La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/3.III

Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 231-244).

CHAPITRE III.

Le concordat de 1801.


La Révolution avait trouvé le clergé très-riche, très-puissant à la Cour, fortement organisé comme parti politique, n’ayant que peu d’influence sur la population, n’en méritant pas. Elle procéda contre lui par des attaques successives ; d’abord, elle l’anéantit comme ordre distinct dans l’État, et fît rentrer tous ses membres dans le rang des citoyens ; puis elle lui prit ses terres, ses riches dotations et les remplaça par une rente annuelle deux fois plus forte que notre budget des cultes, ce qui n’en parut pas moins à tous les intéressés une véritable spoliation. De ces réformes purement extérieures, elle passa à une réforme bien plus radicale puisqu’elle changea de sa propre autorité les circonscriptions des diocèses et des paroisses, diminua le nombre des fonctionnaires ecclésiastiques, régla leurs attributions, rendit toutes les places électives, même celles des évêques : ce fut la constitution civile du clergé, qui eut pour conséquence immédiate de diviser l’Église française en prêtres constitutionnels et prêtres réfractaires. Les prêtres réfractaires étaient rebelles à la loi et les prêtres constitutionnels l’étaient à l’Église. Ces deux partis devaient être et furent irréconciliables. Tandis que le pape condamnait les constitutionnels, la République faisait aux réfractaires une guerre acharnée. Beaucoup émigrèrent, beaucoup furent déportés ou guillotinés ; quelques-uns même furent massacrés. Les constitutionnels ne jouirent pas longtemps des fruits de leur soumission aux ordres de l’Assemblée constituante ; en butte à la haine des révolutionnaires les plus ardents, ils ne furent pas soutenus par le pouvoir central qui supprima leurs subsides, leur ôta le caractère de fonctionnaires publics et finit par leur défendre absolument d’exercer leur culte ; les confondant ainsi, au bout de très-peu d’années, dans la même proscription que les réfractaires. Cette proscription absolue ne fut pas de longue durée ; la liberté de conscience plusieurs fois proclamée, sans être jamais ni comprise ni pratiquée, devint moins illusoire après la fête de l’Être suprême : c’est-à-dire que le fait de célébrer les cérémonies du culte cessa d’être un crime aux yeux de la loi. Les prêtres constitutionnels, qui n’avaient plus du reste aucun caractère officiel, purent ouvrir des Églises et tenir des conciles. Ils comptèrent autour d’eux un certain nombre de fidèles. L’Église orthodoxe, encore proscrite dans la personne de ses prêtres, en comptait aussi, mais très-peu, et seulement parmi les amis de l’ancien régime qui rêvaient une restauration du pouvoir royal. Quant aux révolutionnaires, fidèles à leurs rancunes contre la domination cléricale, ils supportaient impatiemment les conséquences si incomplètes du principe de la liberté de conscience récemment établi dans les lois, et ils enveloppaient dans la même défiance et souvent dans la même haine les prêtres des deux Églises et la religion elle-même.

