Ed. Monnier (p. 105-143).
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IV


Derrière le chalet, en un sentier très étroit, cheminait la fille du colonel, toute seule, toute noire, par un frais matin de juin. On avait quitté Dôle depuis un an. Depuis un an la mère était morte, laissant le petit frère comme une ombre de son corps malade dont on ne se souvenait peut-être plus. Un nouveau caprice du ministère relançait le régiment de l’Est au Centre. On était tombé à Vienne, une jolie ville de l’Isère, toujours sans trop savoir pourquoi, mais, dans cette course éperdue à travers la France, cette station se trouvait charmante ; une adorable compensation, pleine de soleil, de l’eau bleue du Rhône et de fleurs merveilleuses.

Hors la ville, le colonel Barbe avait pu louer un chalet tout découpé légèrement, avec des galeries de bois, posé au milieu d’un jardin comme un jouet d’enfant. On appelait cet endroit de Vienne : la Vallée des roses, et l’on vivait là, le père, Tulotte, Mary, la nourrice — une franc-comtoise stupide et douce — l’enfant qui criait de l’aurore à la nuit, Estelle, moins pieuse, rééprise de ses deux ordonnances, plus un grand chien de chasse ne répondant jamais au nom de Castor.

Mary, ce jour de juin, semblait abandonnée à elle-même ; sauf le chien, un magnifique épagneul anglais, personne ne la suivait. Elle avait fini par conquérir l’indépendance, car on se souciait beaucoup plus maintenant du frère que de la sœur. Mary terminait ses devoirs très vite après son déjeuner, dégringolait l’escalier des galeries et se sauvait dans la campagne : elle sortait par une porte du jardin donnant du côté du Rhône. Le sentier serpentait entre les jardins des villas avoisinantes, tout ombragé de sureau fleuri qui répandait une odeur violente le long de sa route. Encore en deuil, elle avait une robe de cachemire noire, une guimpe de batiste, un immense chapeau de paille brune, et sous ce chapeau s’étalaient ses deux nattes luisantes comme du jais, bien plus grosses, bien plus lourdes. Sa figure s’était singulièrement attristée, sa bouche devenue plus fine avait aux coins une ciselure méchante, ses yeux bleus rapprochés l’un de l’autre gardaient une expression de mauvaise audace. Elle avait grandi, sa taille sortait un peu des hanches qu’on pouvait deviner déjà rondes. Les jambes imitaient les nattes, elles s’allongeaient, élégantes. Ce n’était pas une jolie enfant selon les règles ordinaires de la plastique, mais elle était curieuse à voir.

Au bout du sentier, Mary s’arrêta devant un trou de haie ; une planche jetée sur le fossé permettait de passer par le trou, et l’on sautait chez un horticulteur, M. Brifaut, un brave homme, espèce de philosophe qui, retiré du monde, greffait des rosiers pour en obtenir des produits miraculeux.

Son jardin, la véritable vallée des roses, s’entourait d’une triple haie de sureau formant un mur, et des treillages de fil de fer soigneusement peints en vert attrapaient les voleurs quand ils s’aventuraient. M. Brifaut ne voulait point mettre ses roses dans une prison, il avait horreur des tessons de bouteilles et il lui semblait que l’air ne jouait jamais assez librement autour de ses plantations.

Mary, une fois dans le jardin, appela Castor ; le chien, sachant qu’il lui fallait être respectueux, se coucha près du trou, attendant le bon plaisir de sa maîtresse. Presque aussitôt un garçonnet de douze ans, habillé de toile bise, à la diable, un vieux paillasson de chapeau sur la tête, vint au-devant de Mary.

— Mademoiselle, cria-t-il avec une joie qui lui sortait de ses beaux yeux, je crois que notre Émotion est sur le point de faire des siennes !…

Mary, soudain enthousiasmée, lui mit ses bras autour des épaules et l’embrassa.

— Je t’apporte des brioches, du sucre d’orge, une bille de verre bleu, oh ! tu vas rire, tiens !…

Et elle tira de ses poches les objets annoncés.

— Mon petit Siroco !… es-tu content ? demanda-t-elle en se pendant à son cou avec un frisson de chatte heureuse.

Siroco était si content qu’il fit une grimace étonnante, se bouleversant le visage comme le savent faire les clowns.

Mary éclata d’un rire fou. On aurait dit qu’en mettant les pieds dans ce jardin, tout devenait pour elle sujet de gaieté ; elle qui ne riait presque jamais riait aux éclats.

— Allons, les enfants, bougonna un vieil homme apparaissant derrière un massif, venez donc voir le fameux spectacle attendu depuis si longtemps, notre Émotion s’épanouit ce matin.

Sur les pointes, comme ayant peur de réveiller quelqu’un, les enfants le suivirent, la main dans la main, l’œil luisant de curiosité. Siroco mangeait la brioche, Mary tenait son chien par le collier.

Le père Brifaut avait bien soixante-dix ans, tout ratatiné, la barbe en broussaille, il portait une veste de laine décolorée par les averses ; son regard, très noyé, exprimait une béatitude quasi céleste, il rêvait d’on ne savait quoi en vous parlant, et haussait tout à coup les sourcils d’un air de visionnaire.

Il amena les enfants devant une corbeille de rosiers taillés en boule comme des pommes ; à droite de la corbeille, sur une boule plus petite, d’un vert jaune, ressemblant un peu à un chou bien mûr, un bouton de rose, à peine sorti de sa gaine verte, s’ouvrait dans l’atmosphère tiède.

Au centre du jardin était un petit lac d’eau pure venue du Rhône. Quatre corbeilles aux quatre coins du lac contenaient les plants les plus précieux, ceux qu’on visitait feuille à feuille tous les matins, puis, autour de la pelouse nette et drue, s’élançait la forêt des rosiers plus communs, les buissons de roses-noisette vert foncé, sans trop d’épines, étoilés de roses blanches ; l’églantier de Virginie, aux fleurs simples rose chair, montrant dans une corolle très large, peu odorante, leur pistil plein de pollen ; le rosier de Jacob, tout un arbuste à branches retombantes, orné de fleurs d’un jaune intense ; le rosier de Bengale, entièrement rose, ruisselant de fleurs légères comme des fleurs de soie ; le rosier du Salut, traînant et rampant sur des tonnelles, jetant partout des poignées de roses rouges, petites, pressées, en grappes ayant la senteur forte du girofle ; le rosier de la Chine, un arbre gros comme le bras, très droit, très haut, portant six ou sept fleurs énormes d’un jaune foncé strié de rouge ; le rosier serpent, qui s’enroule autour d’un tuteur trois ou cinq fois, toujours couvert de boutons qui avortent mais embaument ; le rosier de Provins, agreste, aux feuilles rugueuses, à la fleur mal tournée, d’un rose intense, et si parfumée qu’on la choisit pour faire le vinaigre de rose ; le rosier pompon, rempli de petites épines courtes, acérées, un peu méchantes, aux fleurs gracieuses rouge foncé ou panachées de deux nuances, blanc et carmin ; le rosier de l’Orient, couvrant des mètres de terrain d’une verdure épaisse qui sent aussi bon que sa fleur splendide rose ardent.

