La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/3.II

Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 225-230).

CHAPITRE II.

Les concordats en France jusqu’à la Révolution.


En France, ce fut saint Louis qui fit le premier concordat. C’était pour le temps un grand acte d’indépendance, mais saint Louis est en effet remarquable surtout par la distinction qu’il sut faire et qu’il maintint avec fermeté, entre les droits du roi et les devoirs du chrétien. Tandis que d’autres États, tels que la plupart des États italiens, l’Espagne, etc., se soumettaient à la suprématie pontificale, et recevaient de la cour de Rome le nom de pays d’obédience, saint Louis avait écrit dans ses Établissements que « le roy ne tient de nullui, fors de Dieu et de lui[1], » ce qui excluait toute idée de subordination temporelle ; et la Pragmatique, en garantissant les droits des collateurs de bénéfices et ceux des électeurs ecclésiastiques, en annonçant des mesures sévères contre la simonie, et en soumettant à l’approbation du gouvernement royal toute nouvelle levée d’argent ordonnée sur les Églises par la cour de Rome, consacrait d’un côté l’indépendance de l’Église gallicane, et de l’autre la franchise du pouvoir royal et en droit de contrôle sur la fiscalité ultramontaine. La Pragmatique de Bourges, sous Charles VII, en 1348, eut le même caractère. Le roi y stipulait pour l’Église de France la conservation de ses droits électoraux ; il mettait de nouvelles entraves aux entreprises fiscales de la cour de Rome, et enfin, ce qui était nouveau et considérable, en donnant force aux décrets du concile de Bâle, il soumettait la papauté aux conciles en matière de dogme, après l’avoir soumise, en matière de finances, à l’autorité séculière. Léon X profita plus tard de la bienveillance de François Ier pour abolir ces deux clauses, dont l’une attaquait le pouvoir spirituel des papes en le subordonnant aux conciles, et l’autre restreignait étrangement leurs finances. En retour, le pape donna au roi de France le droit de nommer aux évêchés et bénéfices ecclésiastiques, de sorte que les deux négociateurs ne songèrent qu’à leurs intérêts et firent passer leur négociation par-dessus la tête du clergé, qui fut dépouillé sans indemnité. Le pape vendit au roi, pour de l’argent, un droit qui n’appartenait pas au pape, et que le clergé pouvait revendiquer en vertu de la pragmatique de saint Louis, confirmée par celle de Charles VII. Cet abandon des droits du clergé est le caractère propre du concordat conclu entre François Ier et Léon X, le 18 août 1516.

Dans ces temps où les lois n’avaient ni la clarté ni la force qu’elles ont acquises, il arrivait fréquemment qu’un des deux pouvoirs profitait des circonstances pour empiéter sur les droits accordés à l’autre ; et chaque fois qu’une discussion s’élevait, au lieu de s’arrêter devant le texte formel de la pragmatique ou du concordat, on invoquait les précééents et on aboutissait à un compromis. Pourtant, grâce à l’énergie du parlement dévoué au gallicanisme, il se forma peu à peu une doctrine des libertés de l’Église gallicane, que Pierre Pithou put recueillir et classer, en 1594, dans une espèce de charte.

On y lit entre autres maximes : « que les rois sont indépendants du pape pour le temporel[2]; que le pape n’est pas absolu dans l’ordre Spirituel, et que son autorité est subordonnée aux canons des anciens conciles reçus dans le royaume[3], et aux décisions du concile universel[4] ; que les conciles généraux ne sont reçus en France que par la permission du roi, qui la peut refuser[5] ; que les bulles du pape ne sont exécutoires que si elles ont été revêtues du Pareatis de l’autorité temporelle[6] ; que les rois de France ont le droit d’assembler des conciles, et d’y faire des règlements de discipline ecclésiastique[7] ; que les légats ne sont que des ambassadeurs sans juridiction[8] ; que les évêques ne peuvent sortir du royaume qu’avec là permission du roi[9] ; que cette même permission est nécessaire à toute levée de deniers faite en France par le pape, quelle qu’en soit l’occasion ou le prétexte[10] ; que les papes ne peuvent ni dispenser les sujets du roi du serment de fidélité[11], ni excommunier ses officiers à raison de leurs charges[12], du tout autre de leurs sujets pour des causes civiles[13], ni connaître du temporel des familles[14], des successions[15], des legs pieux[16], ni procéder aune arrestation, en vertu d’une sentence de l’inquisition, si ce n’est par l’aide et autorité du bras séculier[17]. » La déclaration du clergé de France, dans l’Assemblée de 1682, ne fit, pour ainsi dire, que reproduire et résumer l’œuvre de Pierre Pithou. Bossuet y ajouta seulement la reconnaissance formelle des décrets du concile œcuménique de Constance.

C’est donc sous ce régime que vécut là France jusqu’à la Révolution de 1789 ; c’est-à-dire qu’elle admit pour unique religion de l’État, la religion catholique, apostolique et romaine, mais qu’au lieu de reconnaître purement et simplement l’autorité du pape en matière spirituelle et en matière ecclésiastique comme les pays d’obédience, elle restreignit cette autorité et en gêna l’exercice par les prescriptions du concordat, et par la revendication des libertés de l’Église gallicane.

Ce régime mixte peut se résumer ainsi, en ne tenant compte que des points principaux :

1o La religion catholique est la religion de l’État ;

2o Les canons des conciles et les bulles du pape ne sont admis en France et déclarés exécutoires qu’après avoir été examinés et acceptés par le gouvernement royal ;

3o Le roi nomme à tous les bénéfices ecclésiastiques, et exerce sur le clergé la surveillance administrative et disciplinaire ;

4o L’autorité ecclésiastique ne peut s’immiscer, même indirectement, dans les matières parement temporelles, soit de l’ordre privé, soit de l’ordre public.

