de s’occuper des catéchismes de Mary et c’était Tulotte qui conduisait à présent la petite fille au village de Sainte-Colombe.

Mary se confessait régulièrement tous les mois. Jamais l’idée ne lui vint de dire au prêtre de quelle façon Célestin avait expiré. D’allures assez indolentes, en fait de dévotion, Mary attendait qu’on la questionnât : elle répondait non ou oui et elle s’accusait elle-même quand elle se sentait des remords, mais elle ne regrettait nullement le départ de Célestin. Au contraire, elle pouvait mieux dormir et on ne la battait presque plus ; si son père ne lui souriait pas davantage, au moins elle n’entendait plus ses perpétuelles comparaisons entre la beauté de Célestin et son détestable caractère. Elle ne demandait pas beaucoup, cette petite fille tranquille. Elle voulait la paix, bien froide, bien unie, une paix muette comme celle d’un tombeau, et, ma foi ! pour l’avoir elle n’avait pas hésité à en ouvrir un ! Ces choses-là sont simples quand on a dix ans.

La religion ne modifia guère l’étrange nature de Mary Barbe. Elle eut d’abord la curiosité du miracle, le curé lui ayant expliqué, avec beaucoup de citations à l’appui, que souvent un ange, ou la Sainte Vierge, pouvait se mêler des affaires de ce monde ; le miracle lui parut la seule chose amusante du catholicisme. Sans s’arrêter aux gloires des martyrs ni à la douceur d’aimer un Dieu, tout jeune, entouré de souffrances pitoyables, elle s’inquiéta de la manifestation sensible de ces puissances inconnues. Après avoir prié, selon les règles, en s’appliquant, dans un positivisme déjà naissant, à ne rien omettre pour que l’acte surnaturel pût se réaliser, elle attendait des heures entières qu’un messager vint lui dire quelques mots généreux. Elle guettait, devant les autels, un signe de la Sainte Vierge, une porte de tabernacle s’ouvrant brusquement, un saint descendant de son piédestal, ou encore un cantique entendu subitement. Elle se prêtait à tous les exercices de dévotion pour obtenir cette sanction d’une foi qu’elle avait très peu, mais elle trouvait raisonnable de faire un échange de sa raison de mortelle contre une cause divine. Elle serait devenue d’une piété exemplaire si le moindre trouble cérébral, une disposition hystérique lui avait donné l’illusion d’un miracle, d’un tout petit miracle. Elle ne pouvait pas comprendre que, puisqu’il y avait eu de ces histoires incroyables jadis pour des pécheurs bien plus endurcis qu’elle, une de ces histoires ne devait pas lui arriver aujourd’hui qu’elle s’y préparait selon les méthodes en usage.

La veille de sa première communion, elle s’imagina que le miracle se faisait probablement dans ce sacrement solennel. Elle tourmenta Tulotte et son père à ce sujet. Peut-être bien que l’hostie sacrée aurait un goût particulier, qu’une sensation exquise la prendrait de la gorge au cœur et, pleine de confiance, elle revêtit la robe blanche. Madame Corcette était à l’église quand elle passa au milieu de ses compagnes le jour de Pâques. Cela lui fit plaisir, elle s’arrêta pour lui demander quel effet lui avait produit sa communion à elle. Madame Corcette, en robe de soie rose, lui répondit étonnée :

— Je ne me souviens pas !