Enfin toute la série des roses naines, taillées en petites haies vives, près de terre, jonchant le sable de leurs pétales multicolores.

Les allées sablées de sable fin, miroitant, couraient, capricieuses, sous les bosquets et les tonnelles. Il y avait des perspectives étranges de rosiers francs, alignés comme au port d’armes, puis des lointains de forêts vierges faites de branches de roses moussues, inextricablement enlacées dans un désordre fou, un écroulement de fleurs pesantes, tombant les unes sur les autres, ivres de rosée. Des coins d’ombre délicieux s’émaillant de taches pourpres comme si le sang de toutes ces fleurs finissait par couler.

Et la maisonnette du père Brifaut, modestement coiffée de chaume, se dissimulait derrière ces splendeurs, une maisonnette basse avec une unique fenêtre dont les vitres étaient voilées de toiles d’araignées, ayant un aspect de pauvreté qui serrait le cœur.

Les enfants ne bougeaient pas, retenant leur souffle ; Mary savait combien le père Brifaut était sévère lors de ces événements-là. Siroco, l’aide-jardinier, avait la mine anxieuse d’un petit homme qui a mis du sien dans l’affaire. L’Émotion[1], une nouvelle greffe, devait donner un produit extraordinaire et elle avait coûté tant de soins, tant de bêchage, d’arrosage, d’émondage que l’on ne vivait plus depuis une semaine. Le bouton était couvert d’un sac de toile chaque nuit, afin d’éviter les visites fortuites des gros papillons nocturnes. Quand il devait pleuvoir trop fort, on posait une cloche de verre énorme sur le rosier tout entier. Siroco se chargeait des chenilles, des fourmis, des pucerons. Jamais un plant ne leur avait fourni une émotion pareille ; aussi, le matin même, le père Brifaut l’avait baptisée de ce nom, s’attendant encore à quelque catastrophe.

Les poings sur ses cuisses, un peu penché en avant, le vieil horticulteur sentait la sueur perler à ses tempes. Le corset vert qui emprisonnait le bouton, un très gros bouton, on aurait pu dire un bouton gras, car il avait des rondeurs de bébé joufflu, craquait complètement, la fleur était à défriper, dans le moment précis où les roses se déploient avec des grâces de filles heureuses, elle allait témoigner franchement de sa nuance, exhaler son parfum.

Castor s’assit sur son derrière, battant le sable de sa queue ondoyante ; il se demandait, le brave chien, ce qu’on pouvait ainsi examiner et, au lieu de regarder la rose, il regardait Mary, la tête tournée de côté, les oreilles dressées.

— Ah ! c’est drôle, elle restera blanche ! Mais non, elle est rose, rose clair, ou plutôt chair striée de carmin, et cependant, vue de haut, elle tire sur le jaune… Je m’y perds !

À vrai dire, c’était une merveille aux nuances point suffisamment indiquées, dont la robe toute en chiffon ne se distendait plus. Elle semblait née sous une impression de stupeur ingénue qui la rendait comme tremblante avec des larmes plein ses feuilles.

— Elle est bien jolie ! murmura Siroco.

— On a envie de la manger ! s’exclama Mary pâle d’admiration.

— Mes enfants, allez jouer un moment, Siroco a des vacances en l’honneur de l’Émotion… Oui ! oui ! je vais noter ce trésor et tâcher de lui créer une digne famille. Quand on songe, petits, que j’ai greffé cela sur un Bengale croisé de Chine avec un œil de la Malmaison. Hein !… quelle généalogie !…

Et le bonhomme regagna sa maisonnette où il serrait de gros manuels de jardinage dans une bibliothèque vermoulue.

M. Brifaut, médaillé à tous les concours, avait failli devenir le jardinier d’un prince de Bavière…

On lui achetait des plants de tous les coins de la France, pourtant il avait juste de quoi vivre, et lorsqu’il s’assit à sa table, il coupa un morceau de pain très dur, but un verre d’eau du Rhône, déjeunant ainsi tous les matins après ses laborieux travaux…

Il n’eût pas distrait un centime de ses revenus, son argent était à ses roses bien-aimées, il faisait pour elles des folies comme un Turc en fait pour son sérail.

Siroco, les cheveux ébouriffés, car il avait jeté son chapeau d’un geste de triomphe, se mit à cabrioler par le jardin, suivi de Mary et du chien, qui jappait dans un affolement joyeux. On se sauva vers la forêt des moussues où il y avait un banc de gazon mystérieux. Mary distribua ses sucres d’orge, Siroco se coucha près d’elle.

— Mary, dit le garçonnet qui la tutoyait quand ils étaient seuls, t’a-t-on grondée hier ?

— Oh ! oui, commença Mary rageuse, Tulotte m’a encore battue, Estelle n’a pas voulu me donner du gâteau de riz que nous avions pour dîner, papa n’est pas revenu du tout, il est resté chez madame Corcette. Maintenant, il est toujours chez elle. Moi, j’ai dû écrire beaucoup de pages ce matin, et je n’ai pas dormi une minute, mon frère est détestable. Il crie tant que je finis par croire qu’il se fendra la bouche, elle ira rejoindre ses oreilles, cette bouche, j’en serai bien contente, va ! Et puis, il n’y en a que pour lui, quand même… La nourrice invente des plats sucrés, elle tourmente Estelle pour avoir de l’eau-de-vie… C’est drôle un enfant qui boit de l’eau-de-vie, hein ?…

— C’est drôle ! répondit Siroco dont les yeux bruns, fort beaux, contemplaient la fillette avec une tendre passion.

— Ensuite, on ne veut pas m’acheter une robe neuve pour la procession. Tu sais que la musique va suivre la procession et des officiers en grande tenue. On tournera autour du tombeau de Ponce-Pilate, là-bas, près de la route du chalet. Ce sera bien amusant, mais, moi, je n’irai pas… elles y mèneront mon frère… Oh ! je n’ai pas de chance, moi !

Siroco tripotait les belles nattes de son amie d’un air convaincu. Il la plaignait, cette petite d’un colonel que l’on rudoyait et qui s’échappait à la manière d’une sauvage pour vagabonder dans les fleurs avec lui.

Ils avaient fait connaissance à l’occasion d’un bouquet que M. Barbe était venu acheter pour madame Corcette. D’abord, Siroco, pieds nus selon son habitude, s’était senti bien humilié devant le pantalon garance et les éperons dorés du colonel. Mais la petite fille silencieuse, de mine chagrine qui se tenait en arrière, au rang de Castor, l’avait intéressé tout de suite. Après deux tours dans le jardin des roses, ils s’étaient compris ; elle avait fraternisé en souveraine qui sait que l’on peut remettre à sa place un aide-jardinier, tandis que l’on est tyrannisé par une bonne quand on est en visite chez des amis de son rang. Elle allait le rejoindre dès qu’elle prévoyait un orage au chalet, et comme le bonhomme Brifaut était le meilleur des êtres, Tulotte tolérait ces fugues, heureuse d’être débarrassée de son élève.

Siroco croquait les sucres d’orge :

— Ton frère… je voudrais lui tordre le cou, voilà mon idée !