Le général Bonaparte, révolutionnaire et jacobin dans les commencements, n’avait pas tardé à être importuné de l’anarchie, à en désirer la fin, et à sentir que l’ordre étant devenu pour tout le monde un impérieux besoin, la majeure partie des hommes dévoués aux principes de 89, et un grand nombre de royalistes, ces derniers, il est vrai, avec une arrière-pensée, ne manqueraient pas de former en France un parti prépondérant, s’il se rencontrait un pouvoir assez intelligent pour le comprendre et assez fort pour le commencer. Le sort de l’ancienne monarchie lui semblait irrévocablement lié à celui de la noblesse, et la noblesse avec ses préjugés, ses rancunes et ses droits iniques, lui paraissait désormais impossible ; il croyait donc qu’on pouvait créer l’ordre sans rappeler les rois ni les nobles ; que cette exclusion d’hommes et de droits odieux paraîtrait un résultat suffisant des grandes convulsions qu’on venait de traverser, et que la France, tranquille de ce côté, supporterait volontiers, accepterait même avec reconnaissance un pouvoir aussi concentré et aussi fort que le pouvoir royal. Dès que cette pensée fut arrêtée dans son esprit, il chercha tous les éléments d’ordre et d’autorité qui pouvaient être empruntés à la société ancienne, et pour se rendre désirable et acceptable, il ne manqua aucune occasion de manifester ses nouvelles tendances. La religion lui parut une de ces forces qui concourent à rendre fort le pouvoir politique, pourvu qu’il sache s’en servir et surtout ne pas leur obéir ; et il n’est pas douteux que, membre de la Constituante, il aurait donné les mains à la constitution civile du clergé, s’il avait cru l’entreprise réalisable. En effet, l’Église, ainsi soumise au pouvoir civil, lui donnait de la force et ne lui en ôtait pas, tandis que l’Église orthodoxe, même avec les réserves des libertés gallicanes, avait été pour l’ancienne monarchie tout à la fois une cause de force et de faiblesse. Il ne mêlait à cette conviction exclusivement politique aucune inclination particulière pour le catholicisme et n’était en un mot guidé que par des raisons d’homme d’État. Il s’était accoutumé de bonne heure à employer les idées religieuses au succès de ses desseins. Général de l’armée d’Égypte, peu s’en fallut que, pour faciliter et assurer sa conquête, il ne, se déclarât musulman. Ce fut pour le même but et avec les mêmes sentiments qu’il n’hésita pas à faire profession de catholicisme pendant sa seconde campagne d’Italie. Il dit un jour à Bourrienne dans une conversation familière : « Vous verrez quel parti je saurai tirer des prêtres. »

Dans sa première campagne, simple général du Directoire, il parlait aux Italiens en chrétien et au gouvernement de la République en philosophe fort dégagé de toute crédulité. Plus maître de la situation après son avènement au consulat et sentant d’ailleurs le progrès croissant de toutes les idées d’ordre et de reconstitution sociale, il ne chercha plus à cacher l’usage qu’il comptait faire du catholicisme, et quand il prononça à Milan la célèbre allocution du 5 juin 1800, c’est surtout à la France qu’il s’adressait. Ce discours est trop significatif pour être omis ; c’est la préface du concordat. Il fut prononcé en présence de tous les curés de Milan, neuf jours avant la bataille de Marengo.

« J’ai désiré vous voir tous rassemblés ici afin d’avoir la satisfaction de vous faire connaître par moi-même les sentiments qui m’animent au sujet de la religion catholique, apostolique et romaine. Persuadé que cette religion est la seule qui puisse procurer un bonheur véritable à une société bien ordonnée et affermir les bases d’un gouvernement, je vous assure que je m’appliquerai à la protéger et à la défendre dans tous les temps et partons les moyens. Je vous regarde comme mes plus chers amis ; je vous déclare que j’envisagerai comme perturbateur du repos public et ennemi du bien commun et que je saurai punir comme tel de la manière la plus rigoureuse et la plus éclatante, et même s’il le faut de la peine de mort, quiconque fera la moindre insulte à notre commune religion ou qui osera se permettre le plus léger outrage envers vos personnes sacrées. Mon intention est que la religion chrétienne, catholique et romaine, soit conservée dans son entier, qu’elle soit publiquement exercée et qu’elle jouisse de cet exercice public avec une liberté aussi pleine, aussi étendue, aussi inviolable qu’à l’époque où j’entrai pour la première fois dans ces heureuses contrées. Tous les changements qui arrivèrent alors, principalement dans la discipline, se firent contre mon inclination et ma façon de penser. Simple agent d’un gouvernement qui ne se souciait en aucune sorte de la religion catholique, je ne pus alors empêcher tous les désordres qu’il voulait exciter à tout prix à dessein de la renverser. Actuellement que je suis muni d’un plein pouvoir, je suis décidé à mettre en œuvre tous les moyens que je croirai les plus convenables pour assurer et garantir cette religion… La France, instruite par ses malheurs, a ouvert enfin les yeux ; elle a reconnu que la religion catholique était comme une ancre qui pouvait seule la fixer dans ses agitations et la sauver des efforts de la tempête, elle l’a en conséquence rappelée dans son sein. Je ne puis disconvenir que j’ai beaucoup contribué à cette belle œuvre. Je vous certifie qu’on a rouvert les églises en France, que la religion catholique y reprend son ancien éclat et que le peuple voit avec respect ses anciens pasteurs qui reviennent pleins de zèle au milieu de leurs troupeaux abandonnés… Quand je pourrai m’aboucher avec le nouveau pape[1], j’espère que j’aurai le bonheur de lever tous les obstacles qui pourraient s’opposer encore à l’entière réconciliation de la France avec le chef de l’Église… J’approuverai qu’on fasse part au public, par la voie de l’impression, des sentiments qui m’animent, afin que mes dispositions soient connues, non-seulement en Italie et en France, mais encore dans toute l’Europe[2]. »