Nous avons vu que dans le concordat conclu entre François Ier et Léon X, les deux parties contractantes n’avaient songé qu’à se faire de mutuelles concessions au détriment du clergé[18]. À cette époque, le roi avait subi l’ascendant du pape ; le contraire devait avoir lieu sous Louis XIV. La Déclaration de 1682 n’ôte rien au pouvoir que le roi de France exerçait en vertu des concessions de Léon X, mais elle retire presque complètement les concessions faites à Léon X par François Ier. En consacrant les droits de l’Église gallicane, elle ne fait, pour parler net, qu’accroître la part du roi ; car c’est le roi qui hérite de l’autorité enlevée au pape, et l’Église gallicane n’y gagne aucune liberté. À plus forte raison, n’est-il pas question de liberté de conscience pour les citoyens. Le roi se substitue au pape à certains égards ; mais la religion romaine reste sa religion et celle de l’État[19].

À peine la Déclaration de 1682 fut-elle promulguée, qu’il y eut en France un parti d’ultramontains. Peu nombreux d’abord et timide sous la main de Louis XIV, il prit des forces et de l’extension à mesure que l’autorité se relâchait, et s’accrut singulièrement, parmi les orthodoxes, après la Constitution civile du clergé.




  1. Liv. I, chap. LXXVIII ; liv. III, chap. XIII et XIX.
  2. Les Libertés de l’Église gallicane, receuillies et classées par P. Pithou, art. 4.
  3. Art. 5.
  4. Art. 40, 78.
  5. Art. 41.
  6. Art. 44, 77. 34.
  7. Art. 10.
  8. Art. 11.
  9. Art. 13.
  10. Art. 44, 48, 50.
  11. Art. 15.
  12. Art. 16, 31.
  13. Art. 33.
  14. Art. 21, 22.
  15. Art. 24.
  16. Art. 25, 26, 27, 28, 29. 30.
  17. Art. 37.
  18. « Après une telle prouesse, le roi se laissa gagner par le pape Léon X. Il l’alla trouver au mois de décembre, à Bologne, et par le conseil de son chancelier, il consentit au concordat, qui donne aux papes et aux rois de rance ce qui ne leur appartient pas ; et il céda à l’importunilé de Léon pour abolir la pragmatique, » (P. L’Estoile, coll. Michaud, 2e série, t. I, Ière part., p. 9
  19. Déclaration du clergé de France dans l’Assemblée de 1682 : « Nous, archevêques et évêques assemblés à Paris par l’ordre du roi avec les autres ecclésiastiques députés, qui représentons l’Église gallicane, avons jugé convenable, après une mûre délibération, de faire les déclarations et règlements qui suivent :
     « 1o Que saint Pierre et ses successeurs vicaires de Jésus-Christ, et que toute l’Église même n’ont reçu de puissance de Dieu que sur les choses spirituelles et qui concernent le salut, et non point sur les choses temporelles et civiles, Jésus-Christ nous apprenant lui-même que « son royaume n’est point de ce monde, » et en un autre endroit « qu’il faut rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ; » et qu’ainsi ce précepte de l’apôtre saint Paul ne peut en rien être altéré ou ébranlé : « Que toute personne soit soumise aux puissances supérieures ; car il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et c’est lui qui ordonne celles qui sont sur la terre : celui donc qui s’oppose aux puissances résiste à l’ordre de Dieu. »
     « Nous déclarons en conséquence que les rois et souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique par l’ordre de Dieu dans les choses temporelles ; qu’ils ne peuvent être déposés directement ni indirectement par l’autorité des chefs de l’Église, que leurs sujets ne peuvent être dispensés de la soumission et de l’obéissance qu’ils leur doivent, ou absous du serment de fidélité, et que cette doctrine, nécessaire pour la tranquillité publique, non moins avantageuse à l’Église qu’à l’État, doit être invariablement suivie comme conforme à la parole de Dieu, à la tradition des saints Pères et aux exemples des saints.
     « 2o Que la plénitude de puissance que le saint-siége apostolique, et les successeurs de saint Pierre, vicaires de Jésus-Christ, ont sur les choses spirituelles, est telle que néanmoins les décrets du saint concile œcuménique de Constance, contenus dans les sessions IV et V, approuvés par le saint-siége apostolique, confirmés par la pratique de toute l’Église et des pontifes romains, et observés religieusement dans tous les temps par l’Église gallicane, demeurent dans leur force et leur vertu, et que l’Église de France n’approuve pas l’opinion de ceux qui donnent atteinte à ces décrets ou qui les affaiblissent en disant que leur autorité n’est pas bien établie, qu’ils ne sont point approuvés, et qu’ils ne regardent que le temps du schisme.
     « 3o Qu’ainsi il faut régler l’usage de la puissance apostolique en suivant les canons faits par l’Église de Dieu et consacrés par le respect général de tout le monde ; que les règles, les mœurs et les constitutions reçues dans le royaume et dans l’Église gallicane doivent y avoir leur force et vertu, et les usages de nos pères demeurer inébranlables ; qu’il est même de la grandeur de Sa Sainteté Apostolique que les lois et coutumes établies du consentement de ce Siège respectable et des Églises subsistent invariablement.
     4o Que quoique le pape ait la principale part dans les questions de foi et que ses décrets regardent toutes les Églises et chaque Église en particulier, son jugement n’est pourtant pas irréformable, à moins que le consentement de l’Église n’intervienne. »
     Ces déclarations de l’Église devinrent loi de l’État par déclaration du 23 mars 1682, renouvelée et confirmée par un arrêt du conseil du 24 mai 1766 et par un décret impérial du 26 février 1810.