— Il a tué maman ! affirma la petite dont les prunelles lancèrent une flamme singulière.

— Petit cochon de frère ! accentua Siroco, le poing tendu.

Mary se mit à pleurer :

— Du temps où j’avais ma maman, on m’apprenait le piano, je portais des robes blanches garnies de rubans, j’avais des chats, des joujoux, des bonbons… et papa n’était pas si maussade. Maintenant, on enlève la lumière de ma chambre, j’ai peur la nuit, ma chambre est toute triste, sans rideaux de soie, mon petit frère casse mes poupées, je n’en ai plus et si je rapporte, Estelle me bat.

— Pourquoi ne le dis-tu pas à ton père ? Un colonel a un fusil et la salle de police, tiens !

— Je lui ai dit une fois, il a grondé tout le monde et alors, le lendemain, Tulotte m’a fait fouetter parce que je rapportais contre elle !

— Il fallait rapporter encore !

— J’ai pas osé… puis, papa ne veut plus me croire… Il est chez madame Corcette ; il a bien autre chose à faire, vois-tu… J’ai entendu dire à Estelle, un jour, que cette dame c’était comme qui dirait ma nouvelle maman sans être ma nouvelle maman, car elle ne veut plus s’amuser avec moi, elle appelle toujours papa au salon.

Siroco se grattait le front.

— Et il lui achète des bouquets… Dis donc, Mary, ça se pourrait qu’il fût amoureux d’elle.

Des feuilles de roses tombant de la voûte s’éparpillèrent sur les deux enfants, ils levèrent les yeux, souriant ; c’était une fleur qui se fanait ; elles tombaient ainsi toutes les unes après les autres sur le gazon, formant des couches odorantes que l’on balayait quand on avait le temps.

— Amoureux ?… répéta machinalement la petite, entendant ce mot pour la première fois.

Siroco, élevé dans la banlieue de Vienne, savait des tas de choses ; il était d’ailleurs né de cet amour dont il parlait si librement, on l’avait trouvé sur le bord du Rhône, un jour de grand vent, et il ne se connaissait ni père ni mère.

Mary hochait la tête.

— Il faudrait t’expliquer, petit bêta ! fit-elle d’un ton doctoral.

— Attends ! des amoureux, c’est un garçon et une fille qui se causent, ils se font des cadeaux de fleurs, ils s’embrassent et ma foi…

Siroco s’arrêta, le nez levé.

— Est-ce que ça va pleuvoir ? Ohé ! les moussues, le patron ne sera pas content, il faut fleurir et ne pas se laisser tomber comme ça !

— Ensuite ? interrogea Mary avec vivacité.

Siroco la regarda de travers.

— Ensuite, rien !

— Papa donne des bouquets à madame Corcette, mais ils ne s’embrassent pas… D’ailleurs papa n’est pas un garçon, c’est un colonel et madame Corcette, c’est une dame. Tu auras vu des amoureux dans les villages, mon pauvre Siroco, il n’y en a pas dans les salons…

— Tu crois ? dit Siroco étonné de la profonde logique de Mary.

Tout à coup, Siroco, qui était la vivacité même, et qui avait des instincts de câlinerie fort bizarres, glissa une poignée de roses dans la guimpe de la fillette.

— Tiens ! dit-il riant de bon cœur, je te fais un cadeau, je suis un garçon, tu es une fille… nous sommes deux amoureux !… ce n’est pas malin d’arranger ces histoires-là !

Mary ajouta : « Embrassons-nous ! »

Ils s’embrassèrent avec des rires très doux, tandis que Castor, pris de langueur sur son lit de fleurs fanées, s’allongeait avec des bâillements nerveux.

— Je te donne la bille de verre bleu pour la poignée de feuilles, et si tu veux je t’apporterai des images demain.

— Non, c’est les garçons qui font les cadeaux, je t’assure… Je chercherai un nid, tu sais que les ronces par-là sont pleines de nids vides, et les bouvreuils ne manquent pas cette année.

— Alors… qu’est-ce que je pourrais te faire en échange ?

Siroco la renversa sur l’herbe et eut l’idée de secouer les arbustes. Toutes les fleurs ouvertes tombèrent, ce fut une pluie. Une odeur suffocante se dégageait de ces milliers de pétales et grisait leurs cerveaux d’enfants, les dilatant d’une manière surprenante, ils avaient la sensation de grandes personnes qui ont bu des liqueurs fortes.

— Siroco ! s’écria brusquement Mary se roulant comme une couleuvre sur la jonchée, si je te demandais un beau cadeau… un cadeau tout à fait d’amoureux… voudrais-tu ?

— Ça dépend, si c’est possible, je veux bien… Si ce n’est pas possible, tu ne pleureras pas, dis ?

— Eh bien !… je voudrais la rose qu’a fabriquée ton patron, celle de la corbeille, voilà !

Siroco étouffa un cri de stupeur, joignant les mains.

— L’Émotion ?… Tu veux que je coupe la dernière greffe de M. Brifaut ? Tu es folle, Mary !… Il me tuerait !

— Elle n’est point si belle, sa rose, à ton patron, une pauvre petite rose chiffonnée, ni blanche ni jaune… Et puis je la lui payerais, tiens ! j’ai des sous dans ma poche.

— Mary, tu es une sotte, déclara nettement le petit jardinier ; car, devant une telle proposition, il oubliait qu’elle était la fille du colonel.

— Tu es un impoli ! répéta Mary furieuse.

— Écoute, je te donnerai un empereur du Maroc, une grosse rouge, il y en a quatre de celles-là… il ne verra pas la place, ou je dirai que le limaçon l’a mangée.

— Non, je veux l’autre ! se récria Mary, s’entêtant de plus en plus, devenue femme et arrogante, dans son désir de faire commettre une sottise au petit homme qu’elle tyrannisait.

— Mary, tu n’es pas raisonnable… M. Brifaut me chasserait et je gagne mon pain ici, je ne suis pas une jolie demoiselle, je n’ai pas de papa colonel d’un beau régiment… Ce n’est guère gentil de me tirer la langue.

Mary lui tirait la langue et se mutinait affreusement, ravageant les fleurs, mordant ses poings, tapant sur son chien.

— Je veux la rose… je la veux… ou tu n’es plus mon amoureux, ou je ne reviens jamais.

Siroco tenait de cette enfant des riches les premières caresses qu’il eût reçues depuis qu’il était au monde ; il l’adorait, et il souffrait de la voir aussi méchante.

Il la saisit en se garant de ses coups de griffes.

— Ma petite femme, soupirait-il, le cœur très gros, je t’en prie, ne te fâche plus… C’est comme si tu demandais la lune, encore que ce sacré rosier n’a pas d’autres boutons, non, vois-tu, je ne le peux pas.

Il reçut un de ses ongles dans les yeux. Alors, désespéré, il la fouetta tout doucement avec une branche, n’osant pas frapper trop fort.

Mary s’empara de la branche et la lui arracha. Des épines lui étant entrées dans les doigts, il se mit peu à peu en colère, bientôt ; ils se prirent aux cheveux, se roulant, se mordant, s’égratignant.