Il partit après ce discours pour aller battre Mêlas. Revenu à Milan, il assista quatre jours après Marengo au Te Deum chanté par le clergé italien pour célébrer cette victoire. Il écrivit aux consuls : « Aujourd’hui (18 juin) malgré ce qu’en pourront dire nos athées de Paris, je vais en grande cérémonie au Te Deum qu’on chante à la cathédrale de Milan[3]. »

Ce discours et cet acte encore plus significatif avaient un triple but : augmenter en France la force du premier consul, rassurer les populations dont le succès de ses armes le rendait maître, avertir le nouveau pape de la révolution religieuse qui se préparait. Même après ces manifestations éclatantes, la cour de Rome, attentive à tous les actes du premier consul, demeura inactive. Ce fut lui qui, sans recourir aux voies ordinaires de la diplomatie, fît savoir à Pie VII qu’il désirait entrer en pourparlers pour la conclusion d’un concordat. Il désigna même Mgr Spina, qu’il avait entrevu à Verceil, comme un agent qui lui serait agréable, et fixa Turin pour lieu de l’entrevue. Spina se mit en route aussitôt, mais arrivé à Turin, il n’y trouva que l’invitation de suivre le premier consul déjà parti pour Paris. C’est ainsi que le pape eut l’air de faire les premiers pas et de demander à Bonaparte ce que celui-ci était résolu à lui donner, mais en dictant ses conditions. Mgr Spina arriva vers le milieu de juillet à Paris et fut mis en rapport avec trois membres du conseil d’État, Portalis, Crétet et Bigot de Préameneu, et un ecclésiastique, l’abbé Bernier, curé Vendéen, dont l’habileté plus que mondaine était connue du premier consul, qui l’en récompensa plus tard par l’évêché d’Orléans. De son côté, le gouvernement français envoya à Rome un ancien commis des affaires étrangères sous Louis XVI, qui avait joué un certain rôle sous la République, M. Cacault. « Traitez avec le pape, lui dit le premier consul, comme s’il avait deux cent mille hommes à ses ordres. » L’éloquence de Bonaparte, comme sa conduite, procédait par bonds, mais ces excès apparents ne sont là que pour dissimuler un chemin très-uni et une volonté parfaitement sûre de son but et de ses moyens. Très-peu de temps après avoir entendu cette phrase célèbre, comme la négociation traînait en longueur, Cacault reçut l’ordre de mettre immédiatement le pape en demeure, de le menacer d’une rupture et même d’un envahissement de son territoire, et, s’il ne cédait pas, de prendre ses passe-ports. Le pape eut recours à la politique ordinaire de la cour de Rome. Il se plaignit, protesta de ses bonnes intentions et demanda du temps. Les derniers ordres reçus par l’ambassadeur ne lui permettaient d’accorder aucun délai. Il partit donc, et, suivant ses instructions, s’arrêta à Florence auprès de Murat, général de l’armée d’Italie. Mais en partant il emmenait dans sa voiture le cardinal Consalvi, secrétaire d’État de Pie VII, et de plus son confident et son ami, qui, par le conseil de Cacault lui-même, allait à Paris pour essayer de sauver à la fois le concordat et la dignité du saint-siége.

