La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/1.XV

Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 91-95).


CHAPITRE XV.

La Ligue.


Depuis le moyen âge, le pape ne se regardait pas seulement comme le premier pontife de la religion, mais comme le représentant et le vicaire de Dieu sur la terre. De là à la monarchie universelle, il n’y avait qu’un pas ; le pape le franchit en théorie, et ne manqua pas une occasion de conformer autant que possible la pratique à la théorie. Il délia les sujets du serment de fidélité, ôta et donna des couronnes, prit avec les rois des airs de maître, quand les rois voulurent bien se laisser faire. Les théologiens et les prédicateurs ne cessèrent d’affirmer cette monarchie universelle qui, en soumettant tous les rois au pape, semblait ne les soumettre qu’à Dieu. Lorsque Panigarolle prêcha devant Charles IX, un mois après la Saint-Barthélemy, son sermon, apologie enthousiaste de la royauté et du pouvoir royal absolu, concluait à la suprématie du pape qu’il élevait au-dessus de tous les rois du monde, sopra tutti i regi del mondo ; et ce n’était que de la logique[1]. On parlait ainsi au roi de France dans son propre palais ; et on ne tarda pas à lui faire entendre que s’il ne gouvernait pas au gré du saint-siége, on trouverait des moyens de l’y contraindre, fallût-il pour cela soulever contre lui ses propres sujets.

Qu’il y eût, sous ces prétentions religieuses, des passions et des intérêts politiques, les Guises cherchant une couronne, le roi d’Espagne rêvant la domination du monde catholique, quelques citoyens, dégoûtés des folies et des cruautés de leurs maîtres, et se demandant déjà si la présence d’un tyran est, pour un peuple, une condition de vie ou une cause de mort, cela n’empêche pas que tous les ambitieux se cachèrent sous le prétexte religieux, que l’Église dirigea la guerre d’action et la guerre de paroles, et que tous les partis, unis dans leurs colères, divisés seulement par leurs espérances, s’accordèrent à proclamer que l’autorité temporelle dépendait de l’autorité spirituelle, et que l’Église était la maîtresse des rois.

L’Église ne tarda pas à traiter le roi de France en maîtresse et en maîtresse irritée. Le curé de Saint-Gervais, Guincestre, appelle Henri III empoisonneur et assassin, et déclare « qu’on ne lui doit plus rendre obéissance. » Ce sermon, prêché devant une grande foule, est du 29 décembre 1588. Peu de temps après, le même Guincestre raconte en chaire « la vie, gestes et faits abominables de ce perfide tyran, Henri de Valois[2]. » Boucher, curé de Saint-Benoît, qui avait été recteur de l’Université, écrit un livre intitulé : La vie et faits notables de Henry de Valois tout au long sans en rien requérir, où sont contenus les trahisons, perfidies, sacrilèges, exactions, cruautés et hontes de cet hypocrite et apostat. « C’est un tyran, dit-il, tout le monde a le droit, le devoir de le tuer[3]. » La faculté de théologie avait proclamé la déchéance du roi. Une procession immense (cent mille personnes, disent les mémoires du temps) parcourut Paris en criant : « Dieu, éteignez la race des Valois[4]. » Les moines s’armaient, couraient la ville avec des casques et des hallebardes, passaient des revues. La Satire Ménippée, qui raconte ces saturnales, n’exagère rien ; c’est de l’histoire. « M. Roze, naguère évêque de Senlis, et maintenant grand-maître du collège de Navarre et recteur de l’Université, fit dresser l’appareil et les personnages par son plus ancien bedeau. La procession fut telle : Ledit recteur Roze, quittant sa capeluche rectorale, prit sa robe de maître es arts avec le camail et le roquet, et un haussecol dessus : la barbe et la tête rasées tout de frais, l’épée au côté et une pertuisane sur l’épaule : les curés Amilthon, Boucher et Lincestre, un petit plus bizarrement armés, faisaient le premier rang ; et devant eux marchaient trois petits moynetons et novices, leurs robes troussées, ayant chacun le casque en tête dessous leurs capuchons et une rondache pendue au col, où étaient peintes les armoieries et devises desdits seigneurs… Entr’autres y avait six capuchins ayant chacun un morion en tête et au-dessus une plume de coq, revêtus de cottes de mailles, l’épée ceinte au côté par-dessus leurs habits, l’un portant une lance, l’autre une croix, l’autre un épieu, l’autre une arquebuze et l’autre une arbaleste, le tout rouillé, par humilité catholique ; les autres presque tous avaient des piques qu’ils branlaient souvent par faute de meilleur passe-temps, hormis un feuillant boiteux qui, armé tout à cru, se fesait faire place avec une espée à deux mains et une hache d’armes à sa ceinture, son bréviaire pendu par derrière ; et le faisait bon voir sur un pied faisant le moulinet devant les dames *. » Ces comédies burlesques suivaient de près la Saint-Barthélémy ; ces capucins en cuirasses avaient fait l’apologie de Jacques Clément ; chaque jour, dans leurs prônes, ils poussaient à l’assassinat et aux massacres ; ils tiraient leur coup de pistolet au besoin, ou, se faisant chefs de bandes, ils menaient les meurtriers, la nuit, jusqu’au