Castor, furieux de voir bousculer sa jeune maîtresse, se jeta sur le tas, déchirant les habits du jardinier, au hasard de la gueule.

Mary ne criait pas, elle tapait, le poing fermé, serrant sa bouche mince, le regard luisant de fureur.

Siroco claquait, disant des choses horribles, apprises entre gamins.

— Tiens ! petite peste ! Tiens ! petite saleté ! Tiens ! coureuse ! vaurienne ! diablesse !…

Tout d’un coup, il se releva, la saisit par ses longs cheveux noirs et se mit à la traîner sous le bosquet des Moussues. La violence de la douleur fit perdre connaissance à Mary, lorsque Siroco, fier de sa victoire, s’arrêta et se retourna, elle ne donnait plus signe de vie.

— Mon Dieu ! songea le jeune jardinier, épouvanté de cette complète immobilité, elle est morte !

Il l’enleva dans ses bras, très robustes, en l’appelant.

La tête de la fillette retomba inerte, toute pâle.

— Pour sûr, elle est morte… je l’ai tuée !… se disait Siroco, en proie au plus vif désespoir.

Il revint sur leur lit de roses, la coucha bien doucement et s’agenouilla, les larmes aux yeux, devant ce joli corps roidi. Comme les baisers n’y faisaient rien, il alla tremper son mouchoir dans l’eau du lac. Mary éternua sous les aspersions, elle ouvrit les paupières.

— J’ai mal derrière la tête, dit-elle de son ton rageur.

Siroco, plein de joie, lui répondit :

— Quelle peur tu m’as faite ! Oh ! Mary, pardonne-moi, je ne recommencerai jamais, je suis un méchant.

— Où est la rose ? demanda-t-elle repoussant ses belles protestations avec un geste de princesse.

Siroco courba le front ; il était écrit au livre du destin, que Siroco ferait des bêtises ce jour-là. Il se dirigea de nouveau, toujours le front baissé, vers le lac. Il regarda de tous les côtés. Son patron, plongé dans ses Manuels du bon jardinier, n’était même pas ressorti de sa maisonnette. L’Émotion resplendissait au soleil, conservant ses adorables nuances indécises, superbement délicate, un peu penchée sur sa tige, ayant son air inquiet de fille rougissante. Siroco avança le bras, une fois, deux fois, puis la cueillit, les yeux fermés ; un frisson lui parcourant tout l’être.

Après il se sauva comme un vrai voleur.

— Tiens ! fit-il désespéré… je n’ai plus qu’à me jeter dans le Rhône, car mon patron me chassera.

— Je t’aime bien ! murmura la petite panthère souriante et domptée, lui passant ses bras autour du cou, mais, console-toi, nous la rattacherons !

— À cette idée de rattacher une fleur, Siroco ne put s’empêcher de rire. Ils s’assirent, calmés, s’essuyant leurs yeux. Mary ne se lassait pas de respirer la rose qui avait réellement une odeur étrange. Soudain, elle y mit les dents et, dans un raffinement de plaisir, elle la mangea.

— Si les moutons… commença Siroco.

— Tais-toi, interrompit-elle, puisque tu ne pouvais pas la rattacher !… oh ! tu as été gentil… je te pardonne… je reviendrai… m’aimes-tu toujours ?

Elle se frottait à lui, heureuse, énervée, la peau chatouillée d’une sensation exquise, se renversant dans ses bras, appelant ses lutineries de petit homme précoce. Siroco s’imaginait qu’il jouait à la poupée et, en toute innocence d’ailleurs, il allait un peu loin.

Ils finirent par s’endormir dans l’ombre asphyxiante des rosiers moussus, enlacés d’une étreinte folle.

M. Brifaut, ayant consigné sur son registre le produit de sa nouvelle greffe et entendant sonner trois heures, se leva pour donner des ordres à Siroco, mais il fit d’abord le tour de ses corbeilles. L’empereur du Maroc, en robe de pourpre presque violette, avait une feuille sèche qu’il ôta ; la rose verte, toute petite, assez laide et se détachant à peine de son feuillage, vraiment verdâtre, lavée de couleur chair[2], demandait de l’humidité ; une gloire de Dijon, énorme, lie de vin, avec un aspect de bourgeoise habillée pour le dimanche, était couverte de fleurs fanées ; une cent-feuilles, monstrueuse, qu’on avait obtenue aussi grosse qu’une tête d’enfant, se penchait, malade. Le vieillard s’empressa autour de ses bien-aimées, bougonnant contre la paresse de Siroco.

— Pourvu, pensa-t-il, que le soleil n’ait pas terni notre Émotion !

Il arriva près du rosier, le cœur palpitant, l’œil attendri, puis brusquement il s’arrêta court. Il voyait bien le rosier rondelet, vert comme un chou, mais… Ah çà ! est-ce qu’il rêvait !… Non, ce n’était pas possible ! L’Émotion cueillie ! l’Émotion disparue. Ses bras tombèrent. Allons donc !… Un vertige sans doute, une autre émotion ! Il se frotta les yeux du revers de sa main tremblante et il ne put douter davantage… l’Émotion avait été cueillie.

— Siroco ! hurla-t-il, se redressant terrible dans une superbe colère, car il pensait que Siroco aurait des nouvelles du voleur ; Siroco !…

Les enfants se réveillèrent et bondirent sur leurs pieds. Le vieux jardinier criait comme un sourd.

— N’y va pas ! supplia Mary se roidissant effrayée.

— Il faut bien ! bégaya Siroco tremblant de tous ses membres.

Ils arrivèrent, l’un tirant l’autre, désolés maintenant d’avoir commis ce crime.

— Quelqu’un est entré dans le jardin ? demanda le bonhomme frémissant d’indignation et n’osant les supposer coupables.

— Monsieur, je vais vous dire, balbutia Siroco cherchant vainement une fable, je crois que tout à l’heure Castor, le chien de Mademoiselle, a…

— Castor !… ce chien… il a cueilli une fleur… ah ! mon gaillard, il y ta de a faute, paraît-il, puisque tu es sens dessus dessous, et que tu as les oreilles rouges… Expliquons-nous, voici un gourdin !…

Il ramassa un piquet, le mit en mouvement pendant que le malheureux Siroco demeurait pétrifié.

Mary se plaça soudain devant son ami.

— Monsieur Brifaut, dit-elle d’une voix ferme, les yeux fixes, c’est moi qui ai pris la rose…

— Pris la rose… et pourquoi faire, Mademoiselle… Mad… e… moi… selle… Ma… ry ?… dit le vieillard dont les paroles n’étaient plus distinctes.

— Pour la manger ! répondit tranquillement la petite.

M. Brifaut se tourna du côté de son complice.

— C’est vrai, murmura celui-ci avec un triste sourire de reconnaissance à l’adresse de son tyran : elle l’a mangée !

Le vieux jardinier, pareil à l’ange exterminateur, levant son gourdin comme une épée flamboyante, désigna la grille du jardin à Mary. Celle-ci, très digne, se retira, contente après tout d’avoir fait courageusement son devoir.