Le cardinal arriva à Paris mourant de peur, et trouva un homme qui voulait être obéi, et qui, à chaque difficulté, parlait de rompre. Il en parlait, mais n’y songeait pas, ce que l’habile et timide Italien fut longtemps à soupçonner. Dans une étude aussi attachante qu’instructive sur les négociations du concordat[4], M. d’Haussonville résume ainsi, d’après les Mémoires de Thibaudeau, les conversations de Bonaparte avec ses plus intimes conseillers ; « Il discutait l’affaire à fond et sous toutes ses faces ; mais ce sont les raisons d’intérêt pratique et d’utilité immédiate, ce sont les avantages à retirer d’une intime alliance avec la religion catholique qui tiennent évidemment le premier rang dans son esprit. Passant en revue, selon son habitude, les différents partis à prendre, il n’a point de peine à leur démontrer que ce serait une duperie de s’entendre avec les évêques et les prêtres constitutionnels. Leur influence est en baisse ; ils ne lui apporteraient aucune force. Tout au plus peut-on en menacer Consalvi. Se mettre à la tête d’une église séparée, se faire pape, c’était tout simplement impossible. Voulait-on qu’il se rendît odieux comme Robespierre, ou ridicule comme La Réveillère-Lepeaux ? Protestantiser la France ? On en parlait bien aisément. Tout n’était pas possible en France, quoi qu’on dît, et lui-même ne pouvait rien que dans le sens de ses aspirations véritables. Le catholicisme était la vieille religion du pays. Une moitié de la France au moins resterait catholique et l’on aurait des querelles et des déchirements interminables. Il fallait une religion au peuple ; il fallait que cette religion fût dans la main du gouvernement. » Le premier consul concluait qu’il fallait faire un arrangement avec le pape, à la condition de rester maître souverain du clergé. « On déporte les prêtres qui ne se soumettent pas, et l’on défère aux supérieurs ceux qui prêchent contre le gouvernement. Après tout, ajoutait-il, les gens éclairés ne se soulèveront pas contre le catholicisme ; ils sont indifférents[5]. »

L’arrangement fut donc convenu, après de nombreux pourparlers, dans lesquels Consalvi obtint des commissaires quelques concessions assez importantes. La signature devait avoir lieu, le 13 juillet, chez Joseph Bonaparte. L’abbé Bernier vint chercher le cardinal à quatre heures. « Nous en finirons dans un quart d’heure, lui dit-il, n’ayant rien autre chose à faire qu’à donner six signatures, lesquelles, y compris les félicitations, ne demanderont pas un temps si long. » Mais quand l’abbé Bernier déploya le papier qu’il tenait à la main, et tendit la plume au cardinal pour signer le premier, celui-ci, en jetant les yeux sur les articles, s’aperçut qu’on lui présentait le premier projet des commissaires français, sans tenir compte des concessions faites. On devine son indignation. Il consentit pourtant, sur les instances de Joseph Bonaparte, à ouvrir sur place une nouvelle négociation, qui dura, sans désemparer, dix-neuf heures. On se mit d’accord sur tous les points, un seul excepté, le premier (la police du culte), sur lequel Consalvi fut inflexible. À une heure de l’après-midi, le 14, Joseph sortit pour aller soumettre ce résultat au terrible consul. Il revint tout pâle de la colère qu’il avait affrontée, apportant une déclaration de rupture. Toutes les instances des commissaires échouèrent devant la résolution de Consalvi, inflexible ce jour-là, parce qu’il y allait de sa conscience. « J’éprouvais les angoisses de la mort, nous dit il dans ses Mémoires, mais mon devoir l’emporta, et avec l’aide du ciel je ne le trahis point. »