Sans doute, songea Mary, que le bon Dieu devient pour celui qui le reçoit comme un ami que l’on consulte à chaque instant, que l’on sent près de soi, dont les ordres sont glissés dans vos oreilles d’une manière secrète mais péremptoire, et qu’un plaisir se dégage de cette intimité charmante. Quelle consolation n’aurait-elle pas désormais, l’enfant négligée, n’ayant plus de mère, à peine de père et qui avait perdu Siroco !… Elle fut navrée du résultat. Rien ! elle ne ressentait rien d’appréciable, sinon que le jeûne qu’on lui avait imposé lui occasionnait des bâillements ridicules. Elle s’accusa en toute sincérité d’être une mauvaise catholique, une créature dénaturée, puis elle finit par accuser aussi ce système d’éducation extraordinaire qui commençait par vous prédire mille félicités et ne vous donnait pas le moyen absolu de se procurer une satisfaction pour tout ce qu’on endurait de supplices à attendre quelque chose qui ne venait pas. Certains sauvages aiment le soleil parce que le soleil semble les aimer en les éclairant. Il est bien difficile de faire saisir aux natures primitives — et les enfants sont des primitifs — pourquoi il est agréable d’adorer un invisible que rien ne manifeste hormis les chants de la messe. Les dévots ne raisonnent pas, Mary raisonnait toujours. Elle avait laissé étouffer son frère parce que ce petit criait trop fort. Elle laissa de même s’étouffer ses naïves aspirations religieuses parce que Dieu, en elle, ne criait pas du tout. Madame Corcette la ramena au chalet avec Tulotte ; on fut plus aimable pour elle qu’on ne l’avait été les derniers temps ; d’abord elle portait dans les plis de sa robe blanche une ingénuité neuve, ensuite elle paraissait tellement déçue qu’il fallait bien la consoler. Madame Corcette lui répétait que tous les enfants n’avaient pas eu plus de chance qu’elle, cela se devinait bien à leur mine. Elle promettait seulement de continuer à être sage, de s’instruire comme une demoiselle qui dirigerait plus tard la maison. Tulotte se faisait vieille, le papa aussi et elle devait songer à prendre de l’empire sur eux. Estelle l’embrassa en pleurant, le père lui pinça la joue en lui disant :

— Si tu étais toujours gentille !… Je n’ai plus que toi !… hélas !

Une âme charitable, comprenant son âme à ce moment suprême, lui aurait montré ce retour des grandes personnes aux tendresses de la vie comme étant le véritable miracle ; peut-être eût-elle fondu la dureté native de ses sentiments, mais madame Corcette, profitant de l’occasion, attira le colonel dans un coin du salon et lui raconta tout bas des choses… Mary se roidit contre une émotion vraiment douce, elle fronça de nouveau les sourcils, puis, soupirant, la poitrine oppressée d’une lourde angoisse, elle se retira pour ne pas les gêner.

Le printemps était de retour, on pouvait risquer des promenades dans les environs. Mary, après les leçons de Tulotte qui allongeaient maintenant en proportion des jupes de l’élève, allait se dégourdir les jambes dans la vallée des roses ; elle trouvait le bon M. Brifaut devant ses corbeilles et on causait histoire naturelle. C’était étonnant ce que ce diable d’homme savait à propos des papillons et des oiseaux.

Il ne tarissait plus, tout en inspectant ses greffes, il récitait des livres complets, n’omettant ni un terme technique ni un numéro d’ordre. Quelquefois, Mary l’arrêtait devant l’Émotion par un geste distrait, il hochait la tête, se rappelant le pauvret. « Dieu ait son âme ! » disait-il pendant qu’une larme se suspendait au bout des cils noirs de la fillette. N’était-ce pas bien douloureux que Dieu passât son temps à avoir des âmes, surtout celles qui ne demandaient qu’a rester dans leur corps !

M. Brifaut, pour remplacer Siroco, avait loué deux garçons de dix-sept à vingt ans, et il prétendait qu’ils ne faisaient pas le quart du travail que vous abattait ce coquin de Siroco. Et puis ce n’était pas du tout le même genre de travail : Siroco aimait les roses, lui ; ces garçons-là les bêchaient, simplement.

Mary était trop jeune pour savoir ce qui l’attirait chez M. Brifaut ; cependant elle s’asseyait durant des heures sous les roses moussues, ressassant des souvenirs en compagnie d’un vieil homme et elle en rapportait une joie mélancolique l’aidant à finir toute une semaine d’études.

On la promenait aussi dans Vienne, à la musique, sur la place plantée de beaux platanes, et les officiers de son père la saluaient respectueusement ; elle devenait une demoiselle, elle répondait du haut de la tête, surtout à Jacquiat ; elle lui en voulait de l’avoir négligée un an pour son frère. Puis elle entendait les lamentations des six filles de la trésorière qui regrettaient les oublis de Dôle bien meilleurs que ceux de Vienne et dont on avait davantage pour deux sous. Au fond, elle s’ennuyait d’un ennui tranquille, sorte de mal de croissance qui tuait en elle tous ses bons instincts, la laissait à la merci de ses précoces passions de fille cruelle et ne lui ouvrait aucun des horizons de l’intelligence. Elle n’avait point le désir de s’attacher, soit à une fleur, soit à une montagne, soit à un chien, puisque l’on quitte brusquement les choses ou que brusquement les êtres vous quittent. Ses longs silences d’enfant rudoyée qui boude portaient peu à peu des fruits amers, elle s’isolait avec une volonté froide de tout ce qui est le plaisir de l’existence ; à l’état latent, c’était déjà une blasée, ayant le dédain de courir et sachant déjà que marcher fatigue.

