La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/2.V

Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 184-196).

CHAPITRE V.

Persécutions exercées contre les prêtres réfractaires.


Je suivrai d’abord dans son martyre cette Église orthodoxe, que nous venons de voir orgueilleuse et fougueuse dans sa résistance. Il ne s’était trouvé que quatre évêques pour désobéir ouvertement au pape. Ceux qui avaient émigré, écrivaient dans leurs anciens diocèses, pour exciter les fidèles contre les nouveaux prélats et les prêtres schismatiques. Les évêques et les prêtres insermentés restés en France, étaient l’objet des haines populaires. En Champagne, un prêtre qui expliquait son refus de serment, fut tué d’un coup de fusil devant l’autel. À Paris, quelques maisons, où des prêtres réfractaires s’étaient réfugiés, furent pillées ; des religieuses furent arrachées de leur asile et fustigées en public. Cependant l’exercice du culte orthodoxe n’avait été proscrit par aucune loi ; l’ancienne Église pouvait vivre, en qualité d’Église tolérée, à côté de la nouvelle qui était l’Église officielle de l’État. Cette dernière pouvait seule user de ceux des édifices religieux qui n’avaient pas changé de destination ; mais rien n’empêchait les orthodoxes de louer une maison particulière pour y célébrer leurs offices. Quelques-uns d’entre eux louèrent en effet l’église des Théatins, devenue propriété privée. Ils placèrent sur la porte, avec l’assentiment des magistrats, l’inscription suivante : « Édifice consacré au culte religieux par une société particulière. Paix et liberté. » C’était se soumettre à la loi, invoquer les principes mêmes de la Révolution : une émeute fit avorter le projet, rendit le culte impossible. Il en fut de même, rue des Carmes, au collège des Irlandais. Le roi, qui avait sanctionné la Constitution civile, en restant personnellement fidèle à la communion romaine, voulut se rendre à Saint-Cloud pour faire ses pâques : une émeute l’en empêcha. La Fayette réclama énergiquement au nom des principes violés. Il ouvrit une chapelle privée dans sa maison. La question fut portée devant l’Assemblée, qui, après de longs débats, reconnut que les prêtres orthodoxes avaient seulement perdu la qualité de fonctionnaires publics, et le droit de célébrer le culte aux frais de l’État, dans les édifices appartenant à l’État ; mais qu’ils demeuraient libres d’exercer leur religion, comme ils l’entendaient, dans des chapelles privées. La majorité de l’Assemblée le voulait ainsi ; mais la majorité de Paris pensait autrement. Ceux mêmes qui n’étaient pas poussés par le désir d’en finir avec la religion, prenaient au sérieux la nouvelle Église d’État. Ils la soutenaient, et ils attaquaient la liberté des cultes, par libéralisme, parce qu’ils n’apercevaient pas clairement le principe abstrait de la liberté, tandis qu’ils connaissaient parfaitement le passé du catholicisme et les opinions politiques de la plupart des prêtres réfractaires. Il faut aimer beaucoup la liberté pour l’aimer dans ses ennemis. La translation des cendres de Voltaire au Panthéon, et peu de temps après, la fuite du roi à Varennes augmentèrent les alarmes des révolutionnaires, dont les soupçons se portaient à chaque occasion sur les émigrés et sur les prêtres. Dans la séance du 4 août, un député nommé Legrand, proposa d’exiler, à trente lieues de leur domicile, les prêtres insermentés du Nord et du Pas-de-Calais. La venue de l’Assemblée législative n’améliora pas leur condition ; au contraire, la haine montait, et des imprudences lui fournissaient chaque jour des prétextes. On peut citer, comme une des plus grandes fautes du parti, une protestation violente contre la