Il dut se rendre, quelques heures après, aux Tuileries, pour assister à un banquet de trois cents couverts, offert par les consuls en mémoire de la prise de la Bastille (on était au 14 juillet). « Vous avez voulu rompre, s’écria en le voyant le premier consul. Soit, je n’ai pas besoin de Rome ; je n’ai pas besoin du pape. Si Henri VIII, qui n’avait pas la vingtième partie de ma puissance, a su changer la religion de son pays, bien plus le saurais-je faire et le pourrais-je, moi ! En changeant la religion, je la changerai dans presque toute l’Europe, partout où s’étend l’influence de mon pouvoir. Rome s’apercevra des pertes qu’elle aura faites. Elle les pleurera, mais il n’y aura plus de remède. Vous pouvez partir : c’est ce qu’il vous reste de mieux à faire. Vous avez voulu rompre : eh bien, soit, puisque vous l’avez voulu. Quand partez-vous ?… — Après dîner, général. »

On était à deux de jeu, et chacun menaçait son adversaire d’une rupture, sachant, ou espérant du moins, qu’il ne la voulait pas. Les discussions reprirent le lendemain ; on fit une cote mal taillée, et le premier consul, qui réservait à la cour de Rome une surprise douloureuse, accepta. Le concordat fut signé, sauf ratification ; la nouvelle en fut rendue publique, et le silence fut, du même coup, imposé aux journaux. « Cette recommandation adressée aux journalistes était, aux yeux du premier consul, comme le post-scriptum indispensable du concordat. Après avoir rétabli l’ordre, il prescrivait maintenant le silence[6]. »

Pour rétablir en France la publicité du culte catholique, le premier consul avait de grands obstacles à vaincre : d’abord les athées, et tous ceux qui, en haine du passé, voulaient répondre à la domination par l’oppression ; le nombre en était grand, non-seulement dans les anciens jacobins, mais à l’armée, dans la nouvelle cour et jusque dans la famille Bonaparte[7] ; puis les politiques, qui regardaient comme une chimère la supposition d’un clergé obéissant. À Rome, il fallait triompher de ceux qui pensaient qu’on peut difficilement changer la discipline sans changer le dogme, et de ceux mêmes qui, sans pousser si loin leurs terreurs, croyaient toutes les traditions compromises, si l’on touchait à d’anciennes traditions même en matière de discipline. Le premier consul ne réclamait pas seulement, pour lui et ses successeurs, les droits de nomination, de discipline, qui appartenaient aux anciens rois ; il renouvelait, en les aggravant, les prescriptions relatives aux rapports des évêques avec le pape, à la publication des bulles et autres écrits venant de Rome, aux conciles, aux synodes, etc. ; il reprenait en grande partie, d’une façon moins odieuse, il est vrai, puisqu’il sollicitait le consentement de Rome, mais enfin il reprenait l’œuvre de la Constituante, c’est-à-dire le remplacement des propriétés de main morte par une dotation, et la transformation radicale des anciennes circonscriptions diocésaines et curiales. Cette dernière réforme en entraînait une autre : en changeant les circonscriptions, il fallait changer le personnel. Malgré les extinctions amenées par le temps, d’anciens évêques se trouvaient dépossédés par le fait seul de la suppression de leurs sièges. Pouvait-on, d’ailleurs, exclure tous les intrus, et donner raison aux émigrés contre les constitutionnels ? C’eût été condamner trop ouvertement et trop complètement la révolution. Une partie très-considérable du clergé avait accepté la constitution civile. Parmi les évêques élus en vertu de la loi du 12 juillet, plusieurs étaient éminents par leur piété et leur courage ; et on ne pouvait guère leur reprocher que d’avoir obéi à la loi et au roi, plutôt qu’au pape. Le premier consul ne pouvait et ne voulait pas leur en faire un crime. La voie suivie par les deux cours contractantes était donc hérissée de difficultés, même en ne tenant aucun compte de la liberté de conscience, qui ne préoccupait ni l’une ni l’autre. À ces difficultés, qui rendirent les négociations si longues, le saint-siége eut la sagesse de ne pas ajouter celles qui tenaient seulement à ses intérêts temporels, et ce n’est qu’après la signature des articles que le cardinal Consalvi parla des trois provinces perdues, Bologne, Ferrare et la Romagne.