Elle avait parfois des désespoirs fous lorsqu’elle songeait au miracle attendu vainement. Ah ! il était aimable le bon Dieu ! Qu’est-ce que cela lui aurait coûté de faire tomber un ange microscopique de son paradis, un ange pour la distraire, un Siroco très léger, toujours flottant derrière ses épaules ? Elle ne jouait plus à la poupée, elle s’intéressait aux livres de voyage illustrés où il y avait des bêtes féroces qui mangeaient des hommes. Faire des voyages, affronter des périls, tuer des éléphants, la tentait. Ou elle s’imaginait les excentricités que voulait faire Siroco le jour de la frairie du village. On partait deux dans une forêt sombre, et on plantait un parapluie n’importe où. On s’asseyait pour manger un morceau de singe cuit sous la cendre et des bâtons de sucre de pomme, puis on s’embrassait en s’appelant : ma femme, mon cher mari. On était libre comme le vent, on grimpait aux arbres pour chercher des fruits verts. Il y avait des dangers épouvantables, des ruisseaux à franchir, une lionne enragée qui jetait du feu par la gueule, des Indiens qui voulaient vous faire frire ; on tremblait la main dans la main, prêts à mourir, puis tout à coup un bosquet de roses, des ruisseaux de miel, un chat savant qui exécutait des saints cérémonieux ; on s’étendait dans l’herbe et on se jurait de ne jamais se séparer.

Généralement, à travers les contes qu’elle se faisait à elle-même, Mary mettait un petit esclave, moitié ange, moitié garçon, qui l’aimait beaucoup et supportait en son honneur une foule de tortures grotesques. Les émotions de ces voyages chimériques étaient toujours d’une violence inouïe, en raison inverse du calme glacial de ses actions réelles. Elle faisait une hécatombe de jeunes Indiens alors qu’elle festonnait paisiblement un mouchoir ou comptait des points de tapisserie.

Une fureur de bataille échauffait son cerveau sans que ses yeux purs révélassent les conflits de son imagination. Elle finissait par en souffrir à fleur de peau tellement elle s’identifiait aux personnages de son roman. Il y a plus qu’on ne croit de ces petites filles ou de ces petits garçons se racontant des histoires à eux-mêmes : les uns ont un air idiot qui désole leurs parents, les autres ont l’expression béate des studieux tout pleins de leurs leçons.

L’imagination est en germe dès l’âge le plus tendre, il n’existe pas d’enfant qui ne pense pas à autre chose qu’à ce qu’il fait. Mary avait peur, la nuit, et, comme la fille d’un colonel ne doit pas avoir peur, Tulotte soufflait la bougie dès qu’on était couché. L’habitude de ces contes qu’elle se récitait venait de cette peur nerveuse, qu’elle ne pouvait dompter qu’à force de voyages extravagants. Et la petite avait fini par s’amuser ainsi malgré les froideurs de sa physionomie : elle jouait à penser. Mystère insondable de l’être humain qui de lui-même tire des joies pouvant le ravir hors de sa prison de chair.

Alors, elle retrouvait souvent sa mère avec qui elle engageait des conversations sérieuses ; sa mère l’approuvait d’avoir aidé Célestin à mourir, il aurait fait un vilain garçon et dans le même ciel se retrouvaient également les petits chats de Dôle, Siroco, des rois, des reines, des pots de confitures vidés jusqu’au fond, des lits à colonnes torses où s’endormait un vieux chien galeux, mademoiselle Parnier de Cernogand crucifiée par des Juifs abominables, une énorme poupée qui marchait et parlait, et les hommes capables de tuer les bœufs pour les manger erraient, parmi la bizarre population, avec des carcans au cou et des glaives dans la poitrine.