Constitution civile du clergé, dans laquelle Maury réclamait, non la liberté et l’égalité des cultes, mais la restitution à l’Église réfractaire du titre et des droits de religion d’État. Ce n’était qu’une lettre adressée au pape ; malheureusement, elle transpira dans le public, et Maury lui-même n’était pas homme à la tenir secrète. Le comité de législation répondit à cette provocation par un décret qui exigeait le serment dans un délai de huit jours, sous peine de privation des pensions, et même d’internement dans le cas où la paix publique aurait été troublée. Ainsi de simples citoyens, n’exerçant aucune fonction dans l’État, puisque les prêtres réfractaires n’étaient plus fonctionnaires publics, étaient contraints à prêter serment, ou à perdre leurs biens et leur liberté. À la vérité, le serment spécial d’abord exigé fut remplacé plus tard par le serment civique ordinaire : restriction au fond peu importante, puisque le serment civique comprenait la promesse d’obéissance à la loi, et que la Constitution civile du clergé était une loi de l’État. Le décret qui rendit le serment obligatoire est du 29 novembre 1791. « Il faut, s’écria un membre, que ceux qui ont dit : hors de l’Église point de salut, apprennent que hors de l’État, il n’y a pas de pensions. » Le roi opposa son veto, ce qui accrut la colère publique. À Paris, le Directoire du département, resté fidèle aux principes de 1789, adressa au roi une pétition contre le décret du 29 novembre, et la résuma dans ces sages paroles : « Puisqu’aucune religion n’est une loi, qu’aucune religion ne soit un crime. » Le pape aussi protesta. Malgré le veto du roi, plusieurs départements passèrent outre et tinrent le décret pour valable. À Brest, les prêtres insermentés sont jetés en prison ; à Nantes, ils sont obligés de se présenter à la police deux fois par jour. À Rennes, ils ne peuvent se réunir au nombre de plus de trois. Dans un grand nombre de départements, on les oblige de se rendre au chef-lieu, et s’ils refusent, on les y traîne[1]. De leur côté, les pays catholiques s’apprêtent à la résistance. On court aux armes dans le Midi, en Vendée. La situation ne pouvait durer : il y avait d’un côté parti pris de ne pas se soumettre, et de l’autre, parti pris d’obtenir le serment, et déjà peut-être d’en finir avec les personnes. Le ministre de l’intérieur, Cahier-Gerville, dans un rapport présenté à l’Assemblée le 18 février 1791, résume ainsi son opinion : « Si d’un côté, l’on voit des fanatiques, de l’autre, on voit des persécuteurs, et il semble que la tolérance soit exilée de ce royaume. » Roland, qui lui succéda et fut, comme on sait, un ministre modéré, qui paya même sa modération de sa vie, demanda des mesures sévères. Merlin parla de transportation en Amérique. Legendre, pérorant aux Jacobins, s’écria : « Il faut que le prêtre réfractaire porte sa tête à l’échafaud ou son corps aux galères. » Enfin, à la suite d’un rapport présenté par François de Nantes, l’Assemblée décréta que le département pourrait déporter tout prêtre réfractaire dénoncé par vingt citoyens actifs, après avis conforme du district[2]. Le roi, encore une fois, opposa son veto. La France, en vérité, n’était plus une nation ; c’était une lutte entre deux armées. Le 20 juin et le 10 août décidèrent de la victoire. D’un côté, on demandait la liberté, en aspirant à la domination par la force même du principe catholique, de l’autre, on proclamait la liberté, en imposant un culte par la violence. La Révolution, légitime dans son principe et dans ses aspirations, dégénérait en despotisme, et, dans son aveuglement, transformait ses ennemis en martyrs, elle que le long martyre de la liberté avait faite si grande !