Je me bornerai maintenant à indiquer, avec un très-court commentaire, les principaux articles du Concordat[8].

Le gouvernement de la République reconnaît dans le préambule que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la grande majorité des citoyens français[9]. Cette déclaration de fait, qui même n’était plus exacte, fut substituée à la proclamation d’une religion d’État, ou d’une religion dominante, proclamation qui aurait blessé trop ouvertement le principe de la liberté de conscience[10]. Le pape reconnaît, de son côté, que la religion a retiré et attend encore en ce moment le plus grand bien et le plus grand éclat de l’établissement du culte catholique en France, et de la profession particulière qu’en font les consuls de la République.

Le premier article est ainsi conçu : « Le culte sera public, en se conformant aux règlements de police (habita tamen ratione ordinationum quoad politiam) que le gouvernement jugera nécessaires pour la tranquillité publique. » Ce droit de police arbitraire effraya, non sans raison, la cour pontificale, qui ne céda qu’à la dernière extrémité. Le second et le troisième articles sont relatifs à la nouvelle circonscription des diocèses : le pape obtiendra des anciens titulaires leur démission ; s’ils la refusent, il sera passé outre. Le pape s’attribue ici, sur les évêques, un droit de déposition pour cause d’utilité publique. Cette mesure, utile aux deux contractants, était difficile à concilier avec les canons et les traditions, et avec la dignité des évêques. Le quatrième et le cinquième articles, portant que les évêques seront nommés par le premier consul et institués par le pape, le sixième, qui règle la formule du serment à prêter par les nouveaux évêques, le septième, qui prescrit des prières publiques pour la République et les consuls, reproduisent les dispositions des anciens concordats. L’article 8 impose aux ecclésiastiques de second ordre le même serment qu’aux évêques ; les articles 9 et 10 chargent les évêques de régler la circonscription curiale et de nommer aux cures, avec l’agrément du gouvernement ; l’article 11 leur permet d’avoir un chapitre et un séminaire par diocèse, mais sans dotation. L’article 12 restitue au clergé catholique toutes les églises non aliénées. Ce dernier mot est remarquable. L’article 13 le commente immédiatement, en assurant la sécurité des acquéreurs des biens provenant de l’ancien clergé ; il faut en citer les termes : « Sa Sainteté, pour le bien de la paix et l’heureux rétablissement de la religion catholique, déclare que ni elle ni ses successeurs ne troubleront en aucune manière les acquéreurs des biens ecclésiastiques aliénés, et qu’en conséquence la propriété de ces mêmes biens, les droits et revenus y attachés, demeureront incommutables entre leurs mains ou celles de leurs ayant-cause. » Les articles 14 et 15 stipulent que les évêques et les curés recevront un traitement convenable. L’article 16 attribue au premier consul les mêmes droits dont jouissaient près du saint-siége les anciens gouvernements ; et enfin l’article 17 porte qu’il sera pourvu par une convention nouvelle à l’exercice des droits reconnus par l’article 16 et du droit de nomination aux évêchés dans le cas où quelqu’un des successeurs du premier consul actuel ne serait pas catholique. Tel est, dans son ensemble, le concordat de 1801, qui régit encore aujourd’hui les rapports de l’Église et de l’État. Retenons-en les trois points suivants, qui donnèrent lieu à des difficultés immédiates : la police des cultes, la démission des anciens évêques, l’abandon définitif des biens du clergé. Ces trois points donnaient seuls du souci à la cour de Rome qui, depuis fort longtemps, ayant pris son parti des concordats, ne songeait pas un instant que le principe même sur lequel ils reposent était contraire à la liberté de conscience, et blessait non-seulement les dissidents, mais les catholiques.