— La petite misérable ! balbutia M. Brifaut, et une grosse larme tomba sur sa barbe grise. La petite misérable !… Oh ! les enfants, les idiots, les crétins, les lâches… Ça mange en une seconde des roses qui m’ont coûté à moi, un vieil homme près de mourir, deux ans de création ! La petite misérable !…

Siroco s’était emparé d’un arrosoir.

— Monsieur, ne vous tournez pas le sang et battez-moi si ça peut vous consoler ! dit-il humblement.

Le vieux jardinier haussa les épaules. Il revint d’un pas traînant vers sa maisonnette, comme assommé.

À partir de ce jour de juin, Mary, chassée du paradis des roses, ne sut plus que faire de ses récréations. Elle n’avait plus de prétexte pour fuir son petit frère qu’elle haïssait, on ne voulait pas la promener en dehors du jardin de leur chalet et on lui défendait d’aller du côté du fleuve. Elle s’asseyait sur la galerie, ne disant rien, sans cesse tourmentée par Tulotte, qui était devenue insupportable.

On lui préférait son frère et grossièrement on le lui faisait sentir. Si Estelle était moins pieuse que chez la dernière des de Cernogand, la propriétaire de Dôle, en revanche elle poursuivait toujours Mary de son ancienne rancune de dévote. Quand le petit Célestin criait, c’était Mary qui avait tort. Ce nourrisson faible et mal venu remplissait toute la maison de clameurs aiguës comme celles d’une perruche. On avait les nerfs irrités, le tympan meurtri, on avait besoin d’une querelle pour se détendre et on la cherchait à Mary.

— Quel malheur ! répétaient les bonnes, d’être embarrassé de cette fille-là, quand ce garçon nous suffirait bien !

Le pire était que le colonel, ayant désiré un garçon de tout temps, se demandait quelquefois ce que signifiait la présence de cette fille, alors que le second poupard aurait dû naître le premier, mieux portant, plus vigoureux. Sans réfléchir qu’il lui avait coûté l’existence de sa femme, il lui trouvait une raison d’être, tandis que la fille lui semblait un objet inutile, représentant un avenir incertain.

Le colonel Barbe avait, du reste, une autre préoccupation affectueuse. Après les mois de deuil sérieux étaient venus les mois de liberté ; la maison, remise sur un bon pied par la cousine Tulotte, s’était affranchie de ses habitudes maladives ; on avait fabriqué des plats plus fortement épicés, ajouté une bouteille de bordeaux au verre d’eau rougie ; Tulotte aimait la bonne chair, elle se privait du vivant de madame Barbe et désirait se rattraper tout son saoul. Estelle eut la permission de rire aux éclats dès qu’on lui passa sa livrée de demi-deuil, les ordonnances réintégrèrent la cuisine, mettant la note chaude de leurs pantalons garance dans les fumées du pot-au-feu.

Antoine-Célestin Barbe avait acheté, en s’en allant de Dôle, une partie du mobilier fantastique ; mademoiselle Parnier lui avait cédé, sans trop de répugnance, toutes ces choses sentant la mort, et, par dessus le marché, profanes, pour une somme relativement minime. Dès le déménagement opéré, Tulotte fit emplette d’une drogue étonnante, passa à la teinture les soieries bleu pâle et remeubla la chambre de son frère en un grenat violent sous lequel les tendresses des nuances nuptiales avaient à jamais disparu. Le colonel, qui n’aimait pas les souvenirs douloureux, fut content. Madame Corcette venait de temps en temps pour consoler sa fille adoptive, elle causait avec le père quand les loisirs du service lui permettaient de rester chez lui. Ce fut ainsi que les punitions continuelles du capitaine Corcette s’adoucirent, et que, d’un commun accord, on éloigna Mary, pour laquelle la jeune femme était d’abord une nouvelle mère !

Mary, abandonnée par sa grande amie, se réfugia dans un mutisme farouche, elle ne lui disait même plus bonsoir, indignée de ces brusques revirements des personnes raisonnables.

Mary demeura au chalet quinze jours prisonnière après la scène effroyable de M. Brifaut, elle errait comme une âme en peine le long des galeries de bois, regardant, le matin, les bonds de Castor parmi les poules de leur basse-cour et songeant, au crépuscule, que le son des retraites militaires est une chose bien triste lorsqu’une petite fille écoute les échos des montagnes sans sa mère pour les lui expliquer.

Elle essaya de se distraire dans les lectures monotones de ses leçons, de descendre au jardin avec des livres comme le faisait souvent Tulotte qui lisait des romans traduits de l’anglais ; seulement son roman à elle était sa grammaire ou son histoire de France et ces récits dépourvus d’imagination la faisaient pleurer d’ennui. Une fois elle eut un ver à soie que lui donna un ouvrier magnan, — il y avait des foules de magnaneries autour du chalet, — elle éleva son ver dans un cornet de papier, il fit un cocon, puis devint papillon ; elle pensa qu’on pouvait apprivoiser ces sortes de bêtes, mais Estelle le piqua d’une épingle contre le mur de sa chambre, lui disant que cela « pondait des mites » sur les étoffes de laine.

Et son petit frère criait toujours, promené par la franc-comtoise ahurie qui chantonnait une invariable chanson de son pays. Impossible de dormir, impossible de penser. Célestin avait des coliques, des convulsions, et le caractère des souffreteux, gens intraitables dès leur berceau. La priorité de son sexe s’affirmait dans ses cris étourdissants ; les trois femmes de la maison s’inclinaient devant cette rage inépuisable, l’une apportait un hochet, celle-ci du sucre, celle-là son sein. Il souillait abominablement ses langes et on lui disait qu’il était beau, qu’il ressemblait aux fleurs.

Ce paquet de chair faisait les délices de ces créatures brutales ; c’était leur sensualité de tous les instants, elles l’embrassaient avec des bruits de lèvres goulues ; bien que l’intelligence ne fût pas encore née dans cet avorton de garçon, elles lui prêtaient des idées merveilleuses, il avait toute sa connaissance, il leur parlait, il montrait le poing à Tulotte, griffait Estelle, souriait à la nourrice. Les deux ordonnances s’en mêlaient, se le passant de main en main et l’appelant « mon colonel » avec des respects attendris.

Alors Mary, saisie de colères blanches, se demandait si elle ne ferait pas mieux de porter cet animal, plus stupide qu’un chat nouveau-né, à la rivière pour avoir enfin la paix. On le mena à la procession comme elle l’avait annoncé à son cher Siroco ; elle dut rester seule pendant que la nourrice accompagnait ce braillard vêtu d’une robe brodée, couverte de rubans.

Ce dimanche-là Mary, n’y tenant plus, sortit par la petite porte du jardin, elle courut jusqu’au trou des sureaux et appela très doucement son ami. Siroco, en train de faire sa lessive dans le lac de la vallée des roses, avait plongé successivement sa chemise, son pantalon et sa personne. Le père Brifaut était en ville, lui, gardait les plantations, profitant de son dimanche pour nettoyer ses loques. Il entendit derrière la haie un bruit de pas très légers, un bruit qu’il connaissait bien, son cœur battit à se rompre.