Ces querelles violentes et confuses aboutirent aux massacres de septembre[3]. Personne n’ignore que, dans ces funèbres journées, les prêtres étaient les premières victimes désignées aux assassins. À la Mairie, à l’Abbaye, aux Carmes, à Saint-Firmin, à la Force, on en fit une boucherie. Les nobles et les autres suspects avaient une chance de salut, sur vingt chances de mort ; les prêtres n’en avaient aucune. Un prisonnier sur le point de comparaître devant Maillard et ses compagnons, entendant les cris des massacreurs, les gémissements des mourants, les hourras de la foule, et sentant peut-être l’horreur du sang qui coulait à flots, demande à un ouvrier ce qu’il faut répondre, s’il y a quelque espoir de vivre, d’échapper à la sentence commune. L’autre le regarde, partagé entre la pitié et la haine : « Si tu es prêtre, dit-il, tu es flambé[4]. » Le règne de la Convention commença en quelque sorte le lendemain des journées de septembre. On sait qu’à l’exemple de la Constituante elle voulut promulguer une déclaration des droits de l’homme et qu’elle y inscrivit la liberté des cultes. Elle la réunit, comme cela était naturel et juste, à la liberté de penser et d’écrire. La proposition fut faite le 18 juin 1793 et votée le 23 en ces termes : « Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits. La nécessité d’énoncer ces droits suppose la présence ou le souvenir récent du despotisme[5]. » Ainsi nous voilà bien loin de l’inquisition et de la révocation de l’édit de Nantes, Voltaire, Rousseau, Montesquieu, tous les encyclopédistes ont victorieusement combattu l’intolérance ; ils en ont démontré la cruelle injustice à tous les esprits ; l’Assemblée constituante, héritière de leurs doctrines, armée du pouvoir nécessaire pour les faire passer dans les lois, a décrété successivement l’émancipation des protestants et celle des juifs ; après elle, la Convention, résumant dans une formule plus complète les lois de sa devancière et le principe philosophique de la liberté des cultes, a déclaré solennellement que le libre exercice du culte ne saurait être interdit ; et comme par un élan d’indigaation, sortant des formes graves et froides de la loi, elle a voulu ajouter ces paroles : « La nécessité d’énoncer ces droits suppose la présence ou le souvenir récent du despotisme. » On devrait croire que la conquête est définitive, et que, sur ce point du moins, l’humanité est entrée irrévocablement en possession de son droit et n’a plus aucun péril à redouter ; et pourtant, jamais victoire ne fut plus éphémère. Le principe de la liberté de conscience peut être passé dans la théorie : il n’est pas encore descendu dans les faits. La Convention, et, après elle, la plupart des gouvernements qui se succèdent, en font litière. On pourrait même dire qu’il est fâcheux pour elle d’avoir été si souvent proclamée, puisque ces proclamations réitérées ont été stériles ; car elles servent à endormir ceux qui aiment à se payer de mots. C’est la pire de toutes les hypocrisies, de confesser de bouche un principe qu’on n’a pas dans le cœur.