  1. Le cardinal Chiaramonti, élu pape à Venise, sous le nom de Pie VII, le 14 mars 1800.
  2. Correspondance de l’empereur Napoléon Ier (t. VI, p. 330 sqq).
  3. Dépôt de la secrétairerie d’État.
  4. Revue des Deux Mondes, 1er mai 1866, p. 224.
  5. Le premier consul donna des instructions très-précises aux négociateurs. Le passage suivant indique très-nettement qu’en faisant le concordat il n’entendait pas se livrer à la cour de Rome : « Les Français, dit-il, veulent le retour de la religion avec l’intégrité de ses dogmes et la légitimité de son sacerdoce, mais ils entendent conserver leurs anciennes libertés ; ils veulent rester dans les termes des écrits et des déclarations du clergé de France, de l’ouvrage en défense de Bossuet, du quatorzième discours de Fleury. Ces ouvrages doivent être regardés comme des instructions dont il n’est pas permis de s’écarter.
     « Le culte catholique sera en France une faculté, un droit social, mais non pas une puissance ; le gouvernement ne veut donner au culte catholique qu’une existence sociale sans aucune prééminence. »
  6. M. d’Haussonville, II., p. 233.
  7. Le concordat fut considéré, en France, comme l’acte le plus contre-révolutionnaire du gouvernement de Bonaparte. Le Corps législatif, quoique complètement asservi, donna le premier signal de résistance en choisissant pour son président, le lendemain du concordat, Dupuis, auteur de l’Origine de tous les cultes. En 1814, lorsque le Sénat, sous l’inspiration de Talleyrand, promulgua une constitution dérisoire pour livrer avec un simulacre de légalité le trône à Louis XVIII et la France aux ennemis, les cinq premiers articles ne contenaient que la garantie des dignités, des grades, des richesses acquis au service de l’empereur que l’on trahissait, le sixième et dernier article promettait la liberté des cultes et des consciences ; tant on comprenait bien la nécessité de rassurer le peuple sur le premier et le plus nécessaire de tous les droits.
  8. « Les fondements sur lesquels reposent les articles organiques sont l’indépendance des gouvernements dans le temporel, la limitation de l’autorité ecclésiastique aux choses purement spirituelles, la supériorité des conciles généraux sur le pape, et l’obligation commune au pape et à tous les autres pasteurs de n’exercer leur autorité ou leur ministère que d’une façon conforme aux canons reçus dans l’Église et consacrés par le respect du monde chrétien. (Portalis, Rapport au premier consul, cinquième jour complémentaire an XI.)
  9. « Il résulte de l’analyse des procès-verbaux des conseils généraux des départements, que la majorité des Français tient au culte catholique. Or, c’est le vœu que le gouvernement a cru devoir consulter et auquel il a cru devoir satisfaire, car on ne peut raisonnablement mettre en question si un gouvernement doit maintenir ou protéger un culte qui a toujours été celui de la très-grande majorité de la nation, et que la très-grande majorité de la nation demande à conserver. » (Portalis, Ib.)
  10. Le pape avait demandé plus tard que la religion catholique fût déclarée religion dominante. Portalis s’exprime ainsi au sujet de cette demande, dans sa lettre à l’empereur du 24 ventôse an XII : « La situation politique de la France ne comporte point ce que Sa Sainteté demande : la religion qui est celle de la famille impériale et de la grande majorité des Français, est dominante de fait, mais on ne pourrait lui donner ce caractère par une loi sans effaroucher l’opinion, sans troubler l’État et sans compromettre la religion même à laquelle on voudrait donner ce caractère. »