— Mademoiselle Mary ! cria-t-il du fond de son bain. Entrez, n’ayez pas peur, Croquemitaine est parti !

Mary sauta le fossé, passa les sureaux et accourut suivie de Castor.

— Ah ! mon Dieu ! cria-t-elle, tu es tombé dans l’eau ?

La tête ébouriffée de Siroco émergeait seule, ruisselante.

— Oh ! que non pas, made… Mary, fit-il tout ému de la revoir, je fais ma toilette, le temps permet ça ! Tournez-moi vite le dos que je puisse m’habiller ; nous allons nous amuser. Je pensais que vous… que tu ne voulais plus revenir !

Mary se tourna, obéissante, les yeux fermés, se demandant pourquoi ce mystère : c’était donc très sale, un garçon ?

Quand il eut fini, il la prit dans ses bras et la couvrit de caresses. Certes, il n’aurait pas été la chercher au chalet, il avait même essayé de n’y plus penser, mais puisqu’elle était revenue… oh !… il se sentait tout fier !

— Tu m’aimes bien ? répétait Mary, qui conservait au fond de ses pensées farouches comme une soif inextinguible d’être très aimée.

— Oui ! oui… pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt ?

— Je ne pouvais pas !… on me surveillait, et puis j’avais peur de ton maître.

M. Brifaut ! il est parti pour la procession, lui aussi… D’ailleurs, on peut s’arranger maintenant, car il y a un second bouton ! je l’ai tant soignée, cette chienne de greffe ! Il n’est pas méchant, M. Brifaut, va !

Ils s’assirent au bord du petit lac. Siroco, armé d’une énorme aiguille, d’un vieux dé percé, se mit en devoir de raccommoder sa veste de toile bise.

— Donne donc ! s’écria Mary, et elle s’empara de la veste, bien qu’elle ne sût pas mieux coudre que lui.

Il se penchait vers elle, lui indiquant les endroits les plus détériorés.

— Tu es gentille, mon amoureuse ! dit-il tout d’un coup en l’embrassant sur l’oreille.

Elle eut un rire plein d’une coquetterie de femme.

— Oh ! je le fais pour toi… chez nous, je ne veux pas apprendre à broder. On me donne des pénitences, mais je ne veux pas davantage !

— Petite désobéissante !

— Je n’ai pas besoin de rien savoir, mon frère saura tout pour moi.

— Il pleure toujours, ce monsieur ? interrogea Siroco, s’allongeant sur les genoux de son ouvrière.

— Ça devient une chanson, mais faut s’y habituer… jusqu’au moment où je l’étranglerai, répondit-elle, le regard bizarrement assombri.

— Tais-toi donc, pauvrette ! Étrangler quelqu’un, est-ce que c’est possible ?…

— Tu me disais qu’il fallait le faire, là-bas, sous les roses, est-ce que tu l’as oublié ? demanda Mary avec vivacité.

— J’ai dit ça, moi !… Oh ! la bonne histoire !… On dit tant de choses !… C’est ton frère !… il fait ses dents, vois-tu, et quand ça lui passera, il deviendra gentil… comme toi !… ce sera ton petit Siroco numéro deux !…

— Jamais ! je ne l’aimerai jamais !… Il a tué maman. Écoute, Siroco, s’il était mort et que je te prenne pour frère, voudrais-tu ?

— Tiens, je crois que je voudrais… être le frère d’une demoiselle et faire des parties ensemble toute la journée.

— Alors, tu vois bien… il faut que je l’étrangle. Papa sera d’abord ennuyé, puis il fera comme pour maman, il se consolera, et je lui dirai qu’il te prenne avec nous… Tu n’as ni père ni mère, toi ! tu es tout venu, tu n’as tué personne en naissant, tu es bon, les yeux sont noirs… Oh ! ce sera du plaisir plein la maison… Nous jouerons, nous écrirons, nous mangerons et tu ne pleureras pas, tu m’empêcheras de pleurer.

Le jeune garçon devint triste.

— Petite folle de Mary ! Ça ne se peut pas, non, et quand je pense que si le régiment change, tu quitteras le chalet, je ne te verrai plus.

— Ne dis pas ça, cria Mary, lâchant son aiguille pour se jeter dans ses bras, je te le défends… nous ne devons pas nous quitter… Des amoureux, est-ce que ça doit se quitter ?

— Ça s’est vu ! murmura Siroco ; puis il la repoussa doucement.

— Prends garde, Mary, je suis encore tout mouillé.

En effet, il avait remis sa chemise et son pantalon au sortir de l’eau ; ses habits n’étaient pas secs du tout.

— Tu as froid ? dit-elle inquiète en l’épongeant de son mouchoir.

— Non, en juillet, il ne fait pas froid.

Elle voulut lui faire sortir au moins sa chemise pour aller l’étendre sur un buisson de roses.

Il s’impatienta.

— Un jour, à l’école des frères, où je suis resté deux ans, fit-il, j’ai renversé une cruche le long de mon pantalon ; on était en hiver, je n’ai rien dit, et il ne m’est rien arrivé… Je suis un homme, les hommes ne s’enrhument pas !

La vérité était qu’il ne voulait plus se déshabiller devant elle. Il était pris d’une subite pudeur, parce qu’elle n’avait aucune idée de ce qu’il ne fallait pas faire, cette petite demoiselle trop bien élevée. Il lui raconta d’autres histoires fabuleuses : il était tombé dans un puits en tirant de l’eau pour une femme qui le nourrissait, il avait nagé dans le Rhône sous la glace, et jamais un rhume, non, pas ça d’éternuement.

Alors, gracieuse, elle présentait ses deux mains au soleil pour les glisser ensuite dans sa poitrine humide.

— Finis donc, ou je tape ! dit-il avec un mouvement d’humeur. Ils demeurèrent un instant silencieux, elle, cousant, les yeux baissés, lui, suivant ses doigts pointus qui arrangeaient les étoffes et regrettant peut-être, sans s’en douter, les chatouillements de ses petits ongles sur sa peau.

— Veux-tu que nous fassions un grand voyage ? lui demanda-t-il quand son travail fut terminé.

— Oh ! oui ! Allons-nous-en !

— Eh bien ! il y a fête au hameau de Sainte-Colombe, de l’autre côté de Vienne, il faut passer le Rhône et on s’amuse joliment !

— Mais !…

— Ton papa ne saura rien, puisque les bonnes sont à la procession et ta tante Tulotte lit ses livres sur la galerie. Elle croira que tu es ici, voilà tout…

— Nous irons !… Siroco. Pourvu que tu ne me laisses pas en route… je marcherai.

— J’ai quarante-six sous d’économie dans le coin de mon traversin, et toi ?

— Moi, j’ai vingt sous dans ma poche, j’irai chercher ma tirelire, si tu veux, car moi je ne dépense jamais mes sous.

— Non… ça suffit… nous sommes assez riches. Allons !

Chacun, ils cueillirent une rose. Siroco la mit à la boutonnière de sa veste. Mary l’attacha à son chapeau de paille brune et ils quittèrent le jardin d’un air délibéré.