Le malheur de la Convention est d’avoir eu une philosophie très-libérale et une politique trop souvent oppressive.

Oppressive à ce point que, seule de toutes les tyrannies, elle s’est appelée la Terreur. Nous venons de l’entendre proclamer les droits de la liberté de penser ; ces déclarations souvent réitérées prouvent qu’elle aimait la liberté, qu’elle la souhaitait, qu’elle attendait d’elle seule le salut de la République ; et pourtant, dominée par les événements qui lui paraissaient légitimer l’abus de la force, entraînée peut-être à son insu par un sentiment de vengeance, souvent provoquée par les tentatives contre-révolutionnaires du clergé, elle ne cessa d’entraver la liberté religieuse, jusqu’au moment où elle proscrivit à la fois la religion et ses ministres. Trois mois après son installation[6], nous la voyons passer dédaigneusement à l’ordre du jour sur la pétition de quarante communes des départements de l’Eure, d’Eure-et-Loir et de l’Orne, qui demandaient la liberté du culte catholique et le maintien du traitement de ses ministres. Pour elle, au contraire, elle regrettait que la Constituante, en privant les prêtres insermentés de leurs fonctions, leur eût alloué des moyens de subsistance. Elle limita à mille livres le maximum des pensions pour les ecclésiastiques non employés[7]. Le 18 mars 1793, elle décréta, sur la proposition de Charlier, que quiconque reconnaîtrait un émigré ou un prêtre déporté rentré en France, aurait le droit de l’arrêter et de le faire conduire dans les prisons du département pour être exécuté dans les vingt-quatre heures. Le 23 avril 1793, elle revint sur le décret de l’Assemblée législative qui condamnait tout prêtre insermenté à l’exil, et changea le décret d’exil en décret de transportation. « Ce fut, dit M. de Pressensé[8], l’occasion d’une multitude de meurtres. Les populations fanatisées par les clubs se précipitaient sur le passage des prêtres conduits à la déportation, leur demandaient de prêter le serment civique et trop souvent les massacraient sur leur refus persévérant et héroïque. Parfois on les dépouillait avant de les embarquer, et même on tirait le canon sur les barques qui les emportaient. C’est ce qui arriva au Havre, à Dieppe et à Quillebœuf[9]. » Le voyage des prêtres vers le lieu de leur emprisonnement, en attendant un départ toujours différé, était un long supplice. On peut s’en convaincre par la relation de l’un d’eux qui faisait partie du convoi des réfractaires envoyés en mars 1793 du département de la Nièvre à Nantes. Arrivés dans cette ville, ces malheureux prêtres furent jetés pêle-mêle sur un bateau, exposés aux plus mauvais traitements, et ils seraient morts de faim sans la charité des Nantais. La gangrène se déclara au milieu d’eux… Ils furent enfin conduits à Saint-Nazaire et à Brest, mais non sans que leurs rangs eussent été singulièrement éclaircis par la mort[10]. Le décret du 23 avril ordonnait que les prêtres réfractaires fussent déportés en Guyane. Danton demanda, le 23 juillet, qu’on ne mît pas ce décret à exécution. « Il ne faut pas, dit-il, nous venger du poison que nous avons reçu du nouveau monde en lui envoyant un poison non moins mortel. C’est dans l’empire du Saint-Père qu’il faut concentrer ce méphitisme sacerdotal. » Lacroix proposa qu’on les jetât en prison et qu’on leur fît gagner leur vie par de rudes travaux. Robespierre insista, sur l’exécution du « sage décret » qui éloignait du sol français la peste contagieuse des prêtres fanatiques, « On oublie, dit-il, que, s’ils restent en France, une sédition contre-révolutionnaire pourrait à chaque instant les délivrer et lâcher au milieu de nous ces bêtes féroces. » Le renvoi au comité de législation fut décidé, mais la mise à exécution du décret de transportation fut rendue impossible par la pénurie d’argent et par la guerre. Les prêtres réfractaires furent entassés sur les pontons, ou envoyés en masse à l’échafaud. À Lyon, Collot-d’Herbois en fit condamner à mort en un seul jour cent vingt. Lebon, à Arras, versa leur sang à flots, et ils figurèrent en grand nombre dans les noyades de Nantes. Les prêtres ne furent pas plus épargnés dans les années qui suivirent. La haine se relâchait pour tous les ennemis de la Révolution, mais non pour eux. Lors même que les ordres donnés étaient moins sévères, les agents subalternes trouvaient moyen de les aggraver, d’inventer des tortures. Un convoi de prêtres condamnés à la déportation traversait Limoges, en 1794. Épuisés par le chagrin, les privations et la fatigue, ils se traînaient péniblement dans les rues sous le fouet de leurs conducteurs et les huées de la foule, quand on eut le courage de faire passer devant eux un porc mitré, suivi d’une procession d’ânes affublés de vêtements sacerdotaux. Pendant toute la route jusqu’à Rochefort, ils furent conduits et traités comme des galériens. C’est au bagne de Rochefort, confondus avec les forçats, qu’ils attendirent le moment d’être jetés sur les pontons. Là on demanda à leurs corps exténués par la fatigue et par la faim, plus de travail qu’ils n’en pouvaient fournir. Le scorbut se mit parmi eux. Il en restait encore soixante-seize de vivants, sur cent quatre vingt-sept qu’on y avait jetés l’année précédente, quand l’évêque Grégoire déroula, devant l’indifférence de la Convention, ce lugubre tableau. « Je croyais, lui répondit Legendre, que nous étions assez avancés en révolution pour ne plus nous occuper de religion[11]. » La révolution ne fut pas moins cruelle pour les religieuses. La Législative avait toléré les couvents de filles vouées à l’enseignement ou au soulagement des pauvres : la Convention leur imposa le serment[12], ce qui, dans la situation des esprits, équivalait à les supprimer. Le 3 octobre, elle renouvelle, sous une autre forme, son décret du 26 mai 1792 portant que tout prêtre déporté, rentré en France, serait exécuté dans les vingt-quatre heures ; seulement le nouveau décret ne parle pas de prêtre déporté, mais de prêtre sujet à la déportation. La déposition de deux témoins, attestant l’identité, suffisait pour les envoyer à la mort. Les malheureux se pourvoyaient en cassation, attendant tout du temps : un décret du 27 février 1794 porte que les sentences contre les prêtres seront sans appel.