Éd. de 1664, p. 48 sqq. chevet de leurs victimes. Quand Brisson, président du parlement, ligueur violent, mais trop modéré aux yeux des meneurs, fut pendu dans une salle basse de la Bastille, c’est qu’il avait été désigné pour la mort par le prédicateur Julien Pelletier, un des seize : « Il faut jouer des couteaux, avait dit Pelletier[5]. » Le conseiller Larcher partagea son sort. Aubry, curé de Saint-André des Arcs, avait réclamé, du haut de la chaire, la tête du conseiller Tardif. On ne le trouva pas en même temps que le président Brisson. Le curé de Saint-Cosme, Amilthon, avec une troupe de prêtres, alla l’arracher de son lit, où il gisait malade, venant d’être saigné, et le livra aux bourreaux[6] La fureur redoubla à l’avènement de Henri IV[7] et surtout quand il se fut converti, en donnant lui-même le sens de sa conversion et de toute sa vie par ce mot célèbre : Paris vaut bien une messe. Le pape ayant reçu en grâce cet ancien chef des huguenots devenu roi très-chrétien, ne fut pas à l’abri de leurs injures[8]. Ils continuèrent, après la capitulation de Paris, à faire la guerre dans leurs chaires, ne pouvant plus la faire dans la rue. Henri IV fut obligé de recourir à la violence pour les faire taire. Il rendit un édit qui condamnait les prédicateurs coupables d’injure envers le roi à avoir la langue percée d’un fer chaud[9].



  1. Ch. Labitte, les Prédicateurs de la Ligue, p. 40
  2. Labitte, les Prédicateurs de la Ligue, p. 45.
  3. Ib., p. 89.
  4. Labitte, II., p. 45.
  5. Palma Cayet, Chronologie novenaire, coll. Petitot, liv. I, t. LX, p. 364.
  6. L’Estoile, Journal de Henri IV, p. 68, 69.
  7. Voici un passage d’un sermon d’Aubry, prêché le 15 avril 1594 : « Mes amis, si jamais ce méchant relaps et excommunié entre dans Paris, il nous ostera notre saincte messe, fera de nos églises des estables à ses chevaux, tuera nos prestres et fera de nos ornements des chausses et livrées à ses pages. Cela est si vrai comme est vrai le Dieu que je vais manger et recevoir. » Le même Aubry, qui était curé de Saint-André des Arcs, fit une procession pour « prier M. Sainct Jacques, le bon sainct, de donner de son bourdon sur la tête à ce diable de Béarnois et de l’escrazer là devant tout le monde. » — « Je voudrais, disait Boucher, l’estrangler de mes deux mains. » Il raillait sa conversion, mettant le doigt sur la plaie : « On l’a vu en la mesme heure huguenot, et en la mesme catholique ! et puis le voilà à la messe ! et sonne le tambourin ! Vive le roy ! » — « C’est un paillard, disait-il encore, un relaps, un sacrilège, un brûleur d’églises, un corrupteur de nonnains, sanguinaire, félon, excommunié, violateur des lois divines et humaines. » — « Qu’on aiguise les poignards, » s’écriait un cordelier. — « C’est un blasphème de penser que le pape absolve le Béarnais, disait un Jésuite ; quand un ange descendrait pour me dire : « Reçois-le, » l’ambassade me serait fort suspecte. » Et le cordelier Garin ajoutait, en pleine chaire : « Il croit à Dieu comme à ses vieux souliers. Ne se trouvera-t-il pas un honnête homme qui le tue ? »
  8. Ch. Labitte, II. p. 85 sqq.
  9. Isambert, Anc. lois fr., t. XV, p. 102 sq.