Ils prirent le chemin de halage, le long du fleuve, pour gagner le bac qui passait les gens de Vienne à Sainte-Colombe, moyennant trois sous par personne. Quand on eut perdu de vue le chalet, Mary devint très brave, elle siffla son chien, jeta des bâtons dans l’eau, et Castor alla les chercher pour revenir ensuite se secouer sur la robe de sa maîtresse. Ils étaient faits comme de petits voleurs tous les trois : Mary avait un vieux jupon de soie noire que Tulotte lui mettait quand elle partait en récréation, car on ne savait jamais si elle ne grimperait pas aux arbres, des bottines de coutil blanc devenues grises de poussière ; Siroco, les cheveux broussailleux, était encore tout mouillé ; Castor, les poils crottés, ne représentait plus un épagneul d’une race quelconque ; mais tous les trois, sous ces misères, conservaient la peau rose et parfumée de bonne santé.

Au bac, le passeur les regarda de travers.

— Vous savez que c’est six sous et que je ne veux pas le chien ? leur dit-il.

— Voilà vos six sous ! riposta Siroco sentant toute son importance de chef de famille.

Ils s’installèrent à l’arrière, tandis que Castor se jetait bravement à l’eau. Dans le courant, le chien faillit sombrer, mais Siroco lui tint la queue, ce qui l’aida beaucoup. Tous trois abordèrent à Sainte-Colombe sains et saufs.

— Hein ! dit le gamin respirant librement, nous sommes nos maîtres, à présent. J’ai eu là une fameuse idée, ma petite femme !

— Oh ! que oui !… balbutia Mary se cramponnant à lui comme à son sauveur.

Ils firent le tour de la foire. Sainte-Colombe est un joli village, ombragé par des mûriers énormes. Il y avait des baraques de saltimbanques sous ces mûriers, un bal champêtre, des tonnelles pavoisées, des tirs aux pigeons. Mary demeurait bouche béante. Elle eut l’envie irrésistible d’entrer dans la baraque de la femme géante, cela leur coula cinquante centimes, mais Siroco n’y regardait pas, lui !

— Tu sais qu’elle est en coton ! dit-il pourtant quand ils furent sortis.

Et comme ils avaient très soif, ils demandèrent, sous une tonnelle, une tasse de lait pour Madame, un verre de vin pour Monsieur. Castor s’offrit gratis une croûte qui traînait.

Ils tirèrent aussi des macarons pour compléter leur collation.

Ils se reposaient depuis un quart d’heure des émotions de la fête, lorsque Mary tressaillit, elle se retourna du côté de la tonnelle voisine.

— Entends donc, Siroco, chuchota-t-elle.

— Quoi ?

C’était la voix de madame Corcette qui criait à tue-tête :

« Mon colonel !… je vous dis que c’est l’enfant… Il est bien facile à reconnaître, la nounou a des rubans bleus, et il crie, selon son habitude, ce polichinelle !… Quel sacré gosier !

— Papa !… bégaya Mary pâle comme une morte.

— N’aie pas peur… tais-toi !… souffla Siroco, qui la saisit à bras de corps, craignant de la voir tomber.

— Nous sommes perdus !

— Mais non… si le chien se tient tranquille, ton papa ne saura rien ; les verdures sont trop épaisses… nous décamperons dès qu’il sera parti.

Une tempête d’éclats de rire s’éleva dans la grande tonnelle, on vit çà et là reluire des uniformes de hussards.

Il y avait Jacquiat, Corcette, de Courtoisier, tous venus dans le break du colonel à la frairie de Sainte-Colombe, histoire de s’encanailler un peu, et on reconnaissait de loin, parmi les paysans endimanchés, les rubans bleus de la nourrice qui portait le petit Célestin couvert de dentelles.

— Mais oui, reprit la voix du colonel Barbe, c’est bien mon fils qui se promène ! Cette nourrice est folle, sous prétexte de procession elle me le perdra dans la cohue !

Cependant le père était tout attendri par la subite rencontre de l’héritier présomptif. Madame Corcette, en toilette superbe, s’élança comme un tourbillon du côté de la nourrice. Bientôt Estelle et les ordonnances arrivèrent aussi, un peu honteux de leur fugue.

— C’est bon ! c’est bon ! grommela le colonel, on s’amuse sans demander la permission, on court les foires avec des demoiselles, et le gamin prendra une maladie. Parbleu !… vous êtes des chenapan.

Seulement il tordait sa moustache, très gêné que ses domestiques le vissent avec la femme de son capitaine dans un laisser-aller de pékin qui fait la noce.

— Voyons, toi, fais-lui des risettes, dit madame Corcette, enlevant le bébé des bras de la nourrice.

Et tous les officiers l’entourèrent, sachant que c’était là le point faible de Daniel Barbe.

On finit par offrir une galette à la franc-comtoise, on lui glissa des pièces blanches, le colonel sentant un besoin d’indulgence pour lui-même, car il menait une vie de jeune homme depuis quelque temps, lui pardonna, tout en lui recommandant de mettre l’ombrelle sur la tête de Célestin.

— Et nous, Messieurs, je propose d’aller visiter la ménagerie, fit madame Corcette, très fière de traîner un régiment à sa jupe en la personne de son chef… Ils sortirent de la tonnelle où ils laissèrent des morceaux de galettes avec des verres de chartreuse.

Mary se serrait contre Siroco, et celui-ci, moins rassuré, tenait Castor par son collier. Ils faisaient une piètre mine, tout poudreux qu’ils étaient, semblables à des vagabonds de la foire qui vont, après leur maigre repas, endosser le maillot de l’équilibriste ou la blouse bariolée du paillasse. Mary tremblait d’une colère qu’elle n’osait avouer.

— Toujours mon frère ! dit-elle les dents grinçantes. Ah ! si c’était moi qu’on eût trouvée ici, tu aurais vu quelle semonce… Cette madame Corcette qui m’amusait autrefois… elle s’amuse avec papa, aujourd’hui. Tiens ! je voudrais sortir pour leur dire un mot…

— Reste tranquille, souffla Siroco désespéré, tu serais punie, et moi on me ramasserait d’une belle façon… La paix, Castor, ajouta-t-il en envoyant une bourrade au chien qui voulait s’élancer vers son maître.

Le colonel passa enfin suivi des officiers, riant entre eux de la rencontre du petit au moment où on pensait aux fredaines. Jacquiat, si empressé jadis, n’eut même pas une parole de regret concernant Mary.

— Je vous déteste ! cria la petite fille, tendant le poing derrière l’épaisse verdure de la tonnelle.

— Du calme ! dit Siroco, et le vin pur ayant agi sur ses nerfs, à lui aussi, il la pinça vigoureusement.

Mary éclata en larmes.

— Que je suis malheureuse !… oui… je l’étranglerai.

— Qui ?… moi ? demanda Siroco, très rouge.

— Oh ! non… pas toi, Célestin, mais Jacquiat, madame Corcette, la nourrice… papa… tous, tous…

— Faudra z’élargir la porte du cimetière, avant ! conclut Siroco en haussant les épaules.

Et pour que rien ne se perdit, il alla récolter les galettes abandonnées.