Le mouvement de réaction qui eut lieu après la chute de Robespierre aurait dû donner quelque répit aux prêtres réfractaires. Il y eut même un décret pour leur rendre les biens confisqués à l’époque des déportations en masse. Mais le retour aux mesures de rigueur fut presque instantané. La Convention prononce, le 28 vendémiaire an II (19 octobre 1793), la peine de mort contre les prêtres déportés qui rentrent. Pour l’application de cette peine, il suffit que deux témoins attestent que le prévenu était sujet à la déportation. C’est le décret du 3 octobre, du 18 mars : la Convention se répète ; mais il y a chaque fois un perfectionnement. Si le prévenu communique le procès-verbal de la prestation de serment, l’accusateur public est autorisé à faire preuve, par pièces ou par témoins, que l’accusé a rétracté son serment ou a été condamné à la déportation pour cause d’incivisme. Les prêtres réfractaires demeurés en France et non déportés, tenus de se présenter dans la décade au directoire du département pour être immédiatement embarqués. Peine de mort contre ceux qui ne se présenteraient pas ; les receleurs, punis comme complices et de la même peine. Les sexagénaires et les infirmes condamnés, par faveur, à la réclusion : s’ils s’échappent, peine de mort.

Je sais ce que l’on peut alléguer pour la défense de la Convention. Il y a, dit-on, des circonstances fatales où la force des principes doit céder devant le péril imminent. De même qu’il est permis à l’individu de se faire homicide dans le cas de légitime défense, ne peut-il être permis à l’État d’oublier un moment la liberté quand il s’agit de son existence même ? Rome, qui était jalouse de ses droits, avait pourtant établi la dictature pour les circonstances extrêmes. Voilà ce que l’on dit, et l’on ajoute encore que quand les institutions d’un peuple ne sont pas complètes, quand elles sont trop jeunes pour être passées dans les mœurs, il a besoin du despotisme pour devenir capable de la liberté. Mais ces principes, il faut l’avouer, ne s’appliquaient pas à la liberté des cultes, contre laquelle la Convention avait des lois répressives : et d’ailleurs, malgré leur apparence de sagesse, l’histoire de tous les temps les rend suspects. Le despotisme n’a pas le droit de se présenter comme la condition d’une liberté future. Il ne fonde pas les institutions de la liberté contre lui-même. Il ne songe qu’à durer, comme tout gouvernement, et non pas à abdiquer. Il accoutume les âmes à servir : mauvais moyen de les rendre capables de la liberté. C’est dans les essais de la liberté que la liberté se forme, à ses risques. Jamais Washington n’a senti le besoin d’être un tyran. La Convention pouvait punir les prêtres qui complotaient contre elle ; mais elle ne pouvait pas, sans se démentir elle-même et sans faire abus de la force, proscrire ou imposer un culte

À ne considérer, dans l’œuvre de la Convention, que ses déclarations théoriques en faveur de la liberté des cultes, on pourrait dire avec vérité que ces déclarations, si souvent répétées et si souvent démenties, n’étaient pas complètes. En effet, la Convention consacrait comme un droit le libre exercice des cultes ; mais elle ne parlait pas de l’égalité des cultes, ou du moins elle n’en parlait pas dans ses décrets. Cette distinction paraît subtile, et elle ne l’est pas. Si les cultes ne sont pas traités par le pouvoir public avec la plus parfaite égalité, ils ne sont pas libres. L’existence d’un culte privilégié nuit à la liberté des autres. Quand le droit n’est pas égal, il n’est plus le droit. Ce sentiment d’égalité entre les cultes, longtemps étranger à l’assemblée, se trouve peut-être pour la première fois dans les décrets qui abolirent le budget des cultes[13], et qui furent rappelés en ces termes dans l’article 354 de la Constitution de 1795 : « Nul ne peut être empêché d’exercer, en se conformant aux lois, le culte qu’il a choisi[14]. — Nul ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d’un culte. La République n’en salarie aucun. »

Au surplus, je ne veux pas introduire ici la question si controversée du budget des cultes[15]. Il y a deux choses dans cet article 354 : la suppression du budget des cultes, et l’égalité de tous les cultes. C’est ce second point qui est véritablement important, car il est un principe ; l’autre n’a qu’une valeur politique. Il faut qu’aucun culte n’ait de budget, ou qu’ils aient tous un budget. Des cultes salariés et des cultes non salariés, dans un même État, cela ne se peut ; car ce serait, au fond, la constitution d’un privilège ; donc un déni de justice, c’est-à-dire le contraire de la liberté. Où est la différence entre un culte salarié ou un culte reconnu ? Qu’est-ce, au contraire, qu’un culte non salarié, dans un pays où l’on salarie les cultes, sinon un culte toléré et non reconnu ? Or, un culte toléré n’est pas un culte libre. On ne peut pas accepter une tolérance quand on a un droit.

Le Directoire ne se montra guère plus clément que la Convention. Un décret du 17 floréal an IV, célébré partout comme une preuve de douceur et d’humanité, substitua à la peine de mort, la déportation à Sinamari, Le même décret rappelant une mesure de la Convention[16] exemptait des peines prononcées antérieurement les ecclésiastiques mariés et ceux qui n’avaient pas dix-huit ans accomplis au mois de mars 1793. Je n’aime pas cette exemption des prêtres mariés. Le comble de la persécution, ce n’est pas de tuer le fidèle ; c’est de récompenser l’apostat. Ce long et fastidieux catalogue de décrets homicides nous a conduits jusqu’au 18 brumaire. Il y avait encore à cette date des prêtres réfractaires en France, malgré les condamna- tions en masse par décrets, malgré le tribunal révolutionnaire et les bourreaux de septembre.

Mais remontons à la date de la Constitution civile du clergé, et voyons ce que devenait le clergé officiel, le clergé protégé, tandis que les insermentés remplissaient les prisons et se succédaient sans relâche sur les échafauds.



  1. M. de Pressensé, loc. cit., p. 224, sqq.
  2. 26 août 1702.
  3. 2-3 septembre 1792.
  4. Bûchez et Roux, Histoire parlementaire, l. XVIII, p. 118.
  5. Séance du 23 juin 1793.
  6. 11 janvier 1793.
  7. 27 septembre 1702.
  8. Loc. laud., p. 250, sq.
  9. Barruel, t. II, p. 318-325.
  10. Histoire du clergé de France sous la Révolution, t. II, p. 202 sq. Relation de François Moreau.
  11. 24 frimaire.
  12. 12 vendémiaire an II (3 oct. 1793).
  13. 7 fructidor an II (24 août 1794).
  14. Notons ici qu’après le coup d’État du 18 fructidor, le Directoire fut investi du pouvoir de déporter arbitrairement les prêtres qui seraient censés troubler la tranquillité publique, a La loi qui rappelle les prôlres déportés est rapportée, dit le Moniteur du 20 fructidor an V(no 350). La ici du 26 vendémiaire an IV sur la police des cultes sera exécutée ; on substituera au serment qu’elle ordonne, celui de haine à la royauté et à l’anarchie, attachement et fidélité à la République et à la Constitution de l’an III. Tout fonctionnaire public, civil ou militaire, qui ne fera pas exécuter ponctuellement les dispositions ci-dessus à l’égard des prêtres et des émigrés sera puni de deux ans de fers. »
  15. Voy. ci-après, 4e partie, ch. III.
  16. 25 brumaire an II (15 nov. 1793).