Mary n’en voulut pas, par une secrète dignité que Siroco ne comprit guère ; quant à Castor, délivré, il monta sur leur table et dévora les restes sans aucun scrupule.

À la nuit tombante, ils gagnèrent le chemin de halage, déjà morts de fatigue. Toutes ces émotions les avaient un peu désunis ; Mary boudait, Siroco sifflotait, Castor marchait la queue basse.

— Devine à quoi je pense ? demanda le jeune garçon s’arrêtant brusquement.

— Je ne peux pas, j’ai du chagrin ! soupira Mary, fatiguée et cherchant de l’œil un coin pour se reposer.

— Eh bien !… si nous ne rentrions pas ! j’ai encore dix sous. Nous fabriquerions une hutte dans les bois, nous attraperions des oiseaux et nous irions les vendre à la ville. Personne ne nous embêterait, va !… Je vois bien que tu ne pèses pas beaucoup chez toi, moi je suis mon maître depuis que je suis né… Ça te va-t-il ?

— Tu ne m’aimes plus ! murmura-t-elle en faisant la moue.

— Oh ! parce que je t’ai pincée ! la belle affaire !

Il la prit dans ses bras, la porta sur le talus de la route, aux pieds d’un groupe de peupliers immenses.

Ils se blottirent tout petits et tout légers, comme des passereaux, sous une roche enguirlandée de lierre qui se trouvait là.

— Mary, je te demande pardon ! dit le garçonnet, la câlinant et lui tirant ses longues tresses de cheveux.

Elle se mit à sourire.

— Ne recommence pas, Siroco…

Devant eux roulaient en fureur les eaux du Rhône. Sur l’autre rive, la ville s’estompait dans l’ombre ; il faisait chaud, de plus en plus chaud, et on aurait dit que le soleil de la journée avait fait bouillir le paysage ; une vapeur s’échappait de la foire lointaine pour monter vers le ciel qu’elle rendait noir.

Un grondement sourd venait de l’horizon, où s’allumait une étoile si tremblotante qu’on croyait la voir s’éteindre à chaque seconde, comme la lueur d’une bougie.

— Est-ce qu’il va faire de l’orage ? interrogea Mary, se rapprochant de son ami, presque contente d’avoir peur.

— Je crois, dit mystérieusement Siroco, que c’est mon parrain…

— Ton parrain ? dit la petite fille, ouvrant des yeux étonnés et cherchant sur la route déserte la silhouette d’un homme.

Soudain, un tourbillon de poussière s’éleva jusqu’aux peupliers qui se courbèrent comme de simples épis, un hurlement gronda du Rhône et le vent brûlant dont la Méditerranée fouette le Midi arriva comme une trombe sur la campagne.

— Le siroco ! cria l’enfant trouvé, heureux de pouvoir témoigner enfin d’un acte de naissance.

— Ah ! mon Dieu ! nous allons mourir ! sanglota Mary épouvantée.

Ce vent rugissait en une espèce de beuglement de taureau, puissant et cependant point triste. Il était plein d’on ne savait quelle clameur joyeuse, joyeuse comme le cri de son filleul. Il y avait plus de peur que de mal dans sa façon étrange de bouleverser l’atmosphère, et très bonhomme, au fond, il ne cassait rien tout en menant le plus horrible bruit du monde.

Les enfants rampèrent sous la roche pour se garer de la poussière, puis ils s’étreignirent.

— J’ai peur ! répétait Mary.

— Petite bête !… Nous allons, au contraire, nous amuser pour revenir, ce vent-là vous fait marcher d’un train de locomotive !… Tu vas voir… que tu ne pleureras plus !

Ils avaient oublié leur projet de courir les bois.

— C’est drôle, en effet, murmura la petite, de sentir ce hou-hou autour de ses oreilles… Je n’ai plus si peur !

Siroco, rendu nerveux au possible par le retour de son parrain, serrait Mary à l’étouffer et de nouveau ce fut, comme dans le bosquet de roses, des caresses folles que partageait cet endiablé de vent pénétrant partout.

Ils revinrent au bac avec une vitesse vertigineuse, se tenant par la main, lancés tantôt à gauche, tantôt à droite, riant, tournant, sautant, pareils à des gens ivres. Vraiment Mary s’amusait bien plus qu’à la foire.

— C’est ça qui sèche mes habits ! disait Siroco encore un peu humide de sa lessive.

Quant à Castor, il devenait complètement insensé, s’enlevant par bonds élastiques et jappant de plaisir.

Sur le bac, ils crurent qu’on chavirerait dix fois, l’homme qui tenait la corde ne savait à quel saint se vouer.

Derrière le chalet, ils se quittèrent, se promettant de recommencer dès qu’ils en auraient l’occasion.

— Tu trembles tout de même ! dit Mary anxieuse, le sentant frissonner sous sa malheureuse veste de toile.

— Non, ma petite femme, répondit l’intrépide garçon, c’est mon parrain qui me secoue. Au revoir, mon amoureuse, ne te fais pas gronder et viens à la vallée dès que tu pourras… M. Brifaut te pardonnera sûrement, car il y a un autre bouton de sa rose… Au revoir !…

Longtemps Mary, sans savoir pourquoi, le suivit des yeux dans cette gaie tourmente qui le lui emportait.

Une fois, elle crut que le vent, d’un seul effort, l’avait lancé jusqu’au ciel, puis elle rentra au chalet suivie de Castor moins bruyant. Il fallait se préparer à une correction exemplaire.

Tulotte, après cette escapade sur laquelle d’ailleurs ni Mary ni son chien ne voulurent fournir d’explications, ne décoléra pas d’un mois, et Mary, durant un mois, ne vit pas s’ouvrir la petite porte donnant dans le sentier des Sureaux.

Enfin, un matin, elle réussit à tromper la surveillance de sa geôlière, elle courut tout d’une traite jusqu’à la grille de M. Brifaut. Le vieillard était là, devant sa corbeille de prédilection, épluchant le rosier de l’Émotion qui se fleurissait gaillardement d’une seconde rose comme l’avait prédit Siroco. En apercevant la petite, le bon jardinier n’eut pas le courage de lui faire froide mine.

— Allons ! entrez, dit-il doucement, mais vous allez être bien ennuyée, Mademoiselle Mary, votre ami est parti !

— Parti, Siroco ?… s’exclama-t-elle dans une douloureuse surprise… parti… sans me dire adieu ?

— Hélas ! Mademoiselle, fit le brave homme hochant la tête, ce sont les méchants enfants qui restent… Siroco est mort, voilà une semaine, d’une manière de gros rhume pris je ne sais où !… Je l’ai fait enterrer gentiment à mes frais, le pauvre gamin !…

Mary s’en retourna, muette, ne pouvant pas pleurer, tenaillée d’une douleur atroce.

Ainsi, il était parti comme il était venu, dans un tourbillon de ce vent chaud qui se montrait miséricordieux aux petits enfants orphelins… parti sans la revoir, parti pour toujours !

Et chaque fois que soufflait le joyeux siroco, Mary s’enfermait dans sa chambre en se bouchant les oreilles…


  1. Cette rose existe en réalité.
  2. Elle existe ainsi que la